Interview de M. Michel Barnier, ministre de l'agriculture et de la pêche, à "RMC" le 31 octobre 2008, sur l'engagement de l'Etat dans la résolution de la crise financière, sur son livre "Qui va nourrir le monde", et sur le conflit en République démocratique du Congo.

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Texte intégral

J.-J. Bourdin.- "Qui va nourrir le monde ?", aux Editions Acropole. J'ai ce livre en main, écrit par M. Barnier, avec une question choc, on va en parler ce matin. Parce que, au moment où on parle beaucoup de la crise financière, on oublie un peu ce qui se passe dans le monde, sur le terrain agricole. Il va falloir nourrir le monde dans les années qui viennent. Puisqu'on parle de la crise, j'ai une question toute simple à vous poser, c'est une idée de J.-F. Copé, vous allez me dire ce que vous en pensez : "que l'Etat renonce à être le créancier prioritaire en cas de faillite". C'est une bonne idée ? "En cas de faillite d'une entreprise", que "l'Etat renonce à être le créancier prioritaire", c'est une bonne ou une mauvaise idée, ça ?
Ça veut dire qu'il a des créances ? Oui, non, mais imaginons : que l'Etat renonce à se payer, d'abord, à être payé en premier, lorsqu'une entreprise fait faillite. De toute façon, toutes les idées en ce moment pour aider les entreprises, c'est-à-dire les gens qui sont dans les entreprises, et aussi les clients des entreprises, qui...
Ça permettrait de payer les sous-traitants en premier, et puis ensuite, peut-être les salariés, aider les salariés...
Je crois que c'est une idée qui doit être évaluée. Je ne peux pas, comme ça, à chaud, vous dire quelles seraient ses conséquences. Il faut voir de qui et de combien d'entreprises l'Etat peut être créancier, ça peut mener loin. L'Etat c'est vous et moi, ce sont vos impôts. Donc, vous avez vu que, le président de la République, dans le volontarisme qui est le sien actuellement, veut que l'Etat joue son rôle et tienne sa place, y compris...
Il est bien d'aller voir les banquiers, d'envoyer les préfets surveiller les banquiers ?
Il est bien que les banquiers sachent qu'ils ont à travailler avec les préfets, à rendre des comptes, à respecter le contrat. Quand nous aidons à maintenir ou à préserver le système bancaire français, qui est le coeur du système et qui intéresse tous ceux qui nous écoutent, tout citoyen a de l'argent en banque plus ou moins, toutes les entreprises ont besoin des banques pour leurs financement, donc si le système bancaire s'écroulait ça serait une catastrophe pour tout le monde, c'est ça qu'a voulu empêcher le chef de l'Etat. Maintenant, c'est un contrat ; qu'on apporte des garanties, qu'on soit prêt à prendre des participations dans des banques, ça se paye, les banques le payeront, il faut qu'elles respectent le contrat. C'est-à-dire que, les prêts, notamment les 22 milliards que nous voulons mettre à la disposition des PME, soient effectivement, facilement, mis à disposition. Donc, c'est ça qu'on veut vérifier. Vous savez, les banques travaillent avec les préfets très régulièrement. Je suis ministre de l'Agriculture, je gère de près...
Oui, et les agriculteurs vivent avec les banques, avec le Crédit Agricole, notamment.
Oui, et les jeunes agriculteurs par exemple ont des prêts bonifiés. Donc, toutes les grandes banques françaises, notamment le Crédit Agricole et d'autres, apportent des prêts...
Parce que j'entends les agriculteurs se plaindre aujourd'hui, et nous dire : les banquiers sont trop prudents, les banquiers commencent à nous avertir : non, on va voir... je ne sais pas si on va pouvoir vous aider...
C'est ça que nous voulons empêcher, vérifier. Nous voulons que dans le contrat qui est passé avec les banques, tout le monde joue le jeu, et qu'elles jouent le jeu. Si nous garantissons, si nous consolidons, si nous apportons une garantie de l'Etat, il faut que les banques aident le redémarrage ou le soutien de l'économie, notamment des PME parmi lesquelles il y a les petites entreprises agricoles.
"Qui va nourrir le monde ?", M. Barnier. Je lis : 862 millions de personnes souffrent de la famine ; 6 millions d'enfants meurent chaque année, et 2 milliards d'individus sont atteints par une insuffisance grave. Selon Action contre la faim, 3 milliards de dollars seraient suffisants chaque année pour prendre entièrement en main la très grave malnutrition des 19 millions d'enfants en danger. L'Etat français a par exemple débloqué 360 milliards d'euros et les Etats-Unis ont trouvé, eux, 700 milliards de dollars pour sauver les banques".
Non, d'abord, l'Etat français n'a pas "débloqué" 360 milliards...
Pas "débloqué", c'est vrai, vous avez raison.
Les mots sont importants, il faut dire la vérité. Pour ceux qui nous écoutent, on ne "débloque" pas de l'argent, on fait des garanties...
Des garanties. Il apporte des garanties avec 360 milliards.
Permettez-moi de dire que si le système financier mondial continue de s'écrouler, dans le désordre actuel...
La famine va... ?
...ça serait encore plus grave ! La Banque mondiale vient de dire qu'il y a 100 millions de citoyens dans le monde qui sont en danger de mort, en plus des 900 que vous évoquiez, à cause de la crise financière. Donc, le coeur c'est d'empêcher l'explosion et de remettre un peu de morale, d'éthique, de régulation dans le système financier, ça, c'est la base de tout. Et pourtant, pendant ce temps-là, la crise humanitaire continue ; 900 millions sont en danger de mort, notamment dans la Corne de l'Afrique ; 100 millions de plus à cause de la crise ; il y a la "faim silencieuse" qui continue. C'est ça que j'ai voulu poser comme question, en disant : un, il faut de l'urgence, des réponses d'urgence, donner un coup de main important à toutes les associations non gouvernementales qui sont sur le terrain et qui font un boulot formidable. La France, l'Europe ont augmenté leurs crédits d'aide d'urgence, mais ça ne suffit pas !
Mais une promesse de dons de 6,5 milliards de dollars avait été faite par les membres de l'ONU il n'y a pas si longtemps que cela ! Où en est-on ?
L'Europe a augmenté ses crédits jusqu'à 300 millions d'euros ; la France a doublé son aide alimentaire. Mais ce que je veux dire c'est que - et c'est la réponse que j'essaye d'apporter à ma place et sans arrogance - ça ne suffit pas l'aide d'urgence, il ne suffit pas d'apporter de quoi manger dans l'urgence à ceux qui ont faim, à Haïti, au Congo, dont vous parliez tout à l'heure, ou dans d'autres régions d'Afrique. Il faut reconstruire l'économie agricole, parce que, comme l'a dit la Banque Mondiale, toujours elle : 1 dollar ou 1 euro dans l'agriculture, c'est le dollar le plus efficace contre la pauvreté. Donc, il faut remettre l'agriculture au coeur du défi alimentaire, et refaire de l'investissement dans l'agriculture. Pas seulement en Europe, ce n'est pas l'Europe qui va nourrir le monde, c'est l'Afrique qui doit se reconstruire sa propre économie agricole.
Alors, je voudrais préciser, parce que c'est rare, que les droits d'auteur de ce livre seront reversés à l'Association Fraternité Universelle, qui, en Haïti soutient des projets d'éducation, de formation.
C'est exact.
C'est une chose assez rare, hein ?
Oui, mais c'est normal, parce que c'est une association.
Je tenais à le souligner, parce que...
... c'est une association dont s'occupe mon épouse, Isabelle, ma famille, beaucoup de gens depuis, et qui montre... Ce que j'ai voulu démontrer dans ce livre, c'est que, à Haïti, sur les hauts plateaux d'Haïti, il y a un type formidable, qui s'appelle Franck Larmant (phon), qui avec un groupe de gens a fixé 300.000 personnes, par l'agriculture, par des (...), par de l'horticulture, plutôt que de les laisser s'entasser dans les bidonvilles épouvantables de Port-au-Prince. Donc, c'est possible, ils l'ont fait, il faut le faire partout là où la pauvreté et la faim existent.
Selon le Fonds Mondial pour la nature, vous avez vu, il faudrait deux planètes au début des années 2030 pour nourrir des êtres humains ?
Il y 9 milliards d'habitants sur notre planète en 2050, et il faut doubler la production agricole.
Doubler, donc deux planètes !
... pour nourrir ces 9 milliards d'habitants.
Deux terres ?
Oui, mais on peut aussi, grâce à la recherche, grâce à la productivité des entreprises...
Aux OGM ?
Je ne pense pas d'abord grâce aux OGM, je ne suis pas un fana des OGM, je n'ai pas d'idéologie, ni contre ni pour, il faut voir si c'est utile, mais ce n'est pas ça qui apportera la réponse. Grâce à la reconstruction de l'économie agricole en Afrique, où il y a beaucoup de terres cultivables qui ne sont pas cultivées, grâce à l'effort que l'Europe fera aussi... on a parlé du Congo...
On parlait du Congo, trois récoltes par an.
Oui, le Congo, l'Afrique, où 2 % de la croissance du Sénégal sont consacrés chaque année par le Sénégal pour acheter du riz en Thaïlande alors qu'ils pourraient cultiver leur propre riz. Donc, voilà les défis. Je pense que l'Europe a une responsabilité, nous aussi, au milieu de l'Europe, en jouant ce partenariat avec l'Afrique. C'est un peu cette voie que j'ai voulue ouvrir.
Faut-il envoyer, je ne sais pas... une Force humanitaire d'interposition en Afrique, là-bas ? Est-ce que l'Europe doit y aller au Congo ?
Oui, c'est une idée que B. Kouchner a étudiée...
Seules la France et la Belgique y sont favorables.
Mais on ne peut pas y aller tout seuls pour y aller, il faut y aller dans le cadre d'un mandat des Nations unies...
Vous avez été ministre des Affaires étrangères...
On a déjà au Congo, vous le savez, agi avec ARTEMIS et utilement agi mais dans le cadre d'une force européenne. C'était d'ailleurs une des premières initiatives de politique étrangère et de défense de l'Europe. Je pense que l'Europe doit être prête. Vous voyez, la leçon de cette crise c'est que l'Europe est nécessaire. Si le président de la République fait une démonstration, par sa ténacité, par son volontarisme actuellement, c'est qu'on a besoin de l'Europe pour apporter des solutions, y compris au reste du monde.
Est-ce que le président de la République doit devenir le président d'un gouvernement économique européen ?
De toute façon, nous serons dans le gouvernement économique, puisque nous sommes dans la zone euro les premiers avec l'Allemagne parmi les 15 pays qui constituent cette zone euro. Ce n'est pas une question de personnes, ce n'est pas ça qu'a voulu dire N. Sarkozy. Il a voulu dire que le volontarisme, dont on a besoin, l'Europe doit être là, elle ne doit pas être spectatrice de ses propres crises et des crises du monde. Elle doit être acteur, et nous sommes acteurs actuellement, nous l'avons été en Géorgie, nous le sommes dans la crise financière, et même les Américains accompagnent l'effort que nous avons proposé. Il faut que ce volontarisme continue après le 1er janvier, c'est ça que le président de la République a voulu dire. Alors, on sait bien que la présidence va être assumée par la République tchèque, ne faisons pas de procès d'intention à la République tchèque. Mais dans le groupe de l'euro, il faut préserver ce volontarisme, d'une manière ou d'une autre, c'est ça qu'a voulu dire N. Sarkozy.
Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 7 novembre 2008