Texte intégral
Une des tâches majeures de notre politique étrangère, et l'opinion a raison d'y insister, est de contribuer au renforcement de la démocratie dans le monde. Là où elle existe, la démocratie s'est construite, par étapes successives, souvent difficiles ; elle a été marquée par des avancées et des reculs ; elle a marché de pair avec des transformations générales économiques, sociales et culturelles ; elle a résulté d'un progrès général, d'un processus, la démocratisation, qu'elle a à son tour stimulé, et presque jamais d une conversion imposée de l'extérieur ou d'une métamorphose instantanée. Et même dans nos pays, la démocratie peut être perfectionnée, tant le processus démocratique est par nature inachevé. Comment alors contribuer à ce processus ? Car raisonner en termes de processus ne veut pas dire se résigner au statu quo, c'est être actif. C'est pourquoi la politique étrangère française ne se contente pas de prendre position pour la démocratie mais agit pour alimenter la dynamique de démocratisation dans le monde.
Au fond, qu'est-ce que la démocratie ? D'un point de vue politique, c'est l'adhésion à des principes - comme la faculté de choisir librement des représentants, la liberté d'expression ou la liberté d'association. C'est aussi un certain nombre d'institutions - les pouvoirs publics et leurs composantes : administration, police, tribunaux - qui garantissent la mise en uvre de ces principes et leur respect. C'est encore la protection contre l'arbitraire, l'injustice et l'oppression, politiques, sociales ou économiques. Ainsi est-il illusoire d'espérer que la démocratisation puisse progresser dans des pays où règne l'insécurité. Or, il y a aujourd'hui plus de trente conflits ouverts dans le monde. Même hors des situations de guerre, les zones de non-droit sont nombreuses.
Là où la population vit dans un état d'extrême pauvreté, la démocratie restera également superficielle et fragile. Or la moitié de la population mondiale vit avec moins de 2 dollars par jour, près du quart avec moins de 1 dollar par jour !
Pour autant, violence et pauvreté ne justifient pas les dictatures. Mais on ne peut bâtir une démocratie solide qu'une fois sorti de la guerre et de l'économie de survie. D'où l'importance primordiale, pour la démocratisation, de la paix et du développement, c'est-à-dire des politiques de prévention ou de solution des conflits, et de la coopération sous toutes ses formes.
Ensuite, la démocratie suppose des structures étatiques efficaces, animées par des gouvernements compétents. En Europe occidentale, on peut se permettre de repenser l'Etat, de limiter son rôle, d'organiser des contre-pouvoirs. Mais ce serait une erreur de projeter cette problématique dans beaucoup de régions du monde où, mis à part les cas encore trop nombreux où ce sont les Etats eux-mêmes qui oppriment, c'est plutôt de l'inexistence des Etats, de leur incapacité à faire respecter l'ordre public et la loi, à faire fonctionner efficacement et équitablement les administrations, à assurer une protection sociale et l'éducation que souffrent aujourd'hui les populations.
Ma conviction est qu'il faut toujours, vis-à-vis de ces pays en difficulté, reconnaître leur droit à un Etat ; qu'il ne suffit pas de le déclarer, mais bien de le rendre tangible en apportant les moyens et les aides correspondants.
Ce qui est vrai dans l'ordre interne l'est aussi sur le plan international : ce sont aussi les Etats qui peuvent, ensemble, forts de leur légitimité et après concertation avec la société civile, négocier, fixer des règles et les faire respecter pour que la mondialisation ne soit pas que la loi du plus fort. Et c'est encore par l'intermédiaire des gouvernements élus que les citoyens peuvent exercer une influence et que le fil entre mondialisation et démocratie pourra être rétabli.
Une fois posés ces principes, il faut, pour hâter la démocratisation, avancer dans l'analyse des situations. Une politique doit en effet toujours rechercher la combinaison optimale d'aides, de mesures coercitives ou d'initiatives qui amènent un pays à progresser. Cette combinaison doit être ajustée à chaque cas. L'efficacité des politiques dépend en effet du potentiel de démocratisation que recèle à un moment donné une société, lequel est très variable, en fonction des mentalités et des rapports de forces internes.
Rétablir la démocratie dans un pays qui l'a pratiquée antérieurement et qui en a été privé par une dictature comme cela a été le cas en Amérique latine ou en Europe de l'Est, est une chose. Enraciner et bâtir la démocratie dans un pays qui ne l'a jamais vraiment connue auparavant, comme souvent en Afrique, en Asie, dans le monde arabe ou dans l'ex-URSS, en est une autre, très différente. Dans le premier cas, il s'agit de libérer des démocraties confisquées. Il faut remettre en route des procédures, rétablir des institutions qui avaient perdu tout crédit, redonner des libertés, rendre respect et confiance à l'opinion à l'égard de son système de gouvernement.
Dans le second, il s'agit de bâtir et de conforter des démocraties émergentes, comme on parle d'économies émergentes. L'objectif est qu'un peuple s'approprie les valeurs de la démocratie et construise, en tenant compte de sa situation du moment, mais aussi de son histoire ou de sa culture, qui ne sont jamais réductibles à aucune autre et encore moins à un modèle, un ensemble de pratiques qui vont peu à peu enraciner la démocratie.
Si une politique étrangère consiste à trouver dans chaque cas la combinaison de mesures conduisant aux plus grands progrès possibles, sans retours en arrière, ces deux cas sont à traiter différemment, car chacun pose des problèmes spécifiques de transition, d'adaptation et comporte des risques d'accidents qui ne sont pas de même nature.
La situation des démocraties émergentes est naturellement celle qui présente le plus haut degré de complexité. On ne peut exiger d'emblée d'elles le niveau de démocratie qu'elles n'atteindront que plusieurs étapes plus tard. Elles ont d'abord besoin de paix et de développement économique, c'est-à-dire d'un cadre aussi dynamisant que possible. Il nous faut aussi proposer des aides concrètes pour bâtir pierre à pierre des Etats de droit, sans se contenter de critiquer ou d'admonester.
Ces dernières années, nous avons multiplié, dans plusieurs dizaines de pays, les actions qui concourent à la construction de l'Etat de droit, comme la formation de magistrats, la mise en place de structures administratives, le soutien à l'organisation des élections ou encore les aides aux médias. Au sein de l'Union européenne, nous avons demandé la réorientation dans ce sens du soutien aux réformes, des programmes de coopération. Cela peut, certes, amener à coopérer avec des régimes encore peu satisfaisants. Mais nous travaillons pour les peuples et pour l'avenir, et le mouvement ainsi engagé ne peut que renforcer la pression sur les dirigeants.
Le gouvernement n'agit pas seul dans cette direction. Les ONG sont en effet des partenaires indispensables dans l'aide aux processus de démocratisation, et je salue la contribution qu'apportent nombre d'entre elles, au-delà de leur action immédiate dans les crises humanitaires, à l'établissement des Etats de droit. Dans le respect des rôles de chacun, nous travaillons de plus en plus ensemble dans les Balkans, dans l'Afrique des Grands lacs, en Afghanistan, partout où leur connaissance du terrain est précieuse, et j'ai l'intention d'amplifier ce mouvement. Je constate que beaucoup d'entre elles considèrent, comme moi, que le renforcement et la modernisation des Etats sont une des clés de la démocratisation, et qu'il serait aberrant de céder à l'idéologie du "moins d'Etat" là ou celui-ci échoue à remplir ses missions les plus élémentaires.
Dans l'espoir d'accélérer les démocratisations souhaitées, les pays occidentaux et les organisations internationales ont, ces dernières années, multiplié le recours à la conditionnalité. Celle-ci consiste à subordonner l'éligibilité à un programme ou l'adhésion à un organisme à des critères, en l'occurrence démocratiques. Ainsi, pour l'Union européenne, les critères de Copenhague, fixés en 1993, subordonnent l'adhésion à l'Union non seulement à la capacité d'appliquer les règles du marché commun, mais aussi au respect de la primauté du droit et des principes démocratiques. Par la Convention de Cotonou, signée avec 77 Etats, l'Union européenne a prévu que sa coopération puisse être suspendue avec un pays en cas de violation des Droits de l'Homme, et a déjà fait jouer cette clause quatre fois. Elle a également introduit un dispositif de vigilance dans les 39 accords d'association ou de partenariat conclus ou en cours de négociation, dans ses programmes de coopération MEDA avec les pays méditerranéens, et CARDS avec les Balkans. Dans tous ces cas, la conditionnalité est affichée clairement en préalable. Elle fait partie d'un contrat : l'aide ou l'adhésion d'un côté, la démocratisation de l'autre. Elle s'oppose à la conditionnalité, imposée unilatéralement, dans le cadre d'une relation commerciale par exemple, ou que certains pays exigent en réclamant des résultats qui vont au-delà des engagements souscrits.
Encore faut-il que les conditionnalités soient pertinentes et fassent évoluer la situation dans le bon sens. C'est ainsi que j'ai été amené, l'an passé, à préconiser une nouvelle orientation de la coopération occidentale avec la Russie, prenant mieux en compte les capacités, les insuffisances et les besoins russes. Dans tous les cas, le but ne doit pas être d'enserrer le partenaire dans un réseau de contraintes, mais bien de l'encourager au progrès démocratique.
Mais quand et comment faut-il sortir de ce cadre positif ou incitatif, et condamner telle ou telle situation ou abus ? Les condamnations ne peuvent constituer à elles seules une politique, mais elles peuvent encourager ceux qui se battent sur place pour la démocratie et contribuer à contraindre les gouvernements à modifier leurs pratiques. Avec l'aide des ONG et de tous ceux qui la connaissent bien, il faut apprécier la situation réelle des pays concernés. C'est ce que recherche l'Union européenne lorsqu'elle présente à la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies à Genève non seulement des projets de condamnation mais aussi des recommandations concrètes, comme elle l'a fait en l'an 2000 sur la Tchétchénie, la Birmanie, l'Iraq, l'Iran, le Soudan ou les implantations israéliennes.
La condamnation, certainement nécessaire lorsque la situation a franchi les limites du tolérable, n'est en tout cas jamais suffisante.
Elle ne gagne pas toujours à être plus rapide, ou plus sévère. L'objectif est en effet toujours de nature politique : il s'agit de faire réagir, de mettre ou remettre en mouvement un processus démocratique, et de laisser un espace de réponse suffisant au pays concerné.
Dans quels cas faut-il aller au-delà et décréter des sanctions, face à des Etats qui non seulement ne respectent pas les règles fondamentales de la démocratie mais oppriment de façon intolérable leurs populations ou mettent en péril la stabilité d'une région ? Nous n'écartons pas a priori le recours aux sanctions, et d'ailleurs nous en appliquons à l'encontre d'une dizaine de pays. Nous tenons d'abord à ce qu'elles soient décidées conformément à la légalité internationale. Les Etats individuellement, l'Union européenne ou l'OUA peuvent prendre de telles mesures, mais seul le Conseil de sécurité peut imposer le respect de ses décisions à tous. Nous voulons encore qu'elles soient bien ciblées alors que, trop souvent, elles pénalisent plus les populations victimes que les gouvernements visés, et affaiblissent la capacité des sociétés ainsi frappées à se transformer de l'intérieur. Souvent, en effet, infliger des sanctions économiques à un pays exsangue revient à lui maintenir la tête sous l'eau, sans perspective de lui faire trouver le chemin de la démocratie.
Nous voulons aussi que les sanctions soient limitées dans le temps, tout en étant renouvelables s'il le faut par une décision réfléchie, pour les ajuster à la situation. La France a fait prévaloir cette approche depuis un an au Conseil de sécurité à propos de l'Ethiopie, de l'Erythrée, de l'Afghanistan, et au sein de l'Union européenne sur Timor.
Même à propos de l'Iraq, un nombre croissant de pays commencent à prendre conscience de la nécessité de changer la politique de sanctions, comme la diplomatie française le demande depuis longtemps.
Dans quelques cas extrêmes, nous devons aller plus loin. Pour corriger une situation inacceptable, mettre fin à une tragédie ou accéder à des victimes, la Communauté internationale peut donc décider d'intervenir par la force. Au Kosovo, par exemple, nous avons jugé qu'une intervention militaire était devenue le seul recours face à une situation intolérable, et après que tous les efforts diplomatiques eurent échoué. Nous l'avons décidée en raison de la gravité des événements bien que nous n'ayons pas obtenu, du fait de l'opposition de certains membres permanents, une résolution du Conseil de sécurité ordonnant le recours à la force.
J'insiste sur cette exigence importante. Sauf exception très solidement argumentée, elle doit alors le faire conformément à la légalité internationale, c'est-à-dire au chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui a été conçu à cette fin. Pour faciliter ce recours et éviter que le Conseil de sécurité ne soit contourné, j'ai d'ailleurs proposé il y a un an que les cinq membres permanents entament une réflexion pour définir un usage responsable du droit de veto et éviter son abus.
La démocratie demeure une grande exigence pour la politique étrangère française en même temps qu'une uvre de longue haleine. A nos principes légitimes, à nos objectifs ambitieux s'oppose une réalité complexe, loin de toute utopie. Il n'y a pas lieu d'en conclure que la politique étrangère se résume à gérer l'inéluctable et à n'intervenir de temps à autre que pour soulager les souffrances humaines, mais que nous sommes tenus de faire preuve chaque jour d'imagination et de persévérance pour soutenir aussi efficacement que possible les processus de démocratisation. Nous devons dans cette entreprise réunir tous les acteurs, mobiliser tous les instruments, considérer toutes les situations concrètes, mais avec une conviction que je crois primordiale : la capacité des Etats à assumer leur rôle est une des clés de la démocratisation./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 février 2001)
Au fond, qu'est-ce que la démocratie ? D'un point de vue politique, c'est l'adhésion à des principes - comme la faculté de choisir librement des représentants, la liberté d'expression ou la liberté d'association. C'est aussi un certain nombre d'institutions - les pouvoirs publics et leurs composantes : administration, police, tribunaux - qui garantissent la mise en uvre de ces principes et leur respect. C'est encore la protection contre l'arbitraire, l'injustice et l'oppression, politiques, sociales ou économiques. Ainsi est-il illusoire d'espérer que la démocratisation puisse progresser dans des pays où règne l'insécurité. Or, il y a aujourd'hui plus de trente conflits ouverts dans le monde. Même hors des situations de guerre, les zones de non-droit sont nombreuses.
Là où la population vit dans un état d'extrême pauvreté, la démocratie restera également superficielle et fragile. Or la moitié de la population mondiale vit avec moins de 2 dollars par jour, près du quart avec moins de 1 dollar par jour !
Pour autant, violence et pauvreté ne justifient pas les dictatures. Mais on ne peut bâtir une démocratie solide qu'une fois sorti de la guerre et de l'économie de survie. D'où l'importance primordiale, pour la démocratisation, de la paix et du développement, c'est-à-dire des politiques de prévention ou de solution des conflits, et de la coopération sous toutes ses formes.
Ensuite, la démocratie suppose des structures étatiques efficaces, animées par des gouvernements compétents. En Europe occidentale, on peut se permettre de repenser l'Etat, de limiter son rôle, d'organiser des contre-pouvoirs. Mais ce serait une erreur de projeter cette problématique dans beaucoup de régions du monde où, mis à part les cas encore trop nombreux où ce sont les Etats eux-mêmes qui oppriment, c'est plutôt de l'inexistence des Etats, de leur incapacité à faire respecter l'ordre public et la loi, à faire fonctionner efficacement et équitablement les administrations, à assurer une protection sociale et l'éducation que souffrent aujourd'hui les populations.
Ma conviction est qu'il faut toujours, vis-à-vis de ces pays en difficulté, reconnaître leur droit à un Etat ; qu'il ne suffit pas de le déclarer, mais bien de le rendre tangible en apportant les moyens et les aides correspondants.
Ce qui est vrai dans l'ordre interne l'est aussi sur le plan international : ce sont aussi les Etats qui peuvent, ensemble, forts de leur légitimité et après concertation avec la société civile, négocier, fixer des règles et les faire respecter pour que la mondialisation ne soit pas que la loi du plus fort. Et c'est encore par l'intermédiaire des gouvernements élus que les citoyens peuvent exercer une influence et que le fil entre mondialisation et démocratie pourra être rétabli.
Une fois posés ces principes, il faut, pour hâter la démocratisation, avancer dans l'analyse des situations. Une politique doit en effet toujours rechercher la combinaison optimale d'aides, de mesures coercitives ou d'initiatives qui amènent un pays à progresser. Cette combinaison doit être ajustée à chaque cas. L'efficacité des politiques dépend en effet du potentiel de démocratisation que recèle à un moment donné une société, lequel est très variable, en fonction des mentalités et des rapports de forces internes.
Rétablir la démocratie dans un pays qui l'a pratiquée antérieurement et qui en a été privé par une dictature comme cela a été le cas en Amérique latine ou en Europe de l'Est, est une chose. Enraciner et bâtir la démocratie dans un pays qui ne l'a jamais vraiment connue auparavant, comme souvent en Afrique, en Asie, dans le monde arabe ou dans l'ex-URSS, en est une autre, très différente. Dans le premier cas, il s'agit de libérer des démocraties confisquées. Il faut remettre en route des procédures, rétablir des institutions qui avaient perdu tout crédit, redonner des libertés, rendre respect et confiance à l'opinion à l'égard de son système de gouvernement.
Dans le second, il s'agit de bâtir et de conforter des démocraties émergentes, comme on parle d'économies émergentes. L'objectif est qu'un peuple s'approprie les valeurs de la démocratie et construise, en tenant compte de sa situation du moment, mais aussi de son histoire ou de sa culture, qui ne sont jamais réductibles à aucune autre et encore moins à un modèle, un ensemble de pratiques qui vont peu à peu enraciner la démocratie.
Si une politique étrangère consiste à trouver dans chaque cas la combinaison de mesures conduisant aux plus grands progrès possibles, sans retours en arrière, ces deux cas sont à traiter différemment, car chacun pose des problèmes spécifiques de transition, d'adaptation et comporte des risques d'accidents qui ne sont pas de même nature.
La situation des démocraties émergentes est naturellement celle qui présente le plus haut degré de complexité. On ne peut exiger d'emblée d'elles le niveau de démocratie qu'elles n'atteindront que plusieurs étapes plus tard. Elles ont d'abord besoin de paix et de développement économique, c'est-à-dire d'un cadre aussi dynamisant que possible. Il nous faut aussi proposer des aides concrètes pour bâtir pierre à pierre des Etats de droit, sans se contenter de critiquer ou d'admonester.
Ces dernières années, nous avons multiplié, dans plusieurs dizaines de pays, les actions qui concourent à la construction de l'Etat de droit, comme la formation de magistrats, la mise en place de structures administratives, le soutien à l'organisation des élections ou encore les aides aux médias. Au sein de l'Union européenne, nous avons demandé la réorientation dans ce sens du soutien aux réformes, des programmes de coopération. Cela peut, certes, amener à coopérer avec des régimes encore peu satisfaisants. Mais nous travaillons pour les peuples et pour l'avenir, et le mouvement ainsi engagé ne peut que renforcer la pression sur les dirigeants.
Le gouvernement n'agit pas seul dans cette direction. Les ONG sont en effet des partenaires indispensables dans l'aide aux processus de démocratisation, et je salue la contribution qu'apportent nombre d'entre elles, au-delà de leur action immédiate dans les crises humanitaires, à l'établissement des Etats de droit. Dans le respect des rôles de chacun, nous travaillons de plus en plus ensemble dans les Balkans, dans l'Afrique des Grands lacs, en Afghanistan, partout où leur connaissance du terrain est précieuse, et j'ai l'intention d'amplifier ce mouvement. Je constate que beaucoup d'entre elles considèrent, comme moi, que le renforcement et la modernisation des Etats sont une des clés de la démocratisation, et qu'il serait aberrant de céder à l'idéologie du "moins d'Etat" là ou celui-ci échoue à remplir ses missions les plus élémentaires.
Dans l'espoir d'accélérer les démocratisations souhaitées, les pays occidentaux et les organisations internationales ont, ces dernières années, multiplié le recours à la conditionnalité. Celle-ci consiste à subordonner l'éligibilité à un programme ou l'adhésion à un organisme à des critères, en l'occurrence démocratiques. Ainsi, pour l'Union européenne, les critères de Copenhague, fixés en 1993, subordonnent l'adhésion à l'Union non seulement à la capacité d'appliquer les règles du marché commun, mais aussi au respect de la primauté du droit et des principes démocratiques. Par la Convention de Cotonou, signée avec 77 Etats, l'Union européenne a prévu que sa coopération puisse être suspendue avec un pays en cas de violation des Droits de l'Homme, et a déjà fait jouer cette clause quatre fois. Elle a également introduit un dispositif de vigilance dans les 39 accords d'association ou de partenariat conclus ou en cours de négociation, dans ses programmes de coopération MEDA avec les pays méditerranéens, et CARDS avec les Balkans. Dans tous ces cas, la conditionnalité est affichée clairement en préalable. Elle fait partie d'un contrat : l'aide ou l'adhésion d'un côté, la démocratisation de l'autre. Elle s'oppose à la conditionnalité, imposée unilatéralement, dans le cadre d'une relation commerciale par exemple, ou que certains pays exigent en réclamant des résultats qui vont au-delà des engagements souscrits.
Encore faut-il que les conditionnalités soient pertinentes et fassent évoluer la situation dans le bon sens. C'est ainsi que j'ai été amené, l'an passé, à préconiser une nouvelle orientation de la coopération occidentale avec la Russie, prenant mieux en compte les capacités, les insuffisances et les besoins russes. Dans tous les cas, le but ne doit pas être d'enserrer le partenaire dans un réseau de contraintes, mais bien de l'encourager au progrès démocratique.
Mais quand et comment faut-il sortir de ce cadre positif ou incitatif, et condamner telle ou telle situation ou abus ? Les condamnations ne peuvent constituer à elles seules une politique, mais elles peuvent encourager ceux qui se battent sur place pour la démocratie et contribuer à contraindre les gouvernements à modifier leurs pratiques. Avec l'aide des ONG et de tous ceux qui la connaissent bien, il faut apprécier la situation réelle des pays concernés. C'est ce que recherche l'Union européenne lorsqu'elle présente à la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies à Genève non seulement des projets de condamnation mais aussi des recommandations concrètes, comme elle l'a fait en l'an 2000 sur la Tchétchénie, la Birmanie, l'Iraq, l'Iran, le Soudan ou les implantations israéliennes.
La condamnation, certainement nécessaire lorsque la situation a franchi les limites du tolérable, n'est en tout cas jamais suffisante.
Elle ne gagne pas toujours à être plus rapide, ou plus sévère. L'objectif est en effet toujours de nature politique : il s'agit de faire réagir, de mettre ou remettre en mouvement un processus démocratique, et de laisser un espace de réponse suffisant au pays concerné.
Dans quels cas faut-il aller au-delà et décréter des sanctions, face à des Etats qui non seulement ne respectent pas les règles fondamentales de la démocratie mais oppriment de façon intolérable leurs populations ou mettent en péril la stabilité d'une région ? Nous n'écartons pas a priori le recours aux sanctions, et d'ailleurs nous en appliquons à l'encontre d'une dizaine de pays. Nous tenons d'abord à ce qu'elles soient décidées conformément à la légalité internationale. Les Etats individuellement, l'Union européenne ou l'OUA peuvent prendre de telles mesures, mais seul le Conseil de sécurité peut imposer le respect de ses décisions à tous. Nous voulons encore qu'elles soient bien ciblées alors que, trop souvent, elles pénalisent plus les populations victimes que les gouvernements visés, et affaiblissent la capacité des sociétés ainsi frappées à se transformer de l'intérieur. Souvent, en effet, infliger des sanctions économiques à un pays exsangue revient à lui maintenir la tête sous l'eau, sans perspective de lui faire trouver le chemin de la démocratie.
Nous voulons aussi que les sanctions soient limitées dans le temps, tout en étant renouvelables s'il le faut par une décision réfléchie, pour les ajuster à la situation. La France a fait prévaloir cette approche depuis un an au Conseil de sécurité à propos de l'Ethiopie, de l'Erythrée, de l'Afghanistan, et au sein de l'Union européenne sur Timor.
Même à propos de l'Iraq, un nombre croissant de pays commencent à prendre conscience de la nécessité de changer la politique de sanctions, comme la diplomatie française le demande depuis longtemps.
Dans quelques cas extrêmes, nous devons aller plus loin. Pour corriger une situation inacceptable, mettre fin à une tragédie ou accéder à des victimes, la Communauté internationale peut donc décider d'intervenir par la force. Au Kosovo, par exemple, nous avons jugé qu'une intervention militaire était devenue le seul recours face à une situation intolérable, et après que tous les efforts diplomatiques eurent échoué. Nous l'avons décidée en raison de la gravité des événements bien que nous n'ayons pas obtenu, du fait de l'opposition de certains membres permanents, une résolution du Conseil de sécurité ordonnant le recours à la force.
J'insiste sur cette exigence importante. Sauf exception très solidement argumentée, elle doit alors le faire conformément à la légalité internationale, c'est-à-dire au chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui a été conçu à cette fin. Pour faciliter ce recours et éviter que le Conseil de sécurité ne soit contourné, j'ai d'ailleurs proposé il y a un an que les cinq membres permanents entament une réflexion pour définir un usage responsable du droit de veto et éviter son abus.
La démocratie demeure une grande exigence pour la politique étrangère française en même temps qu'une uvre de longue haleine. A nos principes légitimes, à nos objectifs ambitieux s'oppose une réalité complexe, loin de toute utopie. Il n'y a pas lieu d'en conclure que la politique étrangère se résume à gérer l'inéluctable et à n'intervenir de temps à autre que pour soulager les souffrances humaines, mais que nous sommes tenus de faire preuve chaque jour d'imagination et de persévérance pour soutenir aussi efficacement que possible les processus de démocratisation. Nous devons dans cette entreprise réunir tous les acteurs, mobiliser tous les instruments, considérer toutes les situations concrètes, mais avec une conviction que je crois primordiale : la capacité des Etats à assumer leur rôle est une des clés de la démocratisation./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 février 2001)