Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'état du monde, la stratégie politique de la France face à la mondialisation et son outil diplomatique, Paris le 28 août 1997.

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Circonstance : Conférence des ambassadeurs à Paris du 27 au 30 août 1997

Texte intégral

Je suis heureux que cette 5ème Conférence des ambassadeurs me donne l'occasion de vous recevoir tous ici moins de trois mois après ma prise de fonctions. Avec le ministre délégué aux Affaires européennes, Pierre Moscovici, qui nous rejoint dans quelques instants, et le secrétaire d'Etat chargé de la Coopération, Charles Josselin, j'attache une réelle importance à ces deux journées et demi de travail et de réflexion. Lorsque j'ai été nommé ministre des Affaires étrangères, j'ai ressenti une grande fierté - j'ai déjà eu l'occasion de le dire -, assortie d'un sentiment de responsabilité non moins fort. Je savais que je me retrouvais, grâce à la décision et sous la double autorité du président de la République et du Premier ministre, aux commandes d'une grande Maison, la vôtre, dont j'avais pu éprouver antérieurement la richesse professionnelle et humaine.

Cette conférence, fruit d'une très heureuse initiative prise en 1993 par M. Alain Juppé, vient à point nommé. Je ferai en sorte, avec vous tous, qu'elle constitue un vrai rendez-vous de réflexion et de travail collectifs, l'élément naturel et régulier de notre évaluation du monde. Elle m'offre l'occasion, unique, ainsi qu'aux principaux responsables du ministère et à mes collaborateurs, de nous mettre à votre écoute et de tirer le meilleur parti, pour la définition de notre politique, de votre inégalable expérience de professionnels, d'hommes et de femmes de terrain . Elle symbolise, aussi, l'unité profonde de notre Maison où chacun, qu'il soit à Paris ou en poste, qu'il dirige une grande ou une petite ambassade, doit se sentir également impliqué dans l'élaboration et la mise en oeuvre de la diplomatie française dont nous avons entendu hier le président de la République nous rappeler les axes.

Mon exposé d'ouverture s'articulera autour de trois questions simples.
1 Quelle analyse devons-nous faire de l'état du monde aujourd'hui ?
2 Quelle stratégie française faut-il pour promouvoir nos intérêts et nos valeurs ?
3. De quel outil diplomatique avons-nous besoin au service de cette stratégie ?

Commençons par le diagnostic sur l'état du monde.
Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que le monde dans lequel nous sommes entrés depuis 1991 n'a plus grand chose à voir avec celui qu'avait engendré la Deuxième guerre mondiale, le monde bipolaire de la compétition Est-Ouest.

Un des phénomènes les plus marquants depuis la fin du monde bipolaire est l'extension progressive à toute la planète de la conception occidentale de la démocratie, du marché et des médias.

Ce marché global crée un monde encore plus exigeant, plus instable, plus compétitif qu'on ne le croit : un monde de concurrence acharnée au niveau des individus qui se retrouvent socialement déclassés lorsqu'ils n'ont pas de qualification ; au niveau des entreprises qui doivent se montrer résolument offensives et ne peuvent plus s'abriter derrière les protections commerciales ou les subventions ; au niveau des Etats, eux-mêmes dont les compétences, pour ne pas dire la légitimité, sont de plus en plus ouvertement remises en cause, y compris dans leurs prérogatives régaliennes.

En outre, dans ce monde libéral et global, il y a aujourd'hui une seule grande puissance : les Etats-Unis d'Amérique. C'est particulièrement évident dans le domaine stratégique. C'est également vrai dans le domaine économique : malgré un poids relatif dans les échanges mondiaux inférieur à celui des pays européens cumulés, les Etats-Unis bénéficient en effet d'atouts dont aucune autre puissance, pas plus l'Europe qu'une autre, ne dispose encore : le poids politique ; la suprématie du dollar ; la maîtrise des réseaux de communication, les "usines à rêves", les nouvelles technologies. Additionnés, le Pentagone, Boeing, Coca-Cola, Microsoft, Hollywood, CNN, Internet, la langue anglaise, cette situation est quasiment sans précédent. Ce doit être un élément de notre réflexion. Faute de quoi, nous ne réfléchirions pas sur le monde tel qu'il est.

Ce monde enfin est aussi potentiellement instable du fait de la prolifération de la souveraineté - 185 Etats sont aujourd'hui membres de l'ONU -, mais d'une souveraineté parfois illusoire compte tenu de l'érosion du rôle régulateur de l'Etat par la globalisation, les marchés, les médias et l'opinion publique transnationale qui fonctionnent en continu. En fait, dans ce monde actuel, il ne se trouve qu'une dizaine d'Etats qui disposent d'un ou de plusieurs des attributs de la vraie puissance globale. Ensuite, une dizaine d'autres ont une influence significative mais régionale. Restent tous les autres qui, sans être des puissances n'en sont pas moins des acteurs qui coopèrent ou s'affrontent, selon des combinaisons mouvantes et variables au sein de l'ONU, de l'OMC et dans un grand nombre d'autres instances ou dans la vie internationale quotidienne. C'est un autre élément de notre réflexion : tout se négocie, en permanence, dans des enceintes multiples et interactives. Comment nous situer dans ce contexte ? Les mots sont importants. Au regard de cette hiérarchie, la France n'est ni un acteur parmi d'autres, ni une puissance "moyenne", ce qui est un terme impropre. Elle n'est pas "la" puissance hégémonique. Et ce n'est pas "la" superpuissance au sens classique du terme. Qu'est-ce qu'elle est ? Elle est une des sept ou huit puissances d'influence mondiale. C'est-à-dire un des grands pays du monde qui a les moyens d'une vraie politique globale.


J'en viens maintenant à notre stratégie. Rien, donc, ne nous est plus acquis par principe, du seul fait d'une histoire prestigieuse ou de la haute idée que nous nous faisons de notre pays. Les mythes consolateurs, l'autocélébration ne nous seront d'aucun secours. Le réalisme, le pragmatisme, la mobilité, l'initiative et la ténacité s'imposent donc. Et doivent être notre loi.

Quelle attitude adopter face à une superpuissance, et face à la prolifération de la souveraineté ? D'abord les Etats-Unis. Quand je parle de leur puissance, je constate un fait. Je le fais, faut-il le souligner, sans acrimonie. Un fait est un fait. L'Histoire, la volonté de leurs dirigeants, leur prodigieux dynamisme, leur confiance en eux, la défaillance de bien d'autres puissances les ont amenés là où ils sont. Mais cette puissance porte en elle-même, dès lors qu'elle est sans contrepoids, notamment aujourd'hui, la tentation unilatéraliste, notamment du côté des organes législatifs, et le risque hégémonique. Donc, selon les cas, nous serons les amis des Etats-Unis ou leur allié ; dans d'autres cas, nous serons amenés à leur dire non - là aussi sans acrimonie - au nom de nos intérêts légitimes, ou de ceux de l'Europe, ou encore de l'idée que nous nous faisons des relations internationales. Tout cela, nous devons le leur dire dans le cadre d'un dialogue amical, franc, véritable et direct.

Cela nous amène également à souhaiter que les puissances qui émergeront dans le monde de demain - Russie, Chine, Japon, Inde - soient également dissuadés de toute tentation hégémonique. C'est pourquoi nous avons intérêt, dès maintenant, à travailler à la bonne intégration dans le système international de demain de ces grandes puissances émergentes. Nous devons avoir avec elles une politique de longue haleine. Sans oublier d'autres ensembles, pour le moment purement économiques, mais qui peuvent acquérir avec le temps plus de consistance, tels que l'ASEAN ou le Mercosur. C'est exactement le sens de la politique entreprise par le président envers l'Asie ou l'Amérique latine.

Naturellement, ce que j'esquisse du monde multipolaire de demain n'est souhaitable et n'est à encourager qu'à condition qu'une Europe forte voit le jour et en soit un élément clé. J'y reviendrai dans un instant L'autre conséquence stratégique à tirer de l'état du monde face au pullulement des acteurs est la suivante. Il faut aiguiser nos capacités de négociation et qu'il y ait de vraies règles du jeu.

S'il y a 185 pays, si tout se négocie, si plus rien ne se décide unilatéralement ou ne s'impose par le fait accompli, il nous faut alors développer encore plus que cela n'avait été le cas jusqu'à maintenant nos moyens de convaincre, de rassembler, de constituer dans toutes les enceintes les coalitions d'intérêts et les majorités dont nous avons besoin. Cela suppose notamment une attitude psychologique et diplomatie d'ouverture, d'écoute, de disponibilité et de persuasion adaptée à cette nécessité, ainsi que le sens du compromis dynamique.

D'autre part, la multiplicité des acteurs, le risque hégémonique, la perspective multipolaire : tout cela va dans le même sens, c'est-à-dire rend indispensables de vraies règles du jeu juridiques comme économiques, équitables, reconnues, valables pour tous. Au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, de l'OMC, dans toutes les enceintes de négociation, désarmement ou autres. A ces conditions là, l'interdépendance n'est pas l'impuissance et une volonté forte trouve à s'affirmer. Tout cela reste à consolider, si ce n'est à bâtir.

En ayant à l'esprit ces quelques impératifs stratégiques, compte tenu de l'état du monde, nous agirons le mieux pour :

  • assurer notre sécurité
  • défendre nos intérêts
  • promouvoir nos valeurs et nos conceptions.
  • préserver notre capacité propre d'influence par tous les moyens dont nous disposons, que ce soit la diplomatie classique, les entreprises exportatrices, la diplomatie culturelle et la francophonie ;
  • contribuer à résoudre les drames tels que ceux du Proche-Orient, de Bosnie, du Caucase, du Cambodge ;
  • tirer le meilleur parti des lieux de pouvoir multilatéraux par le truchement desquels nous pouvons agir (Conseil de sécurité, Union européenne, G8, etc...) ;
  • favoriser le renforcement des règles multilatérales claires et équitables contre les tentations du fait accompli ou de l'unilatéralisme ;
  • contribuer également à l'émergence de plusieurs pôles dans le monde capables de constituer un facteur d'équilibre.


{^<#200>^Union européenne - Construction européenne - Monnaie unique}
J'en viens à l'Europe qui est au carrefour de ces ambitions. C'est à la fois une fin en soi, un élément multiplicateur et aucun des axes que j'ai rappelés peut atteindre la consistance nécessaire si l'Europe n'évolue pas dans le sens que la France souhaite.

L'Europe est un acteur, un moyen d'influence absolument nécessaire de ce monde multipolaire à venir, non seulement par sa capacité propre, mais par la valeur d'exemple qu'elle offre pour d'autres regroupements du même type. C'est l'entreprise d'intégration régionale la plus novatrice qu'ait portée l'Histoire. C'est un exemple sans précédent de coexistence volontaire entre des Etats-nations qui cherchent à inventer une nouvelle forme de souveraineté exercée en commun, non pas par abandon de la souveraineté mais en réussissant à reconquérir une souveraineté qui, dans les faits, s'est déjà en partie évanouie. C'est un processus qui sert de référence à des processus d'intégration régionale en cours en Amérique latine, en Afrique, en Asie du Sud-Est qu'il nous faut encourager.

Cette Europe, nous n'accepterons pas qu'elle se dilue dans une simple zone de libre-échange. Nous n'avons pas oeuvré depuis quarante ans à la construction européenne pour en arriver là et les candidats à l'adhésion concluraient un marché de dupes s'ils entraient dans une Europe impotente ou disloquée parce que les conditions de leur entrée auraient été mal négociées ou n'auraient pas été précédées des indispensables réformes.

Pour jouer le rôle que nous lui assignons, il faut que l'Union européenne renforce sa cohésion interne et sa crédibilité externe et donc prioritairement, réussisse l'euro. Je suis convaincu que la mise en place de la monnaie unique va créer un choc positif et qu'elle aura une puissance fédératrice. S'il se trouve dans les capitales européennes, des dirigeants capables de saisir l'opportunité que constituera sa création, de nouvelles avancées pourront alors se produire dans la construction de l'Europe politique dont le monde a besoin. L'arrivée de l'euro aura une vertu rééquilibrante dans un jeu mondial dominé par le dollar, non parce que c'est le dollar mais parce que c'est le fait qu'une seule monnaie a ce rôle. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous devions attendre passivement l'avènement de l'euro. L'Europe ne peut se réduire à sa seule dimension monétaire. Le Premier ministre s'est fortement engagé à Amsterdam pour lui donner un contenu social effectif. D'autre part, le destin de l'Union se joue aussi sur sa capacité à ne pas se dissoudre dans l'élargissement au détriment de ses membres actuels et futurs. Cela suppose que nous la dotions au préalable d'institutions efficaces, qu'elle ne perde pas de vue qu'elle est d'abord au service des citoyens, qu'elle réussisse à affirmer progressivement son identité dans les domaines diplomatique et militaire. Tous ces points vous ont été rappelés hier par le président de la République et aujourd'hui même, le Premier ministre, M. Lionel Jospin va en discuter avec le chancelier Kohl à Bonn.

Rares cependant sont nos partenaires qui partagent spontanément notre vision d'une Europe-puissance. Chaque fois que nous invoquons la cause européenne pour enrôler les autres Etats membres derrière un projet trop exclusivement français ou trop abstrait, cela ne marche pas. Ce qu'il s'agit de faire, c'est de participer avec nos partenaires, à la naissance d'une souveraineté exercée en commun et à l'élaboration des intérêts vitaux des pays européens entre eux, de façon à ce que l'idée que nous nous faisons de ce que devrait être une puissance européenne dans le monde vienne naturellement, cas après cas, dans des domaines concrets, à l'esprit de nos partenaires, qui a priori sont plutôt circonspects quand cette idée leur est présentée d'une façon trop théorique. Ce que le Premier ministre a appelé : "Faire l'Europe, sans défaire la France". Ne nous leurrons pas : il faudra, pour y parvenir, déployer encore des trésors de patience et de ténacité et travailler jour après jour à exercer dans l'union toujours en formation l'influence française la plus forte possible. Aller vers plus de majorité qualifiée supposera plus de volontarisme encore, de détermination et d'habileté. Pierre Moscovici vous en parlera.


{^<#200>^Ministère des Affaires étrangères - Français à l'étranger}
J'en viens maintenant à l'outil diplomatique Dans un contexte de globalisation et de mondialisation, de quelle outil diplomatique la France a-t-elle besoin ?
Quelle doit être la fonction du Quai d'Orsay ?
Quelle doit être la mission des ambassadeurs ?
Je me suis permis de dire ce matin sur Europe 1 que c'était un métier d'avenir et je le crois vraiment. A l'évidence, il nous faut aujourd'hui achever de repenser nos modes traditionnels d'intervention, revoir nos méthodes de travail, concevoir un outil offensif. Je voudrais maintenant vous décrire, après mes prédécesseurs qui ont déjà entamé cette évolution, ce que j'attends de l'administration des Affaires étrangères et de chacun d'entre vous.

Un mot d'abord sur nos structures. La réforme de 1993 a déjà permis d'adapter notre organisation. Celle-ci est-elle définitive ?
Probablement pas. Mais je n'entends pas, pour le seul plaisir d'attacher mon nom à une réforme, bouleverser ce qui fonctionne. Je serai pragmatique. Là où des réorganisations seront nécessaires, je les déciderai, en temps voulu et après réflexion. Je pense par exemple qu'il faut muscler nos structures d'administration centrale en charge des questions économiques, de sorte que les entreprises qui défendent les intérêts français dans le monde se tournent à nouveau vers nous. Que peuvent attendre de nous les chefs d'entreprise ?
Quelle valeur ajoutée, par rapport aux autres administrations de l'Etat, et je pense notamment à Bercy, pouvons-nous spécifiquement apporter à nos entreprises en matière d'évaluation des situations, de prospective, de contacts ? Je demande que des propositions me soient faites, pour que le Quai d'Orsay, à Paris et dans les postes, devienne ou redevienne une structure capable d'aider ceux qui conquièrent pour nous des parts de marché plus que cela n'est le cas aujourd'hui.

Nos structures, c'est aussi notre réseau diplomatique, consulaire et culturel. Sa densité est un formidable atout, qu'il faut préserver, en l'adaptant. Cette carte doit vivre ce qui signifie des ouvertures, et des fermetures, non pas en fonction d'impératifs uniquement budgétaires, mais en considération de l'évolution politique, économique et démographique du monde et des priorités de notre action. Cela implique au passage de dépasser les cloisonnements administratifs artificiels. Des expériences de postes mixtes avec la DREE ont été lancées. J'y suis favorable dès lors que l'équilibre est respecté, comme d'une façon générale au dépassement des querelles interministérielles, car c'est l'intérêt de l'Etat dans son ensemble qui doit commander.

Un mot ensuite sur nos moyens. Le directeur général de l'Administration vous exposera cet après-midi les principales caractéristiques de notre budget pour 1998. Compte tenu des contraintes extrêmes qui pèsent sur nos finances publiques, la négociation a été difficile. Sans donner trop d'indications, le Premier ministre a demandé que les informations essentielles sur le budget ne soient communiquées qu'après que le budget ait pu être présenté en Conseil des ministres. Je peux vous indiquer tout de même que j'ai veillé à ce que nos crédits d'intervention culturelle soient préservés, alors qu'un effort très sévère nous était initialement demandé dans ce domaine, s'ajoutant à des années de sacrifice. Même orientation pour les moyens généraux de fonctionnement du ministère, et en particulier des moyens de nos postes, dont j'ai plaidé la reconduction. Cette issue plutôt favorable ne doit évidemment pas nous dispenser de poursuivre nos efforts de rationalisation. J'ai fait à cet égard des propositions au secrétaire d'Etat au Budget pour que la réflexion sur la modernisation de cet outil ne se fasse pas à l'aveugle, au dernier moment, dans la précipitation des négociations budgétaires de l'été.

Un mot enfin sur nos méthodes. Nous devons avoir, et nous aurons, des méthodes de travail plus modernes et plus directes, qui valorisent mieux la responsabilité de chacun, à quelque place qu'il se trouve. Les hiérarchies sont nécessaires à la décision. Elles ne doivent pas empêcher l'épanouissement des talents ni entraver la capacité de réflexion et de proposition. Ne craignons pas le regard extérieur, même s'il est critique. Il nous enseigne toujours quelque chose d'utile sur nous-mêmes. Par exemple, c'est un consultant extérieur qui animera cet après-midi la table ronde sur les relations entre l'administration et les postes. J'attends des progrès concrets et perceptibles sur des objectifs tels que la simplification des circuits de décision, le renforcement à tous les niveaux de la coordination entre services, l'ouverture plus large encore du ministère aux technologies de l'information. Ainsi, plutôt que de s'en défendre frileusement, comme vient de le déclarer le Premier ministre, il est urgent de conquérir Internet, de s'en servir comme outil, mais aussi comme débouché pour nos entreprises, pour notre rayonnement culturel. De même, notre style de travail doit tendre vers plus de sobriété et de rapidité : des télégrammes plus courts, plus synthétiques, moins nombreux, des analyses claires, des propositions sans autocensure, un langage direct décrivant les choses telles qu'elles sont, sans vaines circonlocutions, voilà ce qui m'est vraiment utile et à vous aussi d'ailleurs.

Rénover aussi nos méthodes de travail externes: c'est-à-dire intégrer dans une véritable stratégie de réseau et d'influence l'ensemble des acteurs, institutionnels ou non, qui participent aux côtés du Quai d'Orsay à l'action internationale de la France. Or, beaucoup reste à faire. Nous sommes encore trop prisonniers d'une vision trop étroitement étatique de nos modes d'intervention alors que de multiples associations, ONG, collectivités locales, entreprises, concourent à l'action de la France. Ce formidable potentiel, nous l'ignorons trop souvent, nous le sous-estimons, nous le sous-utilisons, contrairement à nos partenaires qui savent en tirer un parti intelligent - voyez les Etats-Unis -. Répondre à la mondialisation, c'est aussi démultiplier les opérateurs, publics, semi-publics ou privés. Il faut donc que nous repensions notre stratégie à l'égard de ces acteurs trop négligés, que nous les englobions dans un ensemble dynamique.

Il faut ensuite continuer à moderniser notre gestion. La Direction générale de l'administration vous réunira cet après-midi sur ce thème. Réforme des procédures comptables, globalisation des budgets de fonctionnement des postes, gestion plus innovante de notre domaine et de nos immeubles : ces actions déjà entreprises seront intensifiées. L'Administration du Quai d'Orsay doit donner l'image du mouvement et de la productivité. D'autres pistes doivent être explorées : je souhaite qu'il soit réfléchi aux modes de gestion de vos frais de représentation. A terme aussi rapproché que possible, je souhaite également que vous ayez l'entière maîtrise des crédits qui vous sont délégués, ce qui suppose une très profonde déconcentration de nos pratiques de gestion. Comme le sont aujourd'hui les préfets, vous devez devenir les ordonnateurs des moyens budgétaires qui sont alloués aux services de l'Etat dans vos pays de résidence, de sorte que vous ayez une véritable autorité de commandement dans la mise en uvre de la politique dont vous êtes chargés par les autorités françaises.

Je dirai enfin un mot de notre communication. Le Quai d'Orsay doit être l'instrument de l'ouverture de la France au monde. Il doit donc véhiculer une image dynamique et une présence permanente dans le champ de l'information. Nos modes d'expression sont perfectibles. Je ne vous ferai jamais le reproche de trop communiquer ; c'est un aspect essentiel de votre mission. Mais il vous appartient de communiquer en cohérence avec les déclarations politiques générales de vos autorités. Je demande à la Direction de la presse, de l'information et de la communication, sous couvert du Secrétaire général, de me formuler, des propositions sur l'articulation de la communication entre l'administration centrale, le porte-parole et les postes.

Cette communication doit bien entendu pouvoir compter sur un outil technique performant. Je souhaite donc que le directeur général de l'Administration me transmette, si possible d'ici la fin de l'année, un nouveau schéma directeur informatique du Département incorporant des propositions sur l'accès des services centraux et des postes à Internet.

Je terminerai par quelques considérations sur votre métier. Le métier d'ambassadeur a déjà beaucoup changé. A vrai dire, il ne cesse de changer ! Cela va continuer et nécessitera, de votre part, un effort constant d'adaptation. Vous conserverez certes les attributs traditionnels de vos fonctions régaliennes qui ne vous sont pas contestés. Je formulerai à cet égard deux observations :

- les crises récentes que nous avons vécues ces dernières semaines, en Afrique et au Cambodge, rappellent que notre devoir de protection des Français à l'étranger est plus impérieux que jamais. Je sais à quel point vous y êtes sensibles et je connais votre dévouement. Je vous demande de veiller personnellement aux questions de sécurité de nos compatriotes, en particulier à l'élaboration des plans de sécurité. Le directeur des Français à l'étranger me rendra compte des conditions dans lesquelles vous mettrez en oeuvre cette dimension importante de votre fonction. Le souci que nous devons avoir de nos compatriotes ne se limite pas à ces questions de sécurité ;

- je vous demande également de vous impliquer personnellement dans l'adaptation de notre politique des visas. Comme vous le savez, le gouvernement, à la suite notamment du rapport Weil demandé par le Premier ministre, redéfinit en ce moment les règles d'entrée et de séjour des étrangers en France. Or les difficultés rencontrées par des ressortissants de pays soumis à obligation de visa ont récemment conduit - nous en avons tous été témoins - les élites de ces pays francophones et francophiles à commencer de se détourner de la France. Il faut reconquérir, grâce à une politique plus ouverte, plus souple ces catégories de chercheurs, d'investisseurs, de personnalités d'influence culturelles ou artistiques qu'il est de notre intérêt d'autoriser à venir en visite en France, tout en demeurant rigoureux sur l'immigration clandestine. Ce sont deux problèmes totalement différents. C'est là une de vos responsabilités personnelles à laquelle je vous demande de veiller avec une vigilance particulière. Soyez entre autres très attentifs aux conditions d'accueil du public dans vos postes.

L'évolution du monde étant ce qu'elle est, on exigera de plus en plus de vous que vous soyez animés d'un véritable esprit d'entrepreneur. L'ambassadeur est le seul à pouvoir assumer la synergie entre diplomatie politique, économique et culturelle. Il doit être le "manager" polyvalent de l'influence française dans son pays de résidence, ce qui suppose une vision stratégique du développement de notre présence dans ce pays, et ce qui suppose aussi que vous assumiez pleinement vos responsabilités de gestionnaire d'une équipe et de moyens financiers, techniques, immobiliers.

Il faut donc continuer d'élargir votre métier à ces fonctions nouvelles. Cela impliquera nécessairement d'ouvrir les carrières diplomatiques. Le discours sur la spécificité du métier diplomatique est valable s'il n'est pas défensif. Il faudra à l'avenir diversifier vos parcours professionnels. Envisager, comme une étape naturelle de la carrière, une expérience extérieure au Quai d'Orsay. Je souhaite favoriser une plus grande mobilité - j'en connais les difficultés - qui ne pourra qu'enrichir votre capacité à exercer vos fonctions. Certains postes de responsabilité de ce ministère, notamment ceux qui sont les plus en contact avec l'extérieur, vis-à-vis des autres administrations et des entreprises, ne devraient être confiés qu'à ceux d'entre vous ayant eu une expérience de mobilité externe. La mobilité, loin d'être un frein à l'avancement, devra devenir un facteur de valorisation des carrières. Je demande au Secrétaire général et au directeur général de l'Administration de me formuler des propositions à cet égard.


Je vais clore ici mon propos avant de passer la parole à Pierre Moscovici. J'ai voulu, en introduction à vos travaux, après le président et avant le Premier ministre, vous livrer des éléments de doctrine et de méthode qui orientent votre action. Je vous ai parlé avec un souci de vérité. Je ne cherche pas à cacher les difficultés qui nous attendent dans le monde actuel. C'est à mon sens la seule façon d'espérer les surmonter efficacement. Nous avons besoin d'un diagnostic sincère sur l'état du monde, sur la position de la France dans le monde, pour sortir du cycle arrogance-dépression auquel s'abandonnent tant de bons esprits dans ce pays. Le rôle historique de la France n'est pas achevé. Il n'y a pas matière à se complaire dans la nostalgie. Mais nous sommes dans un monde où plus rien ne va de soi, pour personne. Aucun Etat, si puissant soit-il, ne peut prétendre détenir les clés de l'avenir. Aucun pays, même superpuissant, n'est plus capable de faire la pluie et le beau temps, ni même la paix au Proche-Orient. Le jeu est ouvert. A nous de jouer nos cartes. A partir de ce constat, il faut trouver les relais et les leviers nécessaires pour défendre et promouvoir nos intérêts, nos idées, nos valeurs, ce qui forme un tout. A mes yeux, la vraie démission serait de réduire notre politique étrangère à une simple posture. Je ne vous dirais pas ceci si je n'étais pas entièrement convaincu qu'il y a mieux à faire : mener une grande politique. Pour cela, je vous demande de vous mobiliser plus encore.
Chacun d'entre vous est détenteur d'une parcelle de l'intérêt national. La compétition qui s'ouvre redonne toute sa légitimité, toute son attractivité au métier d'ambassadeur. Prenez-la comme un défi personnel. Partout où il y a des ambassadeurs dynamiques, introduits dans la société locale, actifs dans les milieux les plus variés, connus des médias, prompts à susciter des initiatives, la France est bien représentée. Vous l'avez entendu dire et vous l'entendrez demain. C'est cela que le président et le gouvernement attendent de vous.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 novembre 2001)