Réponses de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes aux questions des conférenciers participant à la conférence annuelle en mémoire de Sergio Vieira de Mello sur les sujets des droits de l'homme et de la politique etrangère, Genève le 11 mars 2010.

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Circonstance : Conférence annuelle en mémoire de Sergio Vieira de Mello à Genève le 11 mars 2010

Texte intégral

Q - Vous avez évoqué, à côté des menaces inter-étatiques, les cas où il y a violence à l'encontre des populations civiles. Or, comme vous l'avez évoqué, il y a des situations dans lesquelles les mécanismes des droits de l'Homme ne peuvent pas faire face, je veux parler du cas de l'Iran - je suis kurde d'Iran. Comme souvent tout passe par la politique et le Conseil de sécurité. En tant de ministre des Affaires étrangères d'un pays membre permanent du Conseil, ne pensez-vous pas qu'il est temps que le dossier des droits de l'Homme en Iran soit pris comme base en tant que telle de la réaction du Conseil de sécurité et que tout ne soit pas caché par le dossier sécuritaire notamment le dossier nucléaire ?
R - Vous dites et vous avez raison, pourquoi n'intervenir que sur le danger nucléaire ? Mais nous n'intervenons pas uniquement sur le dossier nucléaire ! En ce qui concerne les violations des droits de l'Homme, la répression des manifestations, je peux vous dire que la France par la voix de son président Nicolas Sarkozy et la mienne, ont condamné très fortement ces violences et nous continuons à le faire. Est-ce que les violations des droits de l'Homme suffisent pour provoquer une réaction du Conseil de sécurité lorsqu'il s'agit d'un endroit extrêmement instable comme le Moyen-Orient, avec un circuit de pays et d'alliances entre les pays très dangereux ?
Concernant les sanctions, il est temps, bien sûr, et nous y travaillons. Mais j'ai dit tout à l'heure qu'on peut discuter de sanctions qui ne doivent sûrement pas frapper le peuple iranien. Le peuple iranien est pour une part dans la rue. Il y a un mouvement de protestation depuis les élections. C'est leur affaire, certes, mais c'est la nôtre aussi. Donc, pourquoi pas des sanctions économiques, sur les circuits bancaires, assurances, etc, nous sommes en train d'y travailler. Pour y travailler, il faut une majorité au Conseil de sécurité et, en tout cas, il ne faut pas de veto. On ne peut pas dire que ce soit complètement le cas pour le moment, même si le travail se fait à New York en ce moment. La Présidence française du Conseil de sécurité s'est achevé fin février et il n'est pas possible de penser qu'en toutes circonstances, nous aurons la majorité mais il faut y travailler ; c'est cela la politique. Je pense que cela arrivera dans un avenir assez proche. S'il n'y a pas de résolution aux Nations unies, la conscience internationale ne sera pas la même et il n'y aura pas la même pression politique sur le régime iranien. En attendant, nous sommes aux côtés de ceux qui luttent pour la liberté d'expression, pour les élections libres..
Q - Après l'élection du président de la République, Nicolas Sarkozy, en 2007, un poste de secrétaire d'Etat aux droits de l'Homme avait été créé sous votre responsabilité, confié à Mme Rama Yade. Ce poste a été en 2009 et à cette occasion vous aviez déclaré au journal "Le Monde" qu'une politique étrangère était difficilement compatible avec les droits de l'Homme. Il y a un aspect un peut tragique à cette déclaration, que vous avez évoqué tout à l'heure, et j'aurais aimé que vous reveniez là-dessus plus en détail après votre expérience de ministre pendant trois ans et votre expérience humanitaire pendant de très longues années.
R - C'est tellement plus facile d'être engagé sur le terrain et tellement plus satisfaisant et tellement - pardon - plus efficace pour soi-même, surtout quand on est médecin. On a le sentiment d'être utile parce que l'on obtient des résultats immédiats. J'ai eu le sentiment d'être utile au Kurdistan d'Iran et d'Irak et auprès de mes amis kurdes, mais j'ai appris d'Abdou Rahman Hassan Dou que la solidarité humanitaire ne suffit pas, qu'il fallait changer les choses et que pour cela, il fallait - comme on dit - "passer en politique". C'est en particulier ces expériences-là qui m'ont fait accepter la proposition de François Mitterrand à cette époque de participer à un gouvernement. Si je n'avais pas participé à ce gouvernement, il n'y aurait pas eu de droit d'ingérence, de responsabilité de protéger. Pour présenter la résolution 43131, en 1988, il fallait être un gouvernement. Si on n'avait pas proposé cette résolution pour l'accès aux victimes de toutes les catastrophes naturelles et de situations d'urgence du même ordre, cela voulait dire la guerre dans le langage juridique international, jamais il n'y aurait de droit d'ingérence. Nous n'aurions pas fait de progrès juridiques. On aurait pu faire des progrès pratiques, mais ce n'est pas pareil. Nous l'avons fait, avec Mario Bettati, parce qu'il était à mon cabinet et que nous avons arpenté les couloirs des Nations unies, avec en particulier Serge Telle. Nous avions de nombreux appuis, en particulier celui de Michel Rocard, qui était mon Premier ministre, et celui, aussi, de Jean-Maurice Rippert. Voilà ce que je peux dire.
Monsieur, je suis responsable d'une certaine façon de la question droits de l'Homme à l'intérieur du gouvernement de la France. Personnellement, j'avais oublié que j'avais moi-même refusé à François Mitterrand d'occuper la fonction à laquelle vous faîtes référence et que j'avais, au début de ma carrière politique été nommé à un secrétariat d'Etat, à l'Action humanitaire, ce n'est pas pareil.
L'action humanitaire, vous pouvez vous attacher à la faire avancer physiquement si je puis dire. Avoir un "ministre des droits de l'Homme", je crois que c'est une erreur parce que cela nous bloque. Parce que l'on peut se contenter de ces actions sans rien faire d'autre. En fait, on est prisonnier alors que, ce par quoi nous avons remplacé le secrétariat des droits de l'Homme par un ambassadeur des droits de l'Homme et j'ajoute que Mme Rama Yade est à un nouveau secrétariat d'Etat, aux Sports, cette fois, une fonction qu'elle remplit d'ailleurs très bien. Vous comprenez, c'est plus facile, c'est plus efficace, cela n'engage pas un gouvernement et là, je suis d'accord avec mes amis du CICR. Il ne faut pas confondre trop les deux choses. On fait mieux passer les messages par un ambassadeur des droits de l'Homme, poste occupé par François Zimeray, un homme très courageux et estimable, qui travaille avec moi tous les jours et moi avec lui.
Voilà ma réponse, il n'y a plus ou très peu de gouvernement qui comprennent en leur sein, un secrétariat d'Etat ou un ministère des droits de l'Homme.
Car, que faites-vous lorsque vous vous trouvez en Géorgie, avec le président Sarkozy d'ailleurs et qu'au nom de l'Union européenne, nous avons oeuvré sans attendre pour arrêter la guerre et nous y sommes parvenus. Se contente-t-on d'envoyer un ministre des droits de l'Homme ? Mais non, cela ne fonctionne pas. Là, c'était une démarche politique. Je ne dis pas qu'elle a été parfaite mais enfin, nous avons quand même arrêté un processus très dangereux. Bien sûr, c'était au nom de la France puisque Nicolas Sarkozy et moi-même la représentions, mais surtout au nom de l'Union européenne dont nous assurions la Présidence.
Il y a des cas de figure différents, en particulier d'ailleurs la Birmanie, où l'approche doit être spécifique. Essayons d'être efficace. En tout cas, en ce qui concerne le changement du droit international dont j'ai parlé, il fallait être en politique.
Par ailleurs Monsieur, en effet j'étais à Pristina la semaine dernière, mais j'étais à Belgrade avant. Alors là, vous adressez-vous au militant des droits de l'Homme ou au ministre des Affaires étrangères ?
Eh bien, j'essaie d'être les deux. Mais, cela veut dire que, dans une action politique, si vous avez au coeur, cette préoccupation permanente des droits de l'Homme, alors vous vous conduisez peut-être un peu différemment. Mais, ce n'est pas suffisant. Ce serait tellement facile d'invoquer les droits de l'Homme mais de ne rien faire ! C'est tellement fréquent.
Q - Vous venez de rentrer du Kosovo : vous étiez à Pristina et à Belgrade. Avez-vous observé des progrès dans la région ? A-t-on l'impression que les problèmes de Mitrovica existent encore ?
R - Au Kosovo, cela va mieux parce qu'à Belgrade, cela va mieux aussi. Y a-t-il des perspectives ? Oui. Sont-elles immédiates ? Non. Mais après, je ne dis pas que j'en ai été le seul responsable, nous avons été nombreux à demander la même chose, mais enfin, les juges kosovars qui étaient présentés pour la partie nord de Mitrovitca et le tribunal en particulier ont été acceptés par nos amis serbes. C'est bien, c'est un petit progrès, est-ce suffisant ? Non.
Notre idée, c'est que la Serbie doit entrer dans l'Union européenne, le Kosovo aussi. Mais ils ne peuvent pas venir sans se parler. Nous ne referons pas, je crois, l'expérience de Chypre. Tout le monde n'est pas d'accord pour l'élargissement, l'élargissement, cela va jusqu'où ? On peut se poser la question.
Du point de vue de la France, les Balkans occidentaux ont légitimement leur place dans l'Union européenne. Cela ne se fera pas demain, mais en commençant à se parler, entre les gens de Belgrade et les gens de Pristina, dans ce contexte qui a été celui de Sergio et de moi-même puisque je lui ai succédé et que je suis resté 2 ans pendant qu'il était à Timor d'ailleurs, vous savez les coups de téléphone entre Timor et Pristina, c'était quelque chose. Avec deux situations à la fois différentes, très différentes, qui aurait pu penser que Timor aurait été le premier pays, non pas artificiellement créé par la communauté internationale, créé par les combattants, par leurs sacrifices, mais créé comme une entité souveraine, Timor serait le premier dans la course, la bonne course, celle pour la paix et pour l'indépendance. Alors, ces coups de téléphone étaient très particuliers, peut-être un jour les écrirai-je.
Q - Vous avez parlé de compromis dans vos discours, vous avez parlé d'article 4 de l'Union africaine. En tant qu'africaine, je me permets de vous dire que je n'ai pas beaucoup d'espoir parce qu'en 1998, il y avait 80.000 Erythréens qui ont été expulsés sous le nez de l'Union africaine, pourtant nous n'avons pas vu venir l'espoir. Le 23 décembre 2009, l'Erythrée a été sanctionnée sur des allégations qui ne sont absolument pas fondées, et on sait que vous avez, Bernard Kouchner, essayé de plaider contre la sanction mais cela n'a pas marché. La France a donc adhéré à cette sanction. Si nous parlons aujourd'hui de compromis, de négociations, de la paix, alors pourquoi cette sanction sur des allégations non justifiées ? Comment croire le Conseil de sécurité des Nations unies ?
R - Les pétitionnaires des droits de l'Homme, dont je suis, pourraient faire des textes et des textes, mais cela ne suffirait pas. Il y a longtemps, j'ai rencontré les combattants de la libération de l'Ethiopie. L'un d'eux est le président de l'Ethiopie, il était un combattant dans le maquis avec l'actuel président de l'Erythrée. Ils ont commencé ensemble mais se disputent depuis des années. Que peut-on y faire ? A part cela, il y a des alliances discutables, dont celle avec l'Iran. Le peuple érythréen existe, demandez donc leur leurs avis, je n'ai pas à juger. La situation n'est pas bonne, aux frontières il y a la tension, des hommes en armes de part et d'autre. Je sais que le combat de l'Erythrée n'est pas fini. Tout n'est pas réglé par la bonne volonté, ni par la tentative d'intervention. Nous avons été parmi les rares partisans de l'indépendance de l'Erythrée. Les "French doctors" ont dit que quand un dogme se heurte aux combats entre les peuples, il ne doit pas être respecté. Aujourd'hui ils se battent. Nous avons un ambassadeur d'Erythrée en France que je vois souvent. Nous avons un ambassadeur de France à Asmara. Notre travail au niveau médical n'avait pas de frontières à l'époque. Donc, il est plus facile de s'impliquer au niveau médical qu'au niveau des droits de l'Homme. A propos de Sergio, il était intelligent cultivé et courageux, mais en plus il était très beau. Merci à tous.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 mars 2010