Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la justice et des libertés, à France Inter le 15 juin 2010, sur les conditions de detention en France après la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme pour "conditions de détention indignes" à la Maison d'arrêt de Rouen et sur l'avenir de la réforme de la procédure pénale.

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Média : France Inter

Texte intégral

N. Demorand.- La France vient d'être condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme à verser 67.000 euros à 38 détenus de la Maison d'arrêt de Rouen pour "conditions de détention indignes". "Indignes", je souligne le mot. Comment recevez-vous cette décision de justice, et ce qu'elle dit aussi de l'état de délabrement des prisons françaises ?
 
La condamnation pour l'instant est un référé provisoire, sur lequel un appel a été fait. Ceci dit, cela n'empêche le problème de fond ; il est vrai que l'établissement de Rouen est un établissement très ancien, et qui était dans un état assez déplorable. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il y a eu depuis plusieurs années des efforts de rénovation extrêmement importants qui ont été faits. Des efforts de rénovation qui ont porté d'ailleurs, d'abord sur tout le quartier des mineurs, des rénovations qui ont porté sur les cuisines, des rénovations qui ont porté sur les cellules pour les rendre plus dignes, notamment en isolant le coin toilettes du reste de la cellule. Mais pour autant, quand il s'agit d'établissements très anciens, on ne peut pas, malgré les efforts financiers, aller au-delà parce qu'on est contraints tout simplement par les murs. C'est la raison pour laquelle...
 
Pourquoi faire appel ?
 
Faire appel parce que les montants des condamnations et le principe même des condamnations ne prennent pas forcément en compte justement les efforts qui ont été faits et la réalité qui a beaucoup changé depuis qu'il y a eu ces efforts de rénovation.
 
Et vous avez dit : voilà, on essaye de rendre les conditions de détention "dignes" en restaurant un certain nombre...
 
Non, en restaurant provisoirement. En réalité, ce que nous allons faire pour un certain nombre d'établissements, c'est les fermer ; les fermer et reconstruire. Et c'est effectivement ce qui va se passer, notamment pour Rouen, puisque malgré ces rénovations, on n'arrive pas à remplir totalement les exigences qui sont celles de la loi pénitentiaire que j'ai fait voter à l'automne dernier, et les exigences européennes. Alors, il y a d'ailleurs un certain nombre de difficultés parce que les élus locaux ne voient pas toujours d'un bon oeil que l'on ferme ces établissements qui sont souvent en centre-ville, mais cela me paraît quelque chose d'indispensable, et nous avons maintenant des établissements qui remplissent totalement les conditions.
 
Est-ce que vous redoutez que des plaintes émanant de prisonniers, des plaintes de ce type, se multiplient dès lors que la faille juridique a été trouvée et quelle est, comment dire, offerte à qui veut s'en saisir ?
 
Il y en a eues, ce n'est pas nouveau, ça fait déjà plusieurs années qu'il y a des plaintes de ce type, qu'il y a parfois des condamnations, parfois des non condamnations, c'est une réalité. Ça ne sert à rien de nier certaines réalités, ce qu'il faut au contraire souligner,  ce sont les efforts qui sont faits, en particulier depuis 2002, en terme de construction et en terme de rénovation, il y a du travail à faire, et ça je ne le cache pas.
 
Pourquoi la réforme présentée comme une urgence absolue, la réforme de la procédure pénale, a-t-elle été enterrée ?
 
La réforme de la procédure pénale n'est pas enterrée, d'ailleurs ce soir même, j'ai encore une réunion de trois heures avec le groupe composé de parlementaires de la majorité et de l'opposition, d'universitaires, également de magistrats et d'avocats qui travaillent autour de moi. La réforme se déroule exactement comme cela avait été prévu. C'est une réforme très importante puisqu'elle refonde la procédure pénale, et c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité qu'il y ait une très large et très claire concertation sur la base d'un texte. Ce texte a été soumis à concertation, il y a plus de 45 syndicats et associations qui y ont participé, et 500 propositions d'amendements et de modifications ont été faites, ce sont ces 500 propositions que nous en train, avec le groupe de travail autour de moi, d'intégrer. Le texte devrait être prêt à la fin de cette semaine pour faire l'objet d'une dernière relecture interministérielle puisqu'il y a des ministères autres que la Justice qui sont intéressés...
 
Et au Parlement... alors ?
 
... Eh bien nous suivons la procédure. Donc il sera immédiatement transmis au Conseil d'Etat, puis il passera au Conseil des ministres, comme le souhaitait le Premier ministre, dans le courant de l'été, avant la fin de l'été, et ensuite il pourra être effectivement déposé sur le bureau des deux Assemblées, Assemblée nationale et Sénat. Ceci dit, c'est un texte lourd puisque c'est un texte qui, aujourd'hui, fait un peu plus de 800 articles, il en fera à peu près 1200, et donc c'est un texte qui devra être coupé en plusieurs parties parce que on n'arrive pas à faire passer plus de 300 articles à l'Assemblée nationale et au Sénat en une seule fois.
 
Et est-ce que les parlementaires pourront examiner et voter ce texte avant 2012 ?
 
Il y aura probablement quatre ou cinq textes. Est-ce que tous les textes pourront l'être ou pas, je ne sais pas. Il est vrai qu'il y a aussi un certain ordre, il y a des principes généraux, qui sont des principes du procès équitable qui, aujourd'hui, ne sont pas totalement respectés par la France, il faut le souligner, donc nous ne sommes pas tout à fait en conformité avec les principes européens du procès équitable, donc c'est ça ce qu'il faudra certainement faire passer en premier. Nous allons...
 
Et pour la date alors ?
 
...nous allons du début de l'enquête jusqu'aux voies d'exécution. Donc, à mon avis, ce qui devra passer, ce sont à la fois les principes de la réforme, qui donnent son sens ; ensuite l'enquête, dont la garde à vue, puisque la garde à vue en fait partie ; puis, la transmission et les juridictions de jugement elles-mêmes ; et enfin les voies d'exécution. Donc, dans tout ceci il y a un phasage ; un phasage qui soit se faire aussi avec le phasage financier, puisque cette réforme exige des créations de postes de magistrats et des créations de postes de greffiers, et de personnels administratifs. C'est une réforme qui, de toute façon, va se mettre en oeuvre sur plusieurs années, parce qu'il y a des procédures en cours qui sont suivies jusqu'au bout et d'autres qui doivent...
 
Mais en tout cas, vous n'avez pas de certitude sur la question que je vous posais, à savoir : les textes seront-ils examinés avant 2012 ? Un certain, oui, vous l'avez dit...
 
Les premiers textes, certainement, je souhaiterais même que le premier puisse faire l'objet d'une première lecture avant la fin de l'année. L'essentiel aura certainement lieu au cours de l'année 2011.
 
Est-ce que le juge d'instruction sera supprimé ?
 
Oui, parce que, là, nous sommes dans une obligation européenne. Je vous disais tout à l'heure que l'obligation européenne c'est d'avoir un procès équitable. Le procès équitable c'est notamment le fait que celui qui mène une enquête n'est pas celui qui porte un jugement sur cette enquête. Et, aujourd'hui, avec le juge d'instruction, nous avons un juge qui, à la fois, mène l'enquête et juge de l'enquête. Donc, même si ça ne concerne aujourd'hui plus que 3 ou 4 % des affaires, nous ne sommes pas en conformité avec le droit européen. Dans la réforme, nous prévoyons qu'il y ait, d'une part, l'enquête, qui est menée par le Parquet, et d'autre part, le contrôle et le jugement sur l'enquête, qui sont faits par des juges du siège.
 
M. Alliot-Marie, vous l'avez dit, la réforme est très grosse, il y aura énormément... ce sera un chantier énorme sur plusieurs années. Dès lors que ce chantier est ouvert, pourquoi ne pas avoir inscrit dans le marbre de la loi l'indépendance totale, absolue, souveraine du Parquet ?
 
D'abord, qu'est-ce que ça veut dire, pardonnez-moi, mais qu'est-ce que vous voulez dire ?
 
Couper le lien entre la justice et la politique, voilà, pour le dire autrement.
 
Oui, eh bien alors je vais vous poser des questions très simples : est-ce que, pour vous, ça veut dire que le ministre de la Justice n'a plus le droit de donner d'instructions générales aux Parquets ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire exactement que vous n'êtes plus jugé pénalement de la même façon à Bordeaux ou à Grenoble, à Marseille ou à Lille, c'est ça ce que signifie ! Chaque Parquet fait ce qu'il veut, poursuit ou ne poursuit pas le trafiquant de drogue ; poursuit ou ne poursuit pas la conduite sous état alcoolique ; poursuit ou ne poursuit pas, demande des peines différentes, selon qu'effectivement il y a un vol à main armée, d'un côté, ou que c'est ailleurs...
 
Donc, vous dites qu'il faut que ça reste en l'état, c'est bien ?
 
...Donc, il est évident que, aujourd'hui, il est indispensable qu'il puisse y avoir ce lien hiérarchique prévu par la Constitution, parce que tout simplement chaque Français a le droit d'être jugé de la même façon sur la base des mêmes critères, et ça ne serait pas le cas. On parle parfois des instructions individuelles, ces instructions individuelles du ministre, elles ont été très encadrées, elles sont publiques, j'ai exigé qu'elles soient motivées. Qu'est-ce que ça veut dire s'il n'y avait pas d'instruction individuelle ? Quand il y a eu le crash des Comores, ça aurait voulu dire, puisqu'il y avait des familles qui étaient réparties sur plusieurs villes, qu'elles auraient vu le procès, et donc leur indemnisation, jugés différemment, à des moments différents, à des moments différents, éventuellement avec des montants différents. Cela aurait voulu dire que, dans l'affaire Fofana, par exemple, il n'y aurait pas eu d'appel d'un certain nombre de condamnations que j'ai estimées trop légères. Et d'ores et déjà probablement, aujourd'hui, vous auriez des personnes qui ont été directement responsables de l'assassinat, qui se retrouveraient déjà dans les quartiers. Donc, vous voyez en quoi cela signifie. Donc, il faut savoir exactement qu'est-ce que l'on veut dire. En dehors de ça, je veux vous dire une chose, c'est que les magistrats, qu'ils soient du Parquet ou du Siège, traitent les dossiers d'une façon totalement indépendante et qu'il ne me viendrait pas à l'idée de demander, effectivement, qu'il y ait telle ou telle décision. C'est contraire, ça, effectivement à nos règles constitutionnelles et à l'idée même de la justice dans notre pays.
 Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 17 juin 2010