Texte intégral
Messieurs les officiers généraux, Messieurs les représentants de l'autorité judiciaire, Messieurs les professeurs, Mesdames, Messieurs,
Je voudrais introduire brièvement ce colloque, en soulignant quelques grandes questions qui sont, je crois, au cur des rapports évolutifs et actuels, entre droit pénal et défense.
La première de ces grandes questions, et c'est un amateur d'histoire qui l'évoque, c'est de comprendre ce qu'a été dans l'histoire de notre pays, notamment dans le dernier siècle ou les deux derniers siècles, la relation de l'institution militaire avec le droit pénal.
On est passé par des phases différentes, et on voit bien que l'aboutissement que nous connaissons maintenant, c'est une plus grande interpénétration entre un droit pénal très fortement rapproché du droit applicable à l'ensemble de la société vis-à-vis de la spécificité de l'institution militaire.
Mais je crois que la relecture des phases et de la mise en uvre du droit pénal au regard de l'activité militaire, et au sein de l'institution militaire au cours de ces décennies passées sont porteuses de beaucoup d'enseignements et je serai tenté de dire même d'une certaine démystification. Bien entendu en quelques heures de débats on ne peut pas conclure sur tout, mais il me semble qu'il y a encore un espace de réflexion et de débat sur l'équilibre qui s'est déplacé progressivement entre la soumission de la force armée au droit, qui est une très ancienne réalité de notre histoire militaire : aussi loin qu'on remonte, notre institution militaire a été encadrée par des règles, et a appliqué en son sein un droit pénal strict. En même temps, une autre réalité a également pesé jusqu'à ces dernières décennies : c'est le principe de subordination de la justice militaire aux impératifs du commandement.
Et j'ai à l'esprit un certain nombre d'épisodes historiques, qui ont laissé dans notre mémoire collective et dans la vision des citoyens français des visions symboliques qui sont au moins en partie à critiquer et à réexaminer. Il me vient un épisode à l'esprit sur lequel je me suis penché à partir d'une culture historique tout à fait élémentaire, lorsque le Premier ministre a évoqué, il y deux ans, le souvenir de la répression des mutineries en 1917. Je crois que la grande majorité des lecteurs d'histoire de notre pays avait à l'esprit, un niveau de répression et un niveau d'imposition de l'autorité par la force avec une justice militaire particulièrement ferme et expéditive, qui est assez éloignée des résultats des travaux des historiens lorsqu'ils se sont penchés sur la réalité des événements dans tout leur déroulement. Et je crois qu'à travers ce fait historique donné mais on pourrait trouver bien d'autres illustrations, on se rend compte qu'il y a eu une influence réciproque des principes du droit pénal et de la réalité politique de l'exercice de la fonction de défense qui est beaucoup plus complexe que ce que beaucoup d'entre nous ont retenu de leur histoire.
Une autre grande question, qui elle, est actuelle, c'est d'analyser les éléments de spécificité qui subsistent dans l'exercice de la justice pénale au regard de l'institution militaire après les réformes majeures de 1982 et de 1999, cette dernière ayant consacré l'alignement par principe de la procédure pénale française au sein de l'institution militaire avec le maintien de quelques éléments de spécificité. Et il me semble que le moment est opportun d'apprécier sereinement au regard de ce que sont les fonctionnalités de l'institution militaire, et ses missions d'intérêt général, si les éléments de spécificité qui subsistent aujourd'hui dans le droit et la procédure pénale sont pleinement adaptés à la mission des forces armées, et notamment à leurs fonctions d'intervention dans des situations de conflit armé et aussi dans leur mission de préparation opérationnelle.
D'un côté nous avons rapproché au maximum, je crois, les droits individuels des militaires éventuellement justiciables avec ceux dont bénéficie l'ensemble de nos concitoyens, et c'est une réalité à laquelle, je crois, les militaires et l'ensemble de la communauté de défense sont sensibles.
D'un autre côté nous allons être confrontés très pratiquement à cet exercice d'écriture puisque nous sommes engagés dans un processus de codification des règles de la procédure pénale militaire en temps de guerre à droit constant qui doit aboutir l'année prochaine. Il me semble que même si cet exercice, évidemment, présente un caractère heureusement éloigné de la réalité d'aujourd'hui, ce sera précieux pour nous interroger sur ce que sont aujourd'hui les outils juridiques nécessaires à la préservation de la capacité réelle d'engagement des forces armées dans des conflits.
Cette évolution récente, le rapprochement très intime aujourd'hui des règles du droit pénal et de la procédure pénale avec ceux de l'ensemble de notre République, représente indéniablement un progrès du droit et cette évolution en profondeur est non seulement admise mais saluée par les militaires. Mais cela nous pousse à la réflexion sur les effets à terme, dans des situations qui peuvent être plus contrastées et plus dangereuses qu'aujourd'hui, de la juridictionnalisation des activités militaires, alors qu'intrinsèquement ces activités restent centrées sur une réalité essentielle : la confrontation violente qui est par nature étrangère au droit.
Certaines des questions qui résultent de cette cohérence à rechercher commencent à affleurer concrètement à travers des actions intentées par les ressortissants de pays des Balkans, devant nos juridictions, pour faire condamner pénalement des militaires français ayant employé à leur encontre la force dans des missions de rétablissement de la paix. On voit bien, par cet espèce de choc de situation et de norme, que nous avons encore à confronter les idées sur l'adaptation de l'intégralité du droit pénal à des situations opérationnelles qu'aujourd'hui rien, en tout cas dans le cas des missions de rétablissement de la paix, ne sépare de l'application du droit pénal de notre droit interne.
De même des controverses se sont élevées, elles auront sans doute un écho au cours du colloque d'aujourd'hui et de demain, quant à la position, que je crois une position d'équilibre, que nous avons prise lors des débats préparant la création de la Cour pénale internationale. Nous avons travaillé pour aboutir au statut de Rome il y a deux ans et nous avons, au cours de l'année dernière, adapté notre ordre constitutionnel pour nous conformer aux principes résultant de cet accord international majeur. Je crois que la conduite qui a été celle du gouvernement français, les principes qu'il a défendus ont exercé une influence importante et positive pour faire accepter les compétences de cette Cour par un grand nombre d'acteurs internationaux, le dernier cas qui évidemment appelle l'attention étant la décision finalement retenue par les Etats-Unis de consentir à la juridiction de cette Cour, alors que l'opinion s'était presque imposée que les Etats-Unis finalement refuseraient. Et en tout cas pendant une grande partie du débat préalable à l'adoption du statut de Rome, les Etats-Unis avaient souhaité pour des motifs que nous comprenions, de se tenir à l'écart de la juridiction de cette Cour parce que son activité leur paraissait en partie contradictoire avec l'exercice de responsabilités internationales majeures dans des conflits. Nous avons défendu un certain nombre de précautions, un certain nombre de règles de procédure qui nous paraissaient importantes pour éviter, notamment, le maniement à des fins de tactique politique internationale, des procédures prévues devant la Cour à l'encontre des soldats de la paix, notamment les plus exposés, je parle des militaires du rang et de ceux qui sont directement porteurs des armes.
Nous participons à des efforts aujourd'hui pour soutenir l'action du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie à travers les arrestations auxquelles nous continuons de travailler et dont nous avons réalisé un bon nombre, à travers des interventions d'aide aux instructions poursuivies par le TPI, la fourniture d'expertises et les témoignages d'autorités et d'intervenants militaires qui se sont déroulés conformément aux procédures de ce tribunal et conformément à ce que nous pensions être l'intérêt de notre institution militaire.
Et donc il nous faut nous assurer que les soldats de la paix, ceux qui sont mis le plus en difficulté dans des situations de conflits qui sont particulièrement tragiques, ne soient pas finalement ceux, qui seraient par l'application rigoureuse du droit pénal sans un certain nombre de précautions tenant compte de la réalité opérationnelle, exposés à des situations qui pourraient inhiber l'emploi de la force légitime, dans des situations de conflit auxquelles notre pays souhaite apporter toute sa vigilance.
Il y a un autre ordre de question qui je pense va faire partie de vos échanges et dont je crois la richesse de ce colloque nous fournira des apports très utiles, c'est la fréquence croissante des instances pénales portant des événements liés à la vie courante de l'institution militaire et des services du ministère de la défense, et les réflexions qu'appelle cette intensification du débat pénal. Parmi ces questions certaines sont de principe.
L'Etat de droit, sa prééminence, la volonté de clarté devant l'ensemble des citoyens pour élucider des actes répréhensibles, des actes délictueux, c'est un principe sur lequel notre République, notre pays, a maintenant arrêté ses choix et les applique avec une grande fermeté. C'est ce qui conduit à ce que je donne des avis favorables le plus souvent aux demandes de poursuites ou aux questions relatives à l'ouverture de poursuites, en tout cas je donne cet avis favorable par principe dès qu'un doute sur la réalité de faits délictueux, apparaît de bonne foi et dès que ces faits présentent une certaine gravité. De même le gouvernement à fait adopter par le parlement la loi sur le secret défense qui a contribué à dévoiler une partie des éléments de preuve qui sont utiles à la manifestation de la vérité devant la juridiction pénale, cette loi s'applique maintenant depuis deux ans de manière je crois tout à fait satisfaisante, et de nombreux épisodes m'amènent à observer une coopération particulièrement scrupuleuse et particulièrement intensive de l'ensemble de l'institution militaire, plus particulièrement représentée par la direction des affaires juridiques, avec l'ensemble des autorités d'instruction qui veulent s'informer pleinement des faits sur lesquels elles enquêtent.
Donc sur le plan des principes il me semble que nous sommes arrivés aujourd'hui à un équilibre qui appelle peu d'interrogations, mais se posent alors des réflexions pratiques : l'une de ces questions est comment assurer correctement la protection juridique que l'Etat doit à ceux qui le servent et notamment ceux qui s'engagent, ceux qui exercent des responsabilités d'action ou de décision en fonction d'instructions qu'ils ont reçues, la fréquence et la complexité des demandes légitimes de protection juridique augmente substantiellement. Cela pose des questions de moyen, cela pose aussi des questions d'application de la règle et d'éthique, et là encore, moi je fais très attention à l'équilibre et à l'équité du débat pénal. C'est pourquoi, lorsque le jugement de faits délictueux met en jeu des comportements, des situations personnelles contradictoires, il serait évidemment contraire à l'équité que les personnels servant la défense soient moins efficacement défendus et puissent bénéficier d'un éventail d'outils de défense de leurs droits inférieurs à ceux dont peuvent bénéficier des partenaires extérieurs, dont le niveau de responsabilité est parfois plus élevé.
Une autre question pratique relative à ces situations d'augmentation des investigations pénales sur la vie de la défense est de savoir comment faire vivre authentiquement, la séparation des pouvoirs.
Lorsqu'il s'agit d'appliquer des instructions à caractère politique émanant du gouvernement, s'agissant de l'investigation et du débat pénal sur les activités de subordonnés d'un membre du gouvernement, où est l'exercice du droit pénal, où est l'appréciation d'opportunité dans les comportements ?
Et puis, encore une réflexion pratique, quel est le poids dans l'exercice des fonctionnalités du ministère de la Défense, des obligations juridiques dans un contexte où naturellement l'intensification du débat pénal représente tend à accroître le niveau de précaution dans la gestion du ministère. Là bien sûr, le cas qui est le plus frappant c'est l'application des dispositions relatives aux marchés publics, dont on connaît déjà le formalisme qui n'a cessé de s'accroître au cours des dernières décennies. L'introduction de la dimension pénale dans l'exercice de responsabilité et de choix qu'on ne peut pas éluder entre des intérêts économiques contradictoires se traduit, ce n'est pas propre à ce ministère, mais du fait de l'intensité de son activité d'acheteur évidemment nous y sommes particulièrement exposés, par un alourdissement des procédures et une lenteur des processus de décision qui ont des conséquences tout à fait perceptibles sur le bon fonctionnement du ministère.
Ajoutons à ça une réflexion un peu plus philosophique il est d'usage de dire, parce que c'est le bon sens, " que le risque zéro n'existe pas ! " Le risque juridique zéro non plus n'existe pas. Il existe toujours un élément aléatoire dans l'application du droit, et un ancien membre d'une juridiction vous en parle savamment, y compris dans l'application de ce droit par une juridiction. Et donc il nous faut bien en tant qu'institution de l'Etat chargée de l'application et de l'édiction d'un très grand nombre de règles et de décisions faisant grief, il nous faut bien assumer un équilibre entre la volonté de respecter pleinement le droit et puis l'impératif de faire marcher, d'assurer les fonctionnalités de l'institution.
Et puis le dernier domaine de réflexion que j'aimerai soumettre à votre attention c'est bien sûr les répercussions de cette nouvelle place du débat pénal dans la vie de l'institution militaire sur la vie professionnelle des militaires et des agents de la défense.
Je crois que la communauté militaire partage la volonté qui est dominante dans notre société et c'est heureux, de la prééminence de l'Etat de droit. Il n'y a pas de réticence parmi les agents du ministère de la Défense face au principe que naturellement les règles de droit s'appliquent pleinement, et je dirai même que chez beaucoup de militaires et d'agents civils de la défense qui sont des gens, par leur culture, par leurs missions, par leur éthique, particulièrement attachés à la loi et au respect des principes humanistes, je crois qu'il existe un souhait que les auteurs d'infractions, les auteurs de manquements aux règles de la société, soient identifiés et sanctionnés parce que la communauté militaire et le ministère de la Défense détiennent à juste titre l'image de gens respectueux de la loi, et qu'ils ne souhaitent pas que leur honorabilité collective soit entachée par un risque de négligence ou un risque d'indulgence mal placé vis-à-vis de comportement indéniablement répréhensible.
Mais il nous reste je crois deux domaines d'interrogation et de trouble qui passent à l'intérieur de la société militaire : le premier est celui bien sûr de la fréquente mise en jeu de poursuite pour des infractions non intentionnelles. C'est un problème qui n'est pas propre à l'institution militaire et qui se retrouve et dans l'ensemble des services publics et globalement dans tous les milieux professionnels. Il est vrai que, quand on regarde sur l'échantillon d'expériences dont on dispose aujourd'hui, le nombre de cas, où au final, en fin de procédure, la culpabilité d'un agent du ministère de la défense est reconnue et sanctionnée, ces cas sont évidemment très peu nombreux. Mais il reste que la plus grande fréquence des mises en cause, et l'impact personnel et collectif de la situation d'accusé à partir de la réalité d'une action dans laquelle une diligence normale a été employée, est ressentie comme une grande difficulté et est accompagnée d'un sentiment d'injustice.
Et puis l'autre préoccupation c'est bien sûr le sentiment d'un risque de contagion des accusations et la confusion de l'accompagnement médiatique de certaines mises en cause, qui sont vécues là aussi comme quelque chose de profondément négatif par les personnels de l'institution militaire. Il existe dans tout groupe professionnel amené à agir au service de la société des personnes qui sont à juste titre mises en cause. Il existe des transporteurs dangereux, il existe des professionnels de santé oublieux de leur déontologie, il existe des enseignants qui ont des comportements répréhensibles vis-à-vis des enfants qui leur sont confiés, à l'occasion de diverses affaires qui mettent en cause individuellement des personnes de ces catégories professionnelles nous sommes amenés à réagir, intuitivement, moralement, sur la profonde injustice que représente la mise en accusation larvée de tout un groupe professionnel dont les membres sont profondément soucieux de leur honorabilité et de leur sécurité juridique.
Cette réalité pèse aussi sur la société militaire et il est, je crois de mon rôle de l'évoquer ouvertement et sereinement, plutôt que de penser que le problème devrait être dissimulé. La communauté militaire, je le disais, est, je crois dans sa profondeur et j'en parle en responsabilité, déterminée à respecter pleinement les principes de l'Etat de droit. Elle montre chaque jour sa disponibilité pour renforcer sa compétence et pour mieux organiser son travail de manière à l'harmoniser pleinement avec les principes du droit pénal. Il nous reste, je crois à analyser ce que sont les impératifs propres de la fonction de défense au regard des responsabilités internationales que notre pays a choisi de se donner et qui nous place au sein d'un club où nous ne sommes pas très nombreux, les Etats qui aujourd'hui sont déterminés à exercer l'ensemble des charges et des missions qui vont avec l'emploi de la force au service de causes démocratiquement déterminées comme étant justes, ces Etats ne sont pas très nombreux. Nous devons donc veiller à ménager, entre le respect plein et entier du droit pénal et cette volonté d'agir au service d'une société internationale, plus juste, plus équitable et plus respectueuse du droit, un nouvel équilibre sur lequel, je crois, nous progressons, en faveur duquel nous sommes également déterminés, et sur lequel je crois, des réflexions à la fois pratiques, philosophiques et juridiques sont encore nécessaires. C'est ce qui me fait attendre avec beaucoup d'intérêt et je dirai même d'impatience la qualité et la diversité des débats que vous allez ouvrir aujourd'hui en saluant tous les participants qui ont bien voulu s'y associer.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 17 avril 2001)
Je voudrais introduire brièvement ce colloque, en soulignant quelques grandes questions qui sont, je crois, au cur des rapports évolutifs et actuels, entre droit pénal et défense.
La première de ces grandes questions, et c'est un amateur d'histoire qui l'évoque, c'est de comprendre ce qu'a été dans l'histoire de notre pays, notamment dans le dernier siècle ou les deux derniers siècles, la relation de l'institution militaire avec le droit pénal.
On est passé par des phases différentes, et on voit bien que l'aboutissement que nous connaissons maintenant, c'est une plus grande interpénétration entre un droit pénal très fortement rapproché du droit applicable à l'ensemble de la société vis-à-vis de la spécificité de l'institution militaire.
Mais je crois que la relecture des phases et de la mise en uvre du droit pénal au regard de l'activité militaire, et au sein de l'institution militaire au cours de ces décennies passées sont porteuses de beaucoup d'enseignements et je serai tenté de dire même d'une certaine démystification. Bien entendu en quelques heures de débats on ne peut pas conclure sur tout, mais il me semble qu'il y a encore un espace de réflexion et de débat sur l'équilibre qui s'est déplacé progressivement entre la soumission de la force armée au droit, qui est une très ancienne réalité de notre histoire militaire : aussi loin qu'on remonte, notre institution militaire a été encadrée par des règles, et a appliqué en son sein un droit pénal strict. En même temps, une autre réalité a également pesé jusqu'à ces dernières décennies : c'est le principe de subordination de la justice militaire aux impératifs du commandement.
Et j'ai à l'esprit un certain nombre d'épisodes historiques, qui ont laissé dans notre mémoire collective et dans la vision des citoyens français des visions symboliques qui sont au moins en partie à critiquer et à réexaminer. Il me vient un épisode à l'esprit sur lequel je me suis penché à partir d'une culture historique tout à fait élémentaire, lorsque le Premier ministre a évoqué, il y deux ans, le souvenir de la répression des mutineries en 1917. Je crois que la grande majorité des lecteurs d'histoire de notre pays avait à l'esprit, un niveau de répression et un niveau d'imposition de l'autorité par la force avec une justice militaire particulièrement ferme et expéditive, qui est assez éloignée des résultats des travaux des historiens lorsqu'ils se sont penchés sur la réalité des événements dans tout leur déroulement. Et je crois qu'à travers ce fait historique donné mais on pourrait trouver bien d'autres illustrations, on se rend compte qu'il y a eu une influence réciproque des principes du droit pénal et de la réalité politique de l'exercice de la fonction de défense qui est beaucoup plus complexe que ce que beaucoup d'entre nous ont retenu de leur histoire.
Une autre grande question, qui elle, est actuelle, c'est d'analyser les éléments de spécificité qui subsistent dans l'exercice de la justice pénale au regard de l'institution militaire après les réformes majeures de 1982 et de 1999, cette dernière ayant consacré l'alignement par principe de la procédure pénale française au sein de l'institution militaire avec le maintien de quelques éléments de spécificité. Et il me semble que le moment est opportun d'apprécier sereinement au regard de ce que sont les fonctionnalités de l'institution militaire, et ses missions d'intérêt général, si les éléments de spécificité qui subsistent aujourd'hui dans le droit et la procédure pénale sont pleinement adaptés à la mission des forces armées, et notamment à leurs fonctions d'intervention dans des situations de conflit armé et aussi dans leur mission de préparation opérationnelle.
D'un côté nous avons rapproché au maximum, je crois, les droits individuels des militaires éventuellement justiciables avec ceux dont bénéficie l'ensemble de nos concitoyens, et c'est une réalité à laquelle, je crois, les militaires et l'ensemble de la communauté de défense sont sensibles.
D'un autre côté nous allons être confrontés très pratiquement à cet exercice d'écriture puisque nous sommes engagés dans un processus de codification des règles de la procédure pénale militaire en temps de guerre à droit constant qui doit aboutir l'année prochaine. Il me semble que même si cet exercice, évidemment, présente un caractère heureusement éloigné de la réalité d'aujourd'hui, ce sera précieux pour nous interroger sur ce que sont aujourd'hui les outils juridiques nécessaires à la préservation de la capacité réelle d'engagement des forces armées dans des conflits.
Cette évolution récente, le rapprochement très intime aujourd'hui des règles du droit pénal et de la procédure pénale avec ceux de l'ensemble de notre République, représente indéniablement un progrès du droit et cette évolution en profondeur est non seulement admise mais saluée par les militaires. Mais cela nous pousse à la réflexion sur les effets à terme, dans des situations qui peuvent être plus contrastées et plus dangereuses qu'aujourd'hui, de la juridictionnalisation des activités militaires, alors qu'intrinsèquement ces activités restent centrées sur une réalité essentielle : la confrontation violente qui est par nature étrangère au droit.
Certaines des questions qui résultent de cette cohérence à rechercher commencent à affleurer concrètement à travers des actions intentées par les ressortissants de pays des Balkans, devant nos juridictions, pour faire condamner pénalement des militaires français ayant employé à leur encontre la force dans des missions de rétablissement de la paix. On voit bien, par cet espèce de choc de situation et de norme, que nous avons encore à confronter les idées sur l'adaptation de l'intégralité du droit pénal à des situations opérationnelles qu'aujourd'hui rien, en tout cas dans le cas des missions de rétablissement de la paix, ne sépare de l'application du droit pénal de notre droit interne.
De même des controverses se sont élevées, elles auront sans doute un écho au cours du colloque d'aujourd'hui et de demain, quant à la position, que je crois une position d'équilibre, que nous avons prise lors des débats préparant la création de la Cour pénale internationale. Nous avons travaillé pour aboutir au statut de Rome il y a deux ans et nous avons, au cours de l'année dernière, adapté notre ordre constitutionnel pour nous conformer aux principes résultant de cet accord international majeur. Je crois que la conduite qui a été celle du gouvernement français, les principes qu'il a défendus ont exercé une influence importante et positive pour faire accepter les compétences de cette Cour par un grand nombre d'acteurs internationaux, le dernier cas qui évidemment appelle l'attention étant la décision finalement retenue par les Etats-Unis de consentir à la juridiction de cette Cour, alors que l'opinion s'était presque imposée que les Etats-Unis finalement refuseraient. Et en tout cas pendant une grande partie du débat préalable à l'adoption du statut de Rome, les Etats-Unis avaient souhaité pour des motifs que nous comprenions, de se tenir à l'écart de la juridiction de cette Cour parce que son activité leur paraissait en partie contradictoire avec l'exercice de responsabilités internationales majeures dans des conflits. Nous avons défendu un certain nombre de précautions, un certain nombre de règles de procédure qui nous paraissaient importantes pour éviter, notamment, le maniement à des fins de tactique politique internationale, des procédures prévues devant la Cour à l'encontre des soldats de la paix, notamment les plus exposés, je parle des militaires du rang et de ceux qui sont directement porteurs des armes.
Nous participons à des efforts aujourd'hui pour soutenir l'action du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie à travers les arrestations auxquelles nous continuons de travailler et dont nous avons réalisé un bon nombre, à travers des interventions d'aide aux instructions poursuivies par le TPI, la fourniture d'expertises et les témoignages d'autorités et d'intervenants militaires qui se sont déroulés conformément aux procédures de ce tribunal et conformément à ce que nous pensions être l'intérêt de notre institution militaire.
Et donc il nous faut nous assurer que les soldats de la paix, ceux qui sont mis le plus en difficulté dans des situations de conflits qui sont particulièrement tragiques, ne soient pas finalement ceux, qui seraient par l'application rigoureuse du droit pénal sans un certain nombre de précautions tenant compte de la réalité opérationnelle, exposés à des situations qui pourraient inhiber l'emploi de la force légitime, dans des situations de conflit auxquelles notre pays souhaite apporter toute sa vigilance.
Il y a un autre ordre de question qui je pense va faire partie de vos échanges et dont je crois la richesse de ce colloque nous fournira des apports très utiles, c'est la fréquence croissante des instances pénales portant des événements liés à la vie courante de l'institution militaire et des services du ministère de la défense, et les réflexions qu'appelle cette intensification du débat pénal. Parmi ces questions certaines sont de principe.
L'Etat de droit, sa prééminence, la volonté de clarté devant l'ensemble des citoyens pour élucider des actes répréhensibles, des actes délictueux, c'est un principe sur lequel notre République, notre pays, a maintenant arrêté ses choix et les applique avec une grande fermeté. C'est ce qui conduit à ce que je donne des avis favorables le plus souvent aux demandes de poursuites ou aux questions relatives à l'ouverture de poursuites, en tout cas je donne cet avis favorable par principe dès qu'un doute sur la réalité de faits délictueux, apparaît de bonne foi et dès que ces faits présentent une certaine gravité. De même le gouvernement à fait adopter par le parlement la loi sur le secret défense qui a contribué à dévoiler une partie des éléments de preuve qui sont utiles à la manifestation de la vérité devant la juridiction pénale, cette loi s'applique maintenant depuis deux ans de manière je crois tout à fait satisfaisante, et de nombreux épisodes m'amènent à observer une coopération particulièrement scrupuleuse et particulièrement intensive de l'ensemble de l'institution militaire, plus particulièrement représentée par la direction des affaires juridiques, avec l'ensemble des autorités d'instruction qui veulent s'informer pleinement des faits sur lesquels elles enquêtent.
Donc sur le plan des principes il me semble que nous sommes arrivés aujourd'hui à un équilibre qui appelle peu d'interrogations, mais se posent alors des réflexions pratiques : l'une de ces questions est comment assurer correctement la protection juridique que l'Etat doit à ceux qui le servent et notamment ceux qui s'engagent, ceux qui exercent des responsabilités d'action ou de décision en fonction d'instructions qu'ils ont reçues, la fréquence et la complexité des demandes légitimes de protection juridique augmente substantiellement. Cela pose des questions de moyen, cela pose aussi des questions d'application de la règle et d'éthique, et là encore, moi je fais très attention à l'équilibre et à l'équité du débat pénal. C'est pourquoi, lorsque le jugement de faits délictueux met en jeu des comportements, des situations personnelles contradictoires, il serait évidemment contraire à l'équité que les personnels servant la défense soient moins efficacement défendus et puissent bénéficier d'un éventail d'outils de défense de leurs droits inférieurs à ceux dont peuvent bénéficier des partenaires extérieurs, dont le niveau de responsabilité est parfois plus élevé.
Une autre question pratique relative à ces situations d'augmentation des investigations pénales sur la vie de la défense est de savoir comment faire vivre authentiquement, la séparation des pouvoirs.
Lorsqu'il s'agit d'appliquer des instructions à caractère politique émanant du gouvernement, s'agissant de l'investigation et du débat pénal sur les activités de subordonnés d'un membre du gouvernement, où est l'exercice du droit pénal, où est l'appréciation d'opportunité dans les comportements ?
Et puis, encore une réflexion pratique, quel est le poids dans l'exercice des fonctionnalités du ministère de la Défense, des obligations juridiques dans un contexte où naturellement l'intensification du débat pénal représente tend à accroître le niveau de précaution dans la gestion du ministère. Là bien sûr, le cas qui est le plus frappant c'est l'application des dispositions relatives aux marchés publics, dont on connaît déjà le formalisme qui n'a cessé de s'accroître au cours des dernières décennies. L'introduction de la dimension pénale dans l'exercice de responsabilité et de choix qu'on ne peut pas éluder entre des intérêts économiques contradictoires se traduit, ce n'est pas propre à ce ministère, mais du fait de l'intensité de son activité d'acheteur évidemment nous y sommes particulièrement exposés, par un alourdissement des procédures et une lenteur des processus de décision qui ont des conséquences tout à fait perceptibles sur le bon fonctionnement du ministère.
Ajoutons à ça une réflexion un peu plus philosophique il est d'usage de dire, parce que c'est le bon sens, " que le risque zéro n'existe pas ! " Le risque juridique zéro non plus n'existe pas. Il existe toujours un élément aléatoire dans l'application du droit, et un ancien membre d'une juridiction vous en parle savamment, y compris dans l'application de ce droit par une juridiction. Et donc il nous faut bien en tant qu'institution de l'Etat chargée de l'application et de l'édiction d'un très grand nombre de règles et de décisions faisant grief, il nous faut bien assumer un équilibre entre la volonté de respecter pleinement le droit et puis l'impératif de faire marcher, d'assurer les fonctionnalités de l'institution.
Et puis le dernier domaine de réflexion que j'aimerai soumettre à votre attention c'est bien sûr les répercussions de cette nouvelle place du débat pénal dans la vie de l'institution militaire sur la vie professionnelle des militaires et des agents de la défense.
Je crois que la communauté militaire partage la volonté qui est dominante dans notre société et c'est heureux, de la prééminence de l'Etat de droit. Il n'y a pas de réticence parmi les agents du ministère de la Défense face au principe que naturellement les règles de droit s'appliquent pleinement, et je dirai même que chez beaucoup de militaires et d'agents civils de la défense qui sont des gens, par leur culture, par leurs missions, par leur éthique, particulièrement attachés à la loi et au respect des principes humanistes, je crois qu'il existe un souhait que les auteurs d'infractions, les auteurs de manquements aux règles de la société, soient identifiés et sanctionnés parce que la communauté militaire et le ministère de la Défense détiennent à juste titre l'image de gens respectueux de la loi, et qu'ils ne souhaitent pas que leur honorabilité collective soit entachée par un risque de négligence ou un risque d'indulgence mal placé vis-à-vis de comportement indéniablement répréhensible.
Mais il nous reste je crois deux domaines d'interrogation et de trouble qui passent à l'intérieur de la société militaire : le premier est celui bien sûr de la fréquente mise en jeu de poursuite pour des infractions non intentionnelles. C'est un problème qui n'est pas propre à l'institution militaire et qui se retrouve et dans l'ensemble des services publics et globalement dans tous les milieux professionnels. Il est vrai que, quand on regarde sur l'échantillon d'expériences dont on dispose aujourd'hui, le nombre de cas, où au final, en fin de procédure, la culpabilité d'un agent du ministère de la défense est reconnue et sanctionnée, ces cas sont évidemment très peu nombreux. Mais il reste que la plus grande fréquence des mises en cause, et l'impact personnel et collectif de la situation d'accusé à partir de la réalité d'une action dans laquelle une diligence normale a été employée, est ressentie comme une grande difficulté et est accompagnée d'un sentiment d'injustice.
Et puis l'autre préoccupation c'est bien sûr le sentiment d'un risque de contagion des accusations et la confusion de l'accompagnement médiatique de certaines mises en cause, qui sont vécues là aussi comme quelque chose de profondément négatif par les personnels de l'institution militaire. Il existe dans tout groupe professionnel amené à agir au service de la société des personnes qui sont à juste titre mises en cause. Il existe des transporteurs dangereux, il existe des professionnels de santé oublieux de leur déontologie, il existe des enseignants qui ont des comportements répréhensibles vis-à-vis des enfants qui leur sont confiés, à l'occasion de diverses affaires qui mettent en cause individuellement des personnes de ces catégories professionnelles nous sommes amenés à réagir, intuitivement, moralement, sur la profonde injustice que représente la mise en accusation larvée de tout un groupe professionnel dont les membres sont profondément soucieux de leur honorabilité et de leur sécurité juridique.
Cette réalité pèse aussi sur la société militaire et il est, je crois de mon rôle de l'évoquer ouvertement et sereinement, plutôt que de penser que le problème devrait être dissimulé. La communauté militaire, je le disais, est, je crois dans sa profondeur et j'en parle en responsabilité, déterminée à respecter pleinement les principes de l'Etat de droit. Elle montre chaque jour sa disponibilité pour renforcer sa compétence et pour mieux organiser son travail de manière à l'harmoniser pleinement avec les principes du droit pénal. Il nous reste, je crois à analyser ce que sont les impératifs propres de la fonction de défense au regard des responsabilités internationales que notre pays a choisi de se donner et qui nous place au sein d'un club où nous ne sommes pas très nombreux, les Etats qui aujourd'hui sont déterminés à exercer l'ensemble des charges et des missions qui vont avec l'emploi de la force au service de causes démocratiquement déterminées comme étant justes, ces Etats ne sont pas très nombreux. Nous devons donc veiller à ménager, entre le respect plein et entier du droit pénal et cette volonté d'agir au service d'une société internationale, plus juste, plus équitable et plus respectueuse du droit, un nouvel équilibre sur lequel, je crois, nous progressons, en faveur duquel nous sommes également déterminés, et sur lequel je crois, des réflexions à la fois pratiques, philosophiques et juridiques sont encore nécessaires. C'est ce qui me fait attendre avec beaucoup d'intérêt et je dirai même d'impatience la qualité et la diversité des débats que vous allez ouvrir aujourd'hui en saluant tous les participants qui ont bien voulu s'y associer.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 17 avril 2001)