Déclaration de M. Alain Madelin, président de Démocratie libérale, sur l'élargissement de l'Europe et sur ses propositions face à la ratification du traité de Nice, notamment la définition des frontières de l'Europe et de la future architecture institutionnelle, à l'Assemblée nationale le 5 juin 2001.

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Texte intégral

Nous dirons "oui" à la ratification du Traité de Nice. C'est un "oui" à la réunification de l'Europe dont ce Traité ouvre la voie. C'est un "oui" de responsabilité, celui du PPE au niveau européen. Mais c'est aussi un "oui" sans enthousiasme car Nice constitue, après Amsterdam, une nouvelle source de déception, hélas sous présidence française.
Quel était l'enjeu du sommet de Nice ? Il y a un peu plus d'un an à cette même tribune je disais que ce rendez-vous devait être le coup d'envoi de l'Europe de tous les Européens. Car la grande Europe, l'Europe réunifiée, l'Europe de tous les Européens, c'est l'exaltante perspective que nous offre l'histoire depuis la chute du Mur de Berlin. Exaltante, car avec la grande Europe, l'Europe ne change pas seulement de dimension, elle change aussi de nature.
Oh bien sûr, il ne s'agit pas de réinventer l'Europe. La construction européenne est un parcours historique unique, inédit, un acquis fabuleux. Les 6 puis les 12 ont réussi à créer, avec l'abolition progressive de leur frontières internes, une zone de paix et de liberté unique dans l'histoire, inédite dans le reste du monde, la plus belle réponse aux horreurs de la première et de la seconde guerre mondiale.
La grande Europe ce n'est pas la seule perspective d'une addition d'Etats ou d'une addition de consommateurs, c'est avant tout la perspective d'être nous-mêmes, de nous retrouver nous-mêmes, nous les européens, porteurs d'une idée, d'un point de vue sur le monde, d'une certaine façon de vivre, de cette conception de l'homme que nous avons forgé au cours des siècles dans le creuset européen et que nous avons su offrir au monde.
C'est pourquoi avant d'être pensé en termes économiques, l'élargissement de l'Europe doit d'abord être pensé en termes historiques, politiques et culturels. Priorité donc à l'élargissement de l'union européenne à l'Est. C'est la tache principale qui doit mobiliser nos énergies dans les prochaines années.
Nous avons déjà à mes yeux perdu beaucoup de temps vis-à-vis des peuples que nous avions abandonnés à la soviétisation au lendemain de la deuxième guerre mondiale, et qui, après des années de souffrance sous un régime communiste se sont libérés seuls du système totalitaire qui les oppressait.
En se libérant, ils nous ont libéré. Ils nous ont libéré de la terrible menace que les forces militaires et nucléaires de l'union soviétique et du pacte de Varsovie faisaient planer sur nos démocraties et sur nos peuples. Nous devons reconnaître notre dette et leur dire merci.
Mais au lieu d'ouvrir grand les portes de l'Europe nous n'avons fait qu'entre bailler nos portes, multiplier les obstacles, exiger de ces pays une transformation draconienne de leur système politique, économique et fiscal qui s'apparentait à une succession de vraies révolutions intérieures, quitte à reprocher aux nouveaux dirigeants des démocraties de l'Est de faire preuve de trop grande audace dans les changements. Ils attendaient notre solidarité, il sont heurtés à notre égoïsme.
Certes, nous savons bien que nous ne ferons pas entrer la grande Europe dans les institutions de la petite Europe. Nous savons que les institutions prévues pour un petit nombre de pays qui ont déjà tant de mal à fonctionner à 15 ne peuvent sans changement profond fonctionner demain à 27 ou à 30.
Nous savons qu'il va nous falloir définir un nouveau cadre constitutionnel et institutionnel pour la grande Europe. Mais nous le savons depuis déjà longtemps, et les nouvelles démocraties de l'Est n'ont pas à faire les frais de notre impuissance et de nos tergiversations.
Cette question institutionnelle était déjà la grande question posée à Amsterdam, une question qui est restée sans réponse. C'était aussi la grande question restée posée au sommet Nice qui, au terme d'un petit compromis, nous apporta une petite réponse au travers des quelques modifications institutionnelles minimum qui nous permettront d'accueillir une première vague de pays candidats et de tenir cahin caha jusqu'à une réforme plus ambitieuse.
Je pense, pour ma part, que le gouvernement a mal mesuré et mal préparé le sommet de Nice. Il n'a pas su en fixer l'enjeu. A la différence de l'Allemagne dont le Chancelier Gerhardt Schroeder avait défini, devant le Bundestag, un objectif de négociation : "A Nice il s'agit avant tout d'éliminer du côté de l'Union européenne les derniers obstacles à l'élargissement". Un objectif clair qui lui a permis de revenir devant le Bundestag en disant : "A Nice nous avons atteint notre objectif stratégique primordial: l'union européenne a manifesté sa volonté et sa capacité à accueillir de nouveaux membres".
Cette perspective de la grande Europe, Monsieur le Premier ministre, dans sa déclaration à l'Assemblée Nationale préalable au sommet de Nice, ne l'a mentionnée que pour mémoire et sans imagination, sans souffle, dans un laborieux discours ou il énumérait une quinzaine de priorités qui commençaient par l'agenda social pour aller à la défense de nos services publics, en passant par le sport, la sécurité des transports et la société de l'information.
La grande Europe manifestement n'était pas l'objectif de ce gouvernement. Il est vrai que cette grande Europe, vous ne l'aimez pas. Vous ne l'aviez pas imaginé, et vous ne l'avez pas voulu, pas plus bien entendu que les amis communistes de votre majorité plurielle.
Faut-il rappeler Jacques Delors qui, au lendemain de la chute du Mur de Berlin lançait un mémorable "je dis non à la réunification", ou encore François Mitterrand qui affirmait, à Prague, que les nouvelles démocraties d'Europe de l'Est devraient attendre, je le cite, "des décennies et des décennies pour rejoindre l'union européenne".
Comment peut-on se tromper à ce point ? Et comment ne pas voir que la tache primordiale, celle de toute une nouvelle génération politique, qui doit nous occuper aujourd'hui, c'est de construire la grande Europe.
Quel décalage pourtant entre tous ces beaux discours plus européens les uns que les autres, ces conversions subites au fédéralisme ou à la Constitution européenne - idées que pour notre part nous défendons depuis longtemps- et une réalité où l'on passe à côté de ce rendez-vous que nous donne l'histoire !
On parle fort de la solidarité européenne, mais la réalité c'est l'égoïsme. Oui à une nouvelle Europe, oui à l'Europe élargie, mais surtout que rien ne change ! Touche pas à ma politique agricole commune, à mes services publics, dit la France. Touche pas à mon chèque, dit la Grande Bretagne. Touche pas à mes fonds structurels, disent l'Espagne et l'Italie. La Grande Europe, oui, mais pas la libre circulation, dit l'Allemagne, ou en tout cas plus tard, bien plus tard.
On dresse des plans sur un futur fédéralisme européen, mais la réalité c'est le nationalisme le plus têtu. Et je suis d'ailleurs surpris d'entendre les voix de ceux qui se veulent plus européens que les autres dresser ce qui constitue selon eux le "bilan accablant" du Traité de Nice au motif d'apparence très souverainiste que ce Traité réduit l'influence de la France appelée à perdre un second commissaire ou à voir son rôle au Conseil des Ministres et au Parlement européen minorée par rapport à l'Allemagne.
Ce n'est bien entendu qu'en dépassant le nationalisme étroit et l'égoïsme que l'on trouvera le chemin de l'Europe de demain, celle de tous les européens.
Ce chemin maintenant c'est celui de l'après Nice. Et je voudrais fixer aujourd'hui quelques jalons.
1. Construire l'Europe de tous les européens suppose que l'on définisse préalablement les frontières de l'Europe.
S'interroger sur les frontières de l'Europe c'est s'interroger sur ce qu'est vraiment l'Europe. Pour des politiques assez prompts à dénoncer ce qu'on appelle le "déficit démocratique" de l'Europe, il me semble que le gouvernement Français a été un peu rapide quand, à Helsinki, il a dit "oui à l'entrée de la Turquie dans l'Europe", sans débat préalable, sans discussion démocratique, sans consultation des Français.
Une Turquie qui, aussitôt empoché ce "oui" au demeurant assez timide, a déclaré que ce "oui" témoignait de la vocation de l'Europe à s'étendre vers le Caucase, l'Asie Centrale, puis le reste de l'Asie. Convenez qu'il y a sur ce point une clarification nécessaire. Une clarification qui, si elle conduit à dire "non" à l'entrée de la Turquie dans l'union européenne comme je le propose, doit nous amener à faire dans le même temps des propositions d'organisation des espaces euro-méditerranéens et pan-européens.
2.Construire l'Europe de tous les européens c'est aussi en définir sa future architecture institutionnelle.
Monsieur le Premier ministre nous a parlé d'une "fédération d'Etats Nations" selon la formule qui fait aujourd'hui florès de Jacques Delors à Jacques Chirac. Pourquoi pas ? La formule est suffisamment ambiguë pour que chacun puisse s'y retrouver. On ne peut cependant en rester là. Car l'idée fédérale, que je défends depuis toujours, se prête à toutes les ambiguités.
Les libéraux qui sont parmi les plus attachés à une conception authentiquement fédérale de l'Europe rejettent toute perspective de super Etat fédéral centralisé. Comme l'avait très bien déclaré en commun Jacques Chirac et Helmut Khol : "l'objectif de la politique européenne n'a jamais été et ne peut être d'édifier un Etat central européen".
Malheureusement, trop souvent nous pensons l'Europe au travers de schémas traditionnels; soit on l'imagine comme la France agrandie, avec un super gouvernement, un super président, un super parlement, de super lois et de super impôts; soit on l'imagine en agrandissant le modèle fédéral allemand, ce qui revient à transformer nos Etats-nations en Landers; Soit on veut reproduire le modèle américain sur notre continent au travers de futurs Etats Unis d'Europe.
Ni Etat-nation agrandi, ni modèle américain, ni modèle Allemand. Monsieur le Premier Ministre a eu raison de rejeter le plan Schroeder, c'est-à-dire le projet d'une Europe à l'Allemande.
La construction européenne est d'une autre nature. Elle constitue, selon une formule célèbre, "un objet politique non identifié". Si la construction de la grande Europe doit être demain une construction fédérale, c'est au sens que lui donnaient les pères fondateurs de l'idée fédérale au siècle dernier, c'est-à-dire des institutions garantes de la liberté des personnes, des entreprise et de la société, contre tout empiétement excessif de la puissance publique. Des institutions qui n'ont pas pour but d'effacer les diversités, de fondre toutes les nations en une même entité, mais de sauvegarder leur qualité propre et qui entendent, comme le disait l'un des pères de l'idée fédérale européenne Denis de Rougemont, "jalousement défendre et maintenir les diversités qui font le génie de l'Europe."
Le fédéralisme authentique c'est précisément le contraire de l'Etat fédéral unitaire. Au lieu de fabriquer l'unité, il organise la diversité. Au lieu de travailler à l'uniformisation des différences, il en recherche l'harmonie. Car si les Etats et les peuples européens ont à l'évidence des objectifs et des politiques communes, notre Europe, de part ses langues, ses traditions nationales ou régionales, constitue un ensemble hétérogène riche de ses diversités qu'on ne saurait assimiler ni aux Etats-Unis ni à l'Allemagne. Il n'existe pas de peuple Européen comme il peut exister un peuple américain ou un peuple allemand. Etre Français ou Italiens ce n'est pas la même chose qu'être Californien ou Texan.
"Il ne s'agit pas d'obtenir une sorte de nation européenne ou Latins et Germains, Salves et Anglo-saxons, Scandinaves et Grecs se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes qui ne pourraient satisfaire aucun de ces groupes et qui les brimeraient tous. Les diversités européennes doivent être jalousement défendues et maintenues" disait Denis de Rougement
Faire le choix de la grande Europe, c'est opter pour un fédéralisme très largement décentralisateur.
Comme l'a bien vu le Président Valery Giscard d'Estaing "le projet intégrationniste de la petite Europe d'hier ne peut être celui de la grande Europe d'aujourd'hui". C'est pourquoi -et c'est sans doute la faiblesse de beaucoup des projets aujourd'hui avancés- on ne saurait courir deux Europe à la fois. C'est pourquoi, vouloir imposer aujourd'hui à la grande Europe un modèle intégrationniste ne peut conduire qu'à l'échec - et j'avoue que je me demande parfois si certaines surenchères européennes n'ont pas pour but inavoué de faire échouer la grande Europe-.
Mais à l'inverse, la construction de la grande Europe ne doit pas conduire à freiner la dynamique d'intégration d'un certain nombre de pays pour l'essentiel aujourd'hui engagés dans la zone euro.
C'est pourquoi je crois nécessaire de distinguer, d'une part, les modalités institutionnelles d'une coopération renforcée d'un groupe de pays, qu'on l'appelle "noyau dur" "centre de gravité" -peu importe- dans lequel la France à un rôle moteur à jouer et d'autre part, la tache historique qui consiste à construire l'Europe de tous les européens.
Bien évidemment la construction de cette grande Europe, de cette maison commune à tous les européens doit être discutée, élaborée avec tous ceux qui ont vocation à l'habiter. Il y aurait quelque insolence de voir l'Europe des 15 prétendre construire seule aujourd'hui cette maison commune pour l'imposer demain aux nouveaux co-propriétaires qui attendent à l'Est de l'ancien Mur.
C'est pourquoi, j'ai accueilli avec satisfaction les déclarations du premier ministre visant à associer les pays candidats au débat sur l'avenir de l'Union européenne.
Mais il faut aller plus loin et organiser, c'est ma proposition, une grande Convention réunissant les Institutions européennes, les Etats membres et les Etats candidats ainsi que des délégations de leurs parlements respectifs.
Quelles que soient les ambitions des uns et des autres, le dessein qu'ils peuvent former sur les institutions ultimes de l'Europe, l'après Nice passe par une délimitation précise des pouvoirs confiés à l'Europe, par une redéfinition plus fonctionnelle et de la Commission et du Conseil européen et par l'inscription, enfin, de ces modifications essentielles dans un pacte Constitutionnel fondateur de la nouvelle Europe.
- Il nous faudra d'abord délimiter et limiter précisément les pouvoirs dévolus à l'union européenne.
Avant de s'entendre pour savoir par qui et comment les décisions seront prises, il est indispensable de définir précisément quelles sont les décisions qui doivent êtres prises au niveau européen et de se garantir contre tout débordement. C'est pourquoi, il n'est que temps de clarifier le principe de subsidiarité inscrit dans le Traité de Maastricht, d'assurer enfin son contrôle, au travers notamment de la Cour Européenne de Justice, à l'initiative des Etats, des instances européennes et selon certaines modalités par les Parlements et les régions des Etats membres qui ont compétences législatives.
-S'agissant de la Commission européenne, la réforme inscrite dans le Traité de Nice n'est qu'une solution transitoire.
Il nous faudra réformer cette réforme pour assurer à la fois la fonctionnalité et la défense de l'intérêt général européen par la commission et donc l'organiser à partir d'un certain nombre de fonction au delà de la représentation des Etats consacrée par le Traité de Nice qui peut légitimement être considéré comme un recul de l'esprit européen.
Je ne suivrai pas sur ce point le premier ministre qui vient de proposer que le Président de la commission soit issu de la formation politique européenne victorieuse aux élections européennes.
La proposition n'est pas nouvelle. A l'occasion des dernières élections européennes Jacques Delors proposait déjà que les partis politiques en lice fassent campagne non seulement pour leur programme mais aussi pour un candidat à la présidence de la commission : "on se trouverait alors, disait il, dans une situation proche des Etats-Unis ou les citoyens désignent de grands électeurs qui élisent ensuite le Président".
J'avoue ne pas comprendre le premier ministre qui, d'un côté, refuse à juste titre un modèle américain qui reviendrait à donner à la France le statut d'un Etat fédéré, et qui propose, de l'autre côté, un système électoral qui aboutirait au résultat qu'il rejette. Au surplus j'ajoute qu'il n'y a pas de formation politique qui dispose à elle seule d'une majorité au Parlement européen. Fort heureusement. Il me paraît extrêmement dangereux de vouloir que le président de la commission européenne ait d'abord la confiance d'un parti avant d'avoir la confiance des pays qui composent l'union européenne.
-A la réforme de la Commission, s'ajoute la réforme du Conseil européen.
Monsieur le premier ministre a repris la proposition de la mise en place d'un Conseil permanent des ministres dont les membres, sortes de Vices premier ministres, coordonneraient les questions européennes dans leur propre gouvernement. Fort bien.
Mais au-delà, reste posée le problème esquivé à Nice : il faut stabiliser d'urgence la Présidence du Conseil européen pour que l'Europe, et notamment l'Europe politique, celle de la politique étrangère et de la sécurité commune, puisse faire entendre plus fortement sa voix dans le concert des nations.
On voit bien l'absurdité à laquelle conduirait le maintien d'une présidence tournante d'une durée de 6 mois qui dans une Europe à 25 ou à 30 amènerait la France à n'exercer cette présidence que tous les 3 quinquennats ! Je sais bien la tentation qu'il peut y avoir de certains de mettre le Conseil européen et le Conseil des Ministres entre parenthèse, d'en faire une sorte de deuxième chambre législative. C'est là une chimère. Et l'assurance de faire capoter la grande Europe qui en devenant une construction davantage politique, avec des responsabilité nouvelles sur la scène internationale en matière de défense et de sécurité, ne saurait se construire sur une telle mise entre parenthèse des Etats.
Définir la future architecture institutionnelle de la nouvelle Europe avec tous les européens, délimiter strictement les pouvoirs de l'Europe, réformer la commission et le Conseil, voilà les bases du nouveau pacte constitutionnel qu'il nous faut bâtir.
Alors si aujourd'hui nous disons "oui" au Traité de Nice, ce '"oui' vous l'aurez compris ne traduit aucun enthousiasme pour ce qui reste à mes yeux un mauvais traité, mais c'est un "oui" responsable au regard de l'avenir, le "oui" porteur d'une grande ambition, pour la grande Europe, celle qu'il va nous falloir construire maintenant dans l'après Nice.


(source http://www.demlib.com, le 8 juin 2001)