Interview de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, à Europe 1 le 30 juin 2008, sur les priorités de la présidence française de l'Union européenne, le projet d'Union pour la Méditerranée et la situation au Zimbabwe.

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.-

J.-M. Dhuez : J.-P. Elkabbach, vous recevez B. Kouchner.

Et on le reçoit avec intérêt, puisque, à 23 heures, la Tour Eiffel va prendre les couleurs et les étoiles de l'Europe. L'illumination annonce les six mois de présidence française de l'Europe. Alors B. Kouchner, bonjour.

Bonjour.

C'est vous qui allez éclairer la Tour Eiffel avec votre collègue de Slovénie. Vous allez le chercher...


Oui, Dimitri Rupel, je vais le chercher, et je vais en Slovénie pour qu'il me passe le témoin, si j'ose dire, le flambeau, enfin, bref, la présidence...

L'illumination sera transmise en direct dans toute l'Europe, est-ce que c'est une chance, un privilège ou un symbole de ce qui va être fait pendant six mois ?

D'abord, c'est une chance pour moi, certainement un privilège pour Dimitri Rupel et moi-même. C'est le passage de la présidence slovène à la présidence française, c'est une très, très grosse responsabilité. Je crois qu'il faudra agir là où on ne nous attend pas, dans l'Europe sociale en particulier, et je crois qu'il faudra être modeste et déterminé, tacher d'être efficace dans une Europe qui n'est plus évidente pour les peuples, et donc, tenter, dans les priorités françaises, d'être au plus près des propositions, des préoccupations, voire des angoisses des Européens...

A quoi ressemble...

Mais qu'elles n'ont pas à s'angoisser par rapport au reste du monde, mais qui semblent en panne d'espoir et en panne de projets...

Justement, les Européens, malgré ou à cause du non irlandais, attendent beaucoup des six mois français de l'Europe. Il y a la hausse folle du pétrole, des prix des produits alimentaires, du niveau de vie, de l'inflation, de toutes les incertitudes, vous dites : on va être concret, on va être proche des gens ; que peuvent-ils attendre de Paris et des Européens à Paris ?

Eh bien, ils peuvent attendre... d'abord, il faudra leur dire la vérité, ils peuvent peut-être attendre la vérité, le prix du pétrole n'est pas prêt de baisser, il faut vivre avec, donc vivre de façon différente, mais il faut protéger certainement les catégories de travailleurs qui sont les plus en peine, et certaines dans un malheur profond.

Il faut leur dire que la croissance ne monte pas ou qu'elle montera moins que prévu...

Ce n'est pas seulement la croissance, il faut les protéger contre ces prix excessifs, il faut essayer de combattre la spéculation, il faut essayer de savoir si on peut produire plus, ce qui a été tenté la semaine dernière, sans grand succès, et il faut aussi changer notre façon de voir l'avenir. Il faut que nous soyons... tout ça, c'est la peur de la globalisation. Or, l'Europe est une chance pour les Européens de mieux se sortir de la globalisation, d'être plus positif, d'être plus compétitif que la recherche, la recherche, c'est capital pour dépasser les autres, or c'est une compétition permanente, c'est ça qu'il faudra faire comprendre, partant des préoccupations des gens, et les prenant par la main pour leur montrer les réalisations de l'Europe, qui sont très encourageantes par rapport au reste du monde...

C'est-à-dire que vous allez montrer des réalisations...

Le monde est un concurrent permanent...

Des réalisations européennes...

Mais oui...

Ici, vous allez le montrer pendant les six mois...

Eh bien, par exemple sur l'énergie, nous allons essayer de travailler pour qu'il y ait, disons une considération - il faut être pas trop prétentieux - une considération européenne de l'énergie ; sur le gaz, qui nous importe à tous, et avec... vous savez, chaque pays négocie avec la Russie, et il devrait y avoir une considération commune, et il devrait y avoir un soutien. Par exemple, on partage l'électricité, vous le savez : quand un pays n'a pas assez d'électricité, le pays voisin, et nous, qui avons du nucléaire qui fonctionne bien, nous partageons souvent, eh bien, il faudrait aussi partager le gaz, qu'il y ait une préoccupation commune, dans l'urgence comme dans le quotidien, voilà, ça donnerait à l'Europe une sûreté et surtout, une vision collective de ce qui est...

La France a mis en avant quatre priorités, B. Kouchner, la PAC...

Oui, le bilan de la PAC...

...Le pacte sur l'immigration, et il paraît qu'en Espagne, à Saragosse, entre monsieur Fillon, Hortefeux et monsieur Zapatero, ça n'a pas trop bien marché, mais ça veut dire que c'est une étape ou c'est fichu, sur ce plan-là ?

Monsieur Elkabbach, il faut bien se dire que l'Europe, ça ne marche pas tout de suite, il faut convaincre les gens. L'Europe, c'est un exercice contre l'arrogance. L'Europe, c'est un exercice contre soi-même. L'Europe, c'est quelque chose qui doit convaincre les uns et les autres, et arriver, sinon à un consensus, à une énorme majorité. Alors, pour le moment, en effet, avec les Espagnols, qui sont très proches de nous, avec qui on travaille tous les jours, eh bien, il y a des divergences, s'il n'y avait pas de divergences, mais ce serait le stalinisme, quoi. Donc évidemment, il y en a, et nous y parviendrons, nous aplanirons les divergences, et il y aura un pacte de l'immigration. Ça c'est une préoccupation qui est une préoccupation sociale également parce qu'il faut bien traiter les immigrés, parce que finalement, nous, la France, nous les traitons souvent bien mieux que les autres, et donc il faut essayer d'harmoniser cela ; je pense que ce sera...

Mieux intégrer les immigrés en situation régulière, c'est ça... ?

Oui, et mieux traiter les immigrés en situation irrégulière, bien entendu...

Qui sentez-vous à vos côtés pour réussir : la chancelière Merkel, par exemple ?

Je crois franchement que sur cet aspect de l'immigration, tout le monde sera à nos côtés et (...) et convaincus.

Les Allemands...

Nous avons tous les mêmes problèmes...

... Un rapprochement de la France avec la Grande-Bretagne de G. Brown aussi...

Mais attendez, de quoi vous parlez, on parle d'immigration ou de la politique en générale ?

Non, de l'ensemble, de l'ensemble...

Ah ben, attendez, c'est différent. Bien sûr que le moteur franco-allemand, comme on dit, l'entente franco-allemande, le tandem franco-allemand est tout à fait nécessaire, il n'est pas suffisant, mais il est nécessaire. Du côté de l'Angleterre, nous avons des perspectives formidables, l'Angleterre a ratifié le traité de Lisbonne à toute allure, pour être présente au Conseil des ministres, l'ayant ratifié, alors que l'Irlande venait de dire non...

On fait de l'explication avec vous sur l'Europe, il y a, parmi les quatre priorités, la défense de l'Europe.



Oui. Très important.

Qu'est-ce qui peut progresser pour une Europe de la Défense au cours de ces six mois ?

Le président de la République l'a dit très clairement - évidemment, on ne l'a pas retenu comme ça, puisqu'on déforme souvent ses propos - : nous ne rentrerons dans le tout petit carré qui nous manque, dans l'OTAN, auquel nous participons, toutes les opérations, c'est le Kosovo, c'est l'Afghanistan, nous y sommes sous drapeau des Nations unies et de l'OTAN, qui met en oeuvre les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce n'est pas une machine de guerre contre un pacte de Varsovie évanoui, l'OTAN. Eh bien, nous irons, nous rentrerons complètement dans un endroit où on fait simplement les plans stratégiques, le reste, nous y sommes déjà... Que si... Que si la défense européenne progresse. Alors le « que si » est capital, ça a été prononcé devant les 3.500 militaires de la porte de Versailles.

Et le « que si » demeure, parce qu'on a pensé que la condition, elle avait été complètement oubliée ou négligée au passage. Qui ? Eh bien, qui ? Tout le monde, au bout d'un certain temps, on ne parlait plus des conditions, on disait : on y va.

Non, mais parce que, ce qui intéresse, en gros, dans l'actualité, c'est quand même quand ça ne va pas. Alors quand on dit les choses précisément, et nous l'avons dit à Bucarest en votant - comme vous vous en souvenez peut-être - contre les Américains, il y a une Europe, elle doit exister, cette Europe, il y a 21 pays européens qui sont dans l'OTAN...

B. Kouchner...

Donc, il faut européaniser l'OTAN, et une des bonnes façons, c'est de dire ce qu'on va faire pour une défense européenne, c'est-à-dire plus... il n'y aura pas d'armée européenne, Monsieur Elkabbach, pas du tout, mais il y aura une possibilité d'agir ensemble plus fréquemment, de s'entraîner ensemble, d'avoir un centre de décisions à Bruxelles. Nous avons préparé et réussi au Tchad la plus grande opération de la politique extérieure de l'Union européenne. Elle marche, elle protège les déplacés au Tchad, c'est un exemple.

Dans un instant, vous allez recevoir, en sortant d'ici, au Quai d'Orsay, les candidats, les correspondants à Bruxelles de la presse mondiale. Peut-être vont-ils vous poser une intéressante question : N. Sarkozy - écoutez bien - saura-t-il devenir un grand président européen détaché des intérêts à court terme de la France ? Est-ce que pendant ces six mois, il pourra être encore beaucoup plus européen, je n'ose pas dire que français, parce que les deux sont liés, mais beaucoup plus européen ?

Eh bien oui, mais c'est ce que je vous ai dit, c'est toujours contre soi-même, c'est difficile, il faut que les idées que l'on reçoit ou les idées qu'on croit évidentes, les idées dont nous sommes sûrs se marient avec celles des autres, sinon, ça ne marche pas ; oui, il faut être européen, sans oublier les intérêts français, car les intérêts français font partie de l'Europe. Mais c'est très difficile, c'est une gymnastique intellectuelle difficile.

Il faut s'habituer aux habits neufs de la modestie française. Alors, et l'Union...

J'ai dit : modestie et efficacité, je dis : modestie...

Et l'Union pour la Méditerranée, l'Union pour la Méditerranée...

Oui, modestie et détermination. L'Union pour la Méditerranée c'est une grande idée française, qui complète le processus de Barcelone...

Vous voyez que vous n'êtes plus modeste : une "grande idée française" acceptée maintenant par tous les Européens...

Oui, mais attendez, si vous aviez écouté, mais vous n'avez pas écouté, juste après, j'ai dit : qui complète le processus de Barcelone, qui a été lancé il y a quinze, seize ans, pour les mêmes raisons, mais qui était sans projet. Mais ces processus de Barcelone, l'Union pour la Méditerranée, j'espère que le 13 juillet, il y aura quarante-sept chefs d'Etat à Paris sur des projets qui intéressent tout le monde. Qu'est-ce que c'est l'Union pour la Méditerranée ? C'est un peu élever le débat par rapport aux institutions, par rapport aux tatillons et aux boulonnages de l'Europe quotidienne, auxquels personne ne comprend rien, n'est-ce pas, mais c'est de se dire : un pont entre les civilisations...

Parmi les quarante-sept Etats...

... est nécessaire, la religion musulmane, une économie de pays en difficulté, entre l'Europe, riche encore, mais craintive parce qu'elle va perdre quelques avantages...

C'est pour ça qu'il faut aller vite...

C'est ça, l'Union pour la Méditerranée...

C'est pour ça, B. Kouchner, qu'il faut avoir A. Bouteflika, l'Algérien, B. El Assad, probablement...

Mais ne faites pas l'agence de voyages tout seul. Ils viendront s'ils voudront, et j'espère que tous ceux-là...

C'est monsieur Guéant qui fait l'agent de voyages, il est allé convaincre...

Laissez monsieur Guéant...

...Kadhafi, qu'il a rencontré à Tripoli. Est-ce qu'il vient Kadhafi à Paris ?

Je ne crois pas, non...

Non ?

Non.

Il a maintenu son non ?

Eh bien, il a maintenu son non, personne ne l'a trop sollicité, apparemment, il ne vient pas, il n'était pas venu non plus au processus de Barcelone.

Alors la France, au nom de l'Europe, est-ce qu'elle peut favoriser la médiation entre Israël et la Syrie, entre Israël et les Palestiniens, entre Israël et le Hezbollah ?

Je l'espère grandement, je crois que c'est l'heure de l'Europe, et en particulier de la France, qui va présider tout à fait... c'est bienvenu, parce que sont ces six mois où finalement les Américains, changeant d'administration, et ayant peu réussi un certain nombre d'exercices sur lesquels ils comptaient, seront en position d'écouter l'Europe. Ce sera notre tâche, celle de la présidence française, de leur donner une feuille de route, comme on l'a dit souvent, aussi bien au Moyen-Orient, où ça a été un vrai... enfin, une vraie fierté d'entendre le président de la République qui, des deux côtés, Israël et Palestine, était écouté et cru...

Ça, ça vous a frappé...

Il y a eu un sentiment...

Ça vous a frappé, quand vous en parlez, vous levez les yeux au ciel comme une imploration.

C'est ça la politique, ce n'est pas simplement de s'intéresser aux institutions, encore une fois opaques. Non, c'est ça la politique, c'est d'aller dire à des gens qui se battent depuis tant d'années que, ils ont des intérêts communs en comprenant chacun des problèmes, et chez les Palestiniens, parce que c'était le problème de la colonisation, et chez les Israéliens parce qu'il fallait décider, il faut saisir la paix par les cheveux pendant qu'elle passe...

Là, elle passe ?

En tout cas, je crois que ça a été très bien compris, il y a dans la région tout un vent de paix qui arrive entre la Syrie et les Israéliens, les Israéliens qui nous ont félicités d'avoir invité B. El-Assad ; entre le Hezbollah finalement, parce qu'il accepterait peut-être, on l'a vu hier, de rendre les deux soldats israéliens contre les prisonniers ; entre le Hamas, par l'intermédiaire des Egyptiens et Israël pour que, à Gaza, la situation insupportable...

Donc à Paris, il peut y avoir des discussions entre eux ?

Je l'espère, mais ce n'est pas obligatoire. Nous espérons que, oui, se créera un courant nécessaire, et que les gens... autour de la même table, il y aura tout le monde de toute façon, et puis, s'il peut y avoir des rencontres, ce sera vraiment très bienvenu...

On va aller sur le continent africain quelques instants. Au Zimbabwe. R. Mugabe s'est fait réélire président de la République. Tout le monde, y compris l'ONU, dénonce cette mascarade tragique et illégitime. Qu'est-ce qu'il est possible de faire, vous, avec votre ancien droit d'ingérence ?

D'abord, eh bien, justement, c'est une régression du droit d'ingérence, c'est une pitié que de voir maintenant au contraire de ce que nous avions essayé de contrebattre, chacun ses morts, et vous n'avez pas le droit de toucher à mes morts, et vous n'avez pas le droit de toucher à mes exactions, et vous n'avez pas le droit de toucher à mes glissades de la démocratie et à mes meurtres, eh bien, non, nous pensons toujours, et nous allons tenter de reprendre la main sur ce chapitre cruel. Nous pensons que, au-dessus des souverainetés d'Etat, se trouvent les Droits de l'Homme, qu'au-dessus des souverainetés d'Etat, il y a la souffrance des uns et des autres, qu'ils soient noirs ou blancs...

Est-ce qu'il faut des sanctions pour Mugabe ?

Des sanctions, nous y pensons, bien sûr, il y en a déjà des sanctions, et en particulier, européennes, personne ne le savait, je ne pense pas que ce soit très utile, mais je crois qu'il faut agir pour que l'illégitimité de ce Gouvernement ne soit pas masquée en quelques semaines ou en quelques mois. Il n'y a pas eu d'élection, il y a eu des meurtres, il y a eu des exactions terribles ; ce n'est pas parce qu'elles sont africaines qu'il ne faut pas les dénoncer. Vous me direz que ce n'est pas parce qu'elles sont européennes qu'il ne faudrait pas les dénoncer, certes, mais justement, maintenant...

Non, il faudrait que les Africains les dénoncent eux-mêmes...

Chacun ses morts, ça suffit !

Que les Africains les dénoncent eux-mêmes !

Les Africains les dénoncent eux-mêmes, il y a des progrès, en ce moment, ils sont réunis à Charm El Cheikh, il y a des complicités dans la région...

Mais il y a Mugabe, il y a Mugabe...

Il y a Mugabe qui est complètement illégitime et qui est un homme qui n'est pas fréquentable.

Est-ce que vous souhaitez que vos amis, et anciens amis socialistes s'associent à tout ce qui va être fait pour faire avancer l'Europe, B. Kouchner ?

Bien sûr, le plus possible, d'ailleurs, je viens de faire un dialogue avec E. Guigou. Il y a des gens au Parti socialiste qui ne pensent pas seulement à mettre sur le haut de la pile leur contribution s'ajoutant à toutes celles que je ne comprends déjà plus.

Ils devraient craindre O. Besancenot ou pas ?

O. Besancenot est un homme qui est déterminé, simple, sympathique, jeune, ça change, et puis il a l'air de croire à ce qu'il dit. Alors ça aussi, ça change. Alors, il y aura à la gauche du parti, comme c'est vrai en Allemagne d'ailleurs, un courant légitime, puisqu'il est un courant populaire, mais sur lequel, je ne partage... enfin, je ne partage pas du tout le courant anticapitaliste et ses fausses certitudes. Mais il est vrai que c'est un danger pour eux, pas pour moi. Ça, c'est la démocratie...

Restez sur l'Europe et l'international, dernière question...

Bah, attendez, vous m'interrogez sur autre chose, et tu me dis : restez sur l'Europe ! Alors qu'est-ce qu'il faut que je fasse ! Je change de siège...

Les Jeux olympiques, c'est dans un mois et demi, est-ce que vous voulez que le président de la République soit présent à Pékin, maintenant ?

C'est à lui de décider, moi, je n'y serai pas.

Parce que vous n'êtes pas invité, oui, oui, non, mais si vous étiez invité, vous...

Non, c'est à lui de décider, ne me cherche pas, enfin, mais à mon avis, il va décider assez vite, mais nous n'avons pas pu la dernière fois, avec le non irlandais - ce qui a évidemment constitué le centre de la discussion au Conseil européen - nous n'avons pas pu en parler, mais il a décidé de consulter les vingt-six autres pays, et il prendra sa décision.

Bonne journée. Merci d'être venu.

Bonne journée à vous, Monsieur.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 30 juin 2008