Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, devant le "German Marshall Fund" à Washington le 6 juin 2001, et entretiens avec la presse et à RFI le 7 juin, sur les conséquences de l'élection du président George W Bush et sur les relations entre l'Europe et les Etats-Unis, notamment dans les domaines de la défense et de l'environnement.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

DEPLACEMENT AUX ETATS-UNIS
INTERVENTION
DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE,
DEVANT LE "GERMAN MARSHALL FUND"
(Washington, 6 juin 2001)

L'Europe et les Etats Unis dans le monde de demain : point de vue de la France
Je commencerai en vous remerciant, M. Craig Kennedy, pour votre invitation et pour l'occasion qui m'est offerte ce soir de m'exprimer devant vous.
Je féliciterai également les deux lauréats, Roger Cohen et James Kitfield, pour leur travail, leur oeuvre, leur témoignage qui ont justifié cette récompense.
J'ai le regret de vous confirmer qu'au tournoi de tennis de Roland Garros à Paris un Français jusque là tout à fait inconnu, M. Grosjean, a battu M. Agassi devant M. Bill Clinton qui était de passage à Paris, en quart de finale. J'ai peur que cela ne soit pris pour une nouvelle preuve d'anti-américanisme primaire. Mais j'espère que nous saurons voir au-delà de ce regrettable incident...
Nous sommes réunis par le "German Marshall Fund" et j'ai relu le discours que le Secrétaire d'Etat George C. Marshall a prononcé il y 54 ans presque jour pour jour, 54 ans et 1 jour, à l'Université Harvard et où il annonçait le lancement d'un programme d'assistance à la reconstruction de l'Europe qui ensuite porta son nom. Je cite : "il est logique que les Etats-Unis fassent tout leur possible pour contribuer au retour à une situation économique normale, sans laquelle il ne peut y avoir de stabilité politique ni de paix sûre. (....). Mais avant d'aller plus loin, il doit y avoir une forme d'accord entre les pays européens. C'est leur affaire. L'initiative, je pense, doit venir de l'Europe". C'était une parole forte.
Les Etats Unis ont eu un rôle historique décisif pour les pays démocratiques de l'Europe occidentale, en favorisant leur reconstruction, en accompagnant les premiers pas de l'intégration européenne - ce qui, avec le temps, est devenu un des processus majeurs et originaux du monde actuel -, en répondant positivement à la demande française et britannique d'un engagement américain dans une alliance permanente pour la défense de l'Europe démocratique face à la menace soviétique. C'est devenue l'article 5 du Traité de Washington. Les Européens avaient en mémoire ce qui s'était passé après la Première guerre mondiale. Chacun se souvient ici du rôle du secrétaire d'Etat Marshall, en liaison avec ses collègues français et britannique, dans la préparation du Traité de l'Atlantique Nord.
Eh bien c'est dans le même esprit que nous, les Européens, agissons aujourd'hui, avec nos méthodes et nos moyens, depuis plus d'une décennie, en direction de l'Europe centrale et orientale, à la fois en préparant leur rapprochement et leur future participation à l'Union européenne, par une participation massive à la transition démocratique, et, dans les zones de troubles, par notre engagement déterminé et durable sur le terrain, avec les forces américaines, pour faire cesser les conflits et offrir des perspectives démocratiques aux peuples balkaniques. C'est un très vaste programme que j'ai appelé il y a quelques années "européaniser les Balkans".
L'Europe de 2001 reste ainsi fidèle aux valeurs et aux objectifs qu'elle partageait déjà avec les Etats-Unis en 1947/48 et que nous voulons continuer à faire vivre : développement économique, démocratie, liberté, paix et stabilité.
Mais le monde a complètement changé depuis. L'Europe de 2001 n'est plus du tout celle de 1947. Les Etats-Unis eux-mêmes ont énormément changé. Le monde a changé. En ce qui concerne l'Europe, elle a pris, comme le souhaitaient déjà le secrétaire d'Etat Marshall et le Congrès américain à l'époque, ses affaires en main.
Quelle est cette nouvelle Europe de 2001 ? Quelle est l'Europe réelle d'aujourd'hui ?
C'est d'abord une communauté de valeurs, comme l'a souligné récemment avec force le Premier ministre français dans un discours sur "l'avenir de l'Europe élargie", puisque nous sommes dans une période où tous les dirigeants européens, les uns après les autres, définissent leur conception de l'avenir de l'Europe. C'est un projet de société, dont le fondement est politique : démocratie, Droits de l'Homme, unité renforcée des Européens dans le pluralisme et la diversité de leurs cultures.
C'est aussi un espace économique, un espace industriel et commercial intégré, mais plus que cela, un grand marché, très ouvert, qui est d'ailleurs la première destination extérieure des investissements américains : plus de 500 Mds de dollars.
C'est aussi un espace monétaire : dans quelques mois, pour la première fois depuis l'Empire romain, près de 300 millions d'habitants de douze pays vont utiliser une monnaie unique, l'euro.
L'Union européenne est devenue, par sa force d'attraction, par ses réussites, le pôle de réorganisation du continent européen ; c'est la signification des négociations d'élargissement que mènent les quinze membres actuels avec les douze pays candidats. Il y a d'autres pays encore qui seront candidats, 5, 6, 7, 8, je ne sais pas, mais il y en a d'autres. Donc nous aurons un jour une Europe avec plus de trente pays. La perspective d'un rapprochement avec l'Union est devenue un facteur essentiel de stabilisation, après des années perdues en guerres civiles tragiques - je pense là aux Balkans -.
Plus encore, l'Union se dote maintenant d'une capacité de gestion des crises internationales. Dans ce but, les Européens ont décidé de développer une capacité militaire réelle, de manière progressive et réaliste, afin d'assumer des responsabilités internationales et d'être par conséquent un partenaire fiable et responsable. L'accord initial entre la Grande-Bretagne et la France a été étendu très vite à nos autres grands partenaires, l'Allemagne, l'Italie, puis à l'ensemble des Quinze parce que cela répondait à un vrai besoin, en dépit de la diversité des sensibilités, des statuts et des politiques nationales. Il y a des pays qui étaient dans l'OTAN, d'autres qui ne l'étaient pas, des pays qui se considéraient encore comme neutres, d'autres pour qui cela ne posait pas de problèmes, des pays qui ont la dissuasion nucléaire, d'autres non. Nous avons surmonté ces différences à travers un projet commun.
L'Europe agit de plus en plus de façon cohérente en matière de politique étrangère commune, en commençant naturellement par les zones où ses intérêts sont directement en jeu. Ainsi, dans les Balkans, nous avons bâti une véritable politique européenne, dans le cadre d'une concertation constante avec les Etats-Unis. Cela n'a pas été vrai tout de suite. Face à la désintégration de l'ex-Yougoslavie, toutes les puissances au monde, que ce soient les Etats-Unis, les Européens et les autres pays, ont tâtonné pendant un certain temps avant d'arriver à une approche commune. Aujourd'hui, elle existe, elle est forte et chaque menace nouvelle sur ce que nous avons fait ces dernières années renforce cette cohésion. Même au Proche Orient, on voit les conceptions se rapprocher.
L'Europe s'efforce de traiter de mieux en mieux les problèmes globaux, et contribue à définir des règles du jeu (ce que vous appelez "gouvernance") dans trois domaines principaux : donner un cadre stable à l'économie mondiale pour en éviter les accidents de parcours, favoriser un commerce équitable garanti par des procédures mutuellement agréées - c'est le rôle de l'Organisation mondiale du commerce - enfin veiller au développement durable.
La réussite de cette construction européenne est fondée sur la volonté et la capacité des Européens à consentir librement les transferts et les partages de souveraineté, entre les Etats-Nations qui composent l'Europe et les institutions européennes proprement dites. Notre expérience de la décision prise en commun, la synthèse permanente entre les intérêts nationaux de ses membres et l'intérêt collectif européen, nous ont permis de produire des convergences à partir de situations politiques et de conceptions tout à fait différentes à l'origine. Cette progression est, je crois, l'un des éléments majeurs du monde d'aujourd'hui si l'on regarde l'évolution depuis le Traité de Rome jusqu'à aujourd'hui : Traité de Maastricht, Traité d'Amsterdam, maintenant le Traité de Nice et, grâce au Traité de Nice, ce grand débat sur l'avenir de l'Europe qui doit être tranché en 2004. Je crois que cette évolution est parfois sous-estimée par une partie de l'opinion américaine - pas par vous qui, parce que vous êtes ici à une rencontre de ce type, vous avez par définition un intérêt particulier pour les questions européennes et pour la relation Europe-Etats-Unis.
A partir de ces quelques remarques que je fais sur ce qu'est l'Europe réelle d'aujourd'hui, quelle est la relation euro-américaine aujourd'hui ?
Je voudrais d'abord relever une contradiction, que je note, entre notre capacité et notre volonté, démontrée maintes fois, de gérer ensemble, Américains et Européens, des problèmes mondiaux, d'une part, et la persistance d'idées reçues sur le malaise de la relation euro-américaine, d'autre part. Nous, Français, nous sommes habitués aux stéréotypes sur les difficultés franco-américaines, une sorte d'industrie du stéréotype parfois. On l'analyse, on pense que c'est faux, mais en quelque sorte on vit avec. Là je parle d'un autre malentendu qui porterait sur un malaise dans la relation euro-américaine.
Si on l'analyse, qu'est-ce que l'on trouve ? Du côté américain, en tout cas dans une partie de l'opinion américaine, il y a une perception de l'Europe qui est trop souvent négative sur certains points.
On évoque sans cesse, par exemple, les contentieux euro-américains. En réalité, ils portent sur moins de 2% des échanges. Le temps qui est passé à discuter des contentieux euro-américains est donc totalement disproportionné par rapport à la réalité, qui est celle d'une complémentarité économique avec un dynamisme considérable. Depuis huit ans le commerce euro-américain a doublé, il a dépassé les 400 Mds de dollars, tandis que les investissements croisés ne cessent de progresser - j'ai rappelé tout à l'heure le chiffre des investissements américains en Europe. Les entreprises européennes et américaines ont de toute évidence une perception positive de leurs marchés respectifs.
Deuxième point sur lequel il y a parfois une perception négative dans la relation euro-américaine aujourd'hui, c'est le sentiment qui s'exprime parfois de ce côté-ci de l'Atlantique qu'il y a une politique étrangère européenne qui monte en puissance mais qui serait antagoniste par rapport aux Etats-Unis, ou en tout cas néfaste aux Etats-Unis, et que ce mouvement serait animé par la France. Il y aurait une sorte de volonté française d'aller dans cette direction. Certains estiment même que la seule façon pour les Européens d'exister, "à la française", ce serait de s'opposer aux Etats-Unis, comme si c'était un objectif en soi et comme s'il n'y avait pas d'intérêts européens propres ni d'ambition européenne légitime.
En réalité, pour la France, pour l'Allemagne, pour la Grande-Bretagne, pour les autres pays, il s'agit tout simplement d'assumer pleinement leurs responsabilités, normalement, logiquement, notamment dans les régions qui sont proches de l'Union européenne. Je peux vous en porter témoignage. Il n'y a personne en Europe aujourd'hui qui se dit : "qu'est-ce qu'on peut faire pour développer l'Europe dans un domaine où cela va gêner les Etats-Unis ?" Personne n'a cette idée. Au contraire, les Européens sont toujours très heureux et très soulagés, même optimistes, quand on arrive à bâtir les complémentarités d'aujourd'hui.
Prenez un exemple récent où ce type d'interprétation ressort, c'est l'affaire de la Commission des Droits de l'Homme. Le fait que les Etats-Unis n'aient pas été réélus cette année à la Commission de l'ONU à Genève est évidemment une absurdité, c'est quelque chose que nous avons trouvé désolant. La France l'a dit tout de suite. Nous avons même, contrairement à la règle habituelle, fait savoir que nous avions voté pour les Etats-Unis. Il y a donc des raisons autres qui font que les Etats-Unis n'ont pas été réélus cette année - ils le seront évidemment l'année d'après. C'est donc un épisode infiniment regrettable, qui fait perdre de sa crédibilité ou de son poids à cette Commission. Mais nous n'y sommes absolument pour rien, on est désolé, on trouve cela ridicule et absurde. Or aussitôt, on a vu dans une partie de l'opinion ressortir une interprétation selon laquelle c'était de la faute des Européens, et spécialement de la France, et que c'était une sorte de complot. Cette interprétation nous a tout à fait stupéfaits.
Dans le domaine de la défense, nous avons l'objectif, avec les Britanniques et les autres Européens, de construire une capacité autonome de défense concernant l'Europe, et il y a un débat dans votre pays sur le fait de savoir si c'est bon ou mauvais pour l'Alliance Atlantique, si c'est bon ou mauvais pour les Etats-Unis.
En faisant cela, notre objectif n'est pas du tout d'affaiblir le lien transatlantique ou l'Alliance Atlantique. Il faudrait d'ailleurs être absurde pour faire cela quand on a la chance d'être dans une Alliance comme l'Alliance Atlantique qui est l'Alliance la plus forte, la plus efficace et la plus puissance qui n'ait jamais existé. Il faudrait vraiment être illogique pour mener une action visant à l'affaiblir.
Ce que les Européens cherchent à faire n'est donc pas du tout cela. Ils cherchent à pouvoir continuer à jouir de tous les avantages de l'Alliance Atlantique, de sa force et de sa protection, et notamment de l'engagement américain, et en même temps à développer une capacité européenne, puisque l'Europe se développe et qu'il est tout à fait logique qu'à côté de tous les autres éléments - économiques, monétaires, diplomatiques, etc, - il y ait une dimension militaire. Il faut ajuster les deux pour que cela se fasse en bonne intelligence, le fonctionnement de l'OTAN et celui de l'Union Européenne. Nous sommes convaincus qu'à partir du moment où nous aurons bien réglé les problèmes de consultation entre les organismes, les mécaniques de décision, nous aurons renforcé l'Alliance Atlantique. C'est la bonne vieille idée d'une Alliance à deux piliers et c'est la meilleure façon de responsabiliser les Européens.
Les Américains, d'ailleurs, savent bien que si en France il y a une capacité de défense plus importante que dans beaucoup d'autres pays, et que si la France a été capable dans la longue durée de consacrer plus d'argent à son budget de la défense et de garder une capacité d'intervention dans les vraies crises, donc de se montrer un allié très sûr dans les vrais grands moments, c'est en grande partie parce que, compte tenu de la politique de défense de la France, les Français ont le sentiment d'en être responsables et cela crée un soutien plus fort. Si vous avez un tel état d'esprit chez les Européens, vous aurez un engagement plus fort de leur part dans le pilier européen de l'Alliance et donc dans l'Alliance. Il y a tout un travail pour qu'on se comprenne, mais jamais nous, Européens, n'avons pensé mettre nos amis américains devant le fait accompli. Tout cela se traite dans des centaines et des centaines de discussions tout à fait transparentes dans lesquelles nous progressons petit à petit, par étapes, vers une très bonne articulation de l'ensemble des mécanismes. Je viens de parler de deux ou trois sujets qui parfois sont mal compris du côté américain par rapport à l'Europe.
Du côté européen, il y a des interrogations à l'heure actuelle sur l'équilibre entre ce qui est dit du côté américain sur un désir de partenariat avec l'Europe, et d'autre part une tendance actuelle à l'unilatéralisme des décisions. Je ne vous cache pas que les décisions prises à propos du Protocole de Kyoto, et la méthode, ont inquiété en Europe. Tout le monde le sait ici. Même chose à propos des décisions récentes concernant la lutte engagée entre Américains et Européens contre le blanchiment de l'argent sale et les paradis fiscaux. Même chose également à propos des hésitations du Sénat pour ratifier le CTBT.
Les Etats-Unis ont profondément changé, ils sont devenus cette puissance exceptionnelle, comparable à rien d'autre dans le passé. Quand j'ai lancé le terme d'hyperpuissance, c'était pour décrire de façon tout à fait positive cette gamme extraordinaire de moyens de puissance et d'influence. D'un côté, il y a les Etats-Unis qui ne sont comparables à rien de connu dans l'Histoire du monde, et, de l'autre, une Europe qui change, qui a changé encore plus profondément qu'on ne pouvait le penser et qui va continuer à changer parce qu'il y a une progression permanente. Le fait que dans le débat public européen on passe son temps à se reprocher des échecs ou à critiquer les positions des uns et des autres, cette espèce de désordre apparent masque en fait une progression de fond par rapport à l'entité européenne.
Cela m'amène à ce que doit être l'avenir de la relation euro-américaine.
Pour moi, non seulement la relation euro-américaine est très solide mais c'est un concept d'avenir, à condition qu'elle ne soit pas fondée sur la nostalgie, ou simplement sur la commémoration même si c'est justifié, ou sur le déséquilibre, mais qu'elle soit fondée sur les réalités et les complémentarités d'aujourd'hui. Nous devons admettre ce que nous sommes les uns et les autres aujourd'hui. Il faut que les Américains et les Européens d'aujourd'hui et de demain se connaissent mieux, se parlent plus, se reconnaissent pour ce qu'ils sont .
D'autre part, il faut admettre l'idée que nous avons à répondre ensemble à des défis globaux, ceux d'un monde, globalisé où des problèmes d'ensemble sont apparus. Qui est capable de traiter ces problèmes globaux si ce n'est la force conjuguée des Etats-Unis et des Européens ? Qui d'autre peut le faire quand vous pensez à l'environnement, à la criminalité organisée, à l'immigration ? Si vous regardez l'ensemble des grands défis, quelles sont les autres puissances organisées dans le monde qui ont la capacité politique, la capacité économique, la volonté de traiter ces problèmes ? Même les Etats-Unis seuls, avec leur puissance, ne peuvent pas y arriver. Les Européens, même en perfectionnant considérablement leur système et leurs institutions, ne peuvent pas non plus y arriver seuls.
Je crois donc que face aux défis globaux nous avons une nouvelle tâche devant nous, à la fois pour nous et le reste du monde. Dans quel esprit travailler ? Comment traiter ces questions globales ensemble ? Nous devons nous impliquer ensemble, alors que séparément nous n'y arrivons pas. Tout cela devrait être évident. Je pense à trois exemples simples et concrets. Les enjeux du développement durable tout d'abord, ce qui devrait inclure l'environnement, l'énergie, les matières premières.
Deuxièmement, le maintien de la sécurité et de la paix. Nous savons que le monde actuel n'est pas tellement plus stable que le monde précédent. Dans ce monde globalisé, il n'y a plus de conflit central, de conflit est-ouest, de conflit entre deux grandes puissances, il n'y a plus qu'une seule puissance dominante. Et en même temps, les lieux de conflits, les Etats qui se désagrègent, les conflits internes se multiplient. La communauté internationale a plus de difficulté qu'auparavant, en réalité, à les contrôler, notamment parce que la plupart des Etats dans le monde sont trop faibles et non trop forts. On a souvent à l'esprit le problème des Etats despotiques, autoritaires, répressifs, mais un des grands problèmes du monde actuel c'est que sur les 189 Etats qui sont membres des Nations Unies aujourd'hui, il y a des dizaines d'Etats - je n'ai pas le chiffre exact- qui sont incapables d'exercer leur fonction d'Etat, incapables de maintenir la sécurité, de maintenir l'ordre, d'assurer aux gens le minimum de protection sociale, d'assurer la cohésion sociale et ethnique. Il y a donc des dizaines d'endroits où la société peut se désagréger par cette faiblesse extraordinaire des Etats. Cela, c'était pour la sécurité et la paix.
Dans le domaine des Droits de l'Homme, des processus de démocratisation - je parle à propos de démocratie de "démocraties émergentes" pour raisonner parallèlement à ce que l'on dit sur les économies émergentes, - la démocratie ne se fait pas en un jour, il n'y a aucun endroit où cela se soit fait en un jour. C'est un processus long, que nous devons accompagner. Nous avons fait beaucoup de progrès, notamment dans la dernière décennie, sur le cocktail des mesures soit coercitives, soit incitatives, soit encourageantes, pour favoriser ces phénomènes de démocratisation mais il y a encore beaucoup à faire.
J'aurais pu citer d'autres défis communs, comme la lutte contre les pandémies et je pense naturellement en premier lieu au SIDA. Les exemples que je prends sont des exemples soit actuels, soit tournés vers l'avenir. Ces défis ont en commun d'appeler voire d'imposer une action concertée et une gestion collective. C'est ce que nous avons à l'esprit, nous Français, quand nous parlons de régulation pour la mondialisation. C'est un terme compliqué parce qu'en anglais il signifie "réglementation" - ce qui paraît anti-libéral et n'est donc pas admissible -, mais ce n'est pas ce que l'on veut dire. Ce que l'on veut dire c'est que la mondialisation telle qu'elle est, avec sa force immense, comporte des aspects très positifs et des aspects destructeurs et qu'il faut donc qu'il y ait des règles du jeu et des mécanismes sur lesquels un consensus mondial se reforme.
Voilà ce qui me vient à l'esprit quand on m'interroge aujourd'hui sur la relation euro-américaine. Ce sont les problèmes de maintenant et pour les années à venir, ce ne sont pas les problèmes du passé. Ce sont les problèmes globaux, c'est le problème de ce monde global où il y 6 milliards d'habitants, dont environ 5 milliards vivent infiniment plus mal que les Américains ou les Européens. Ils seront obsédés pendant des dizaines d'années par le fait de se rapprocher de nos standards de vie ou de venir chez nous. Tels sont les problèmes globaux, pour le meilleur et pour le pire, - et il n'y aura pas de retour en arrière - qui me paraîssent être la vraie matière de la relation euro-américaine aujourd'hui. Evidemment, il faut un climat de confiance pour gérer, non pas nos désaccords, mais nos différences de réaction, nos différences de mentalité, de conception initiale. Il est tout à fait normal qu'il y ait des divergences d'analyse ou d'intérêt. Il faut les gérer, il faut se parler et comme je le dis chaque fois que je m'exprime devant des Américains : "faites confiance à l'Europe, faites confiance aux Européens". Il faut que l'on rebâtisse la confiance mutuelle d'aujourd'hui. Et la confiance ne suffit pas, il faut une pratique réelle de consultations permanentes sur tous les sujets importants.
A cet égard, un des points faibles de la politique étrangère française, je peux me permettre de le dire, a longtemps été, par le passé, de ne pas rechercher ce dialogue permanent avec les Etats-Unis. Il y a eu une attitude française qui consistait à faire beaucoup de déclarations sur les Etats-Unis, assez souvent critiques, avec du reste beaucoup de critiques non justifiées - certaines l'étaient mais enfin... -, d'avoir très peu de consultations et d'avoir très peu d'occasions de se dire face à face ce que l'on pensait et les sujets de désaccords. Ce sont des pratiques qui ne peuvent plus exister, qui en tout cas seraient tout à fait contradictoires avec ce que je suis en train de dire sur la relation franco-américaine d'aujourd'hui.
Donc, confiance, consultations et ensuite établissement d'une coopération dans un esprit d'équilibre sur les grands sujets que j'ai cités et aussi sur les grandes crises. Sur les Balkans, par exemple, je rappelais tout à l'heure qu'il y avait eu un tâtonnement de tout le monde, pas seulement des Européens, du monde entier, au début de la désintégration de l'ex-Yougoslavie. Au bout de quelques années, à partir notamment de la création du groupe de contact, il s'est organisé une vraie synergie. Nous nous sommes, au coude à coude, engagés dans ce travail qui n'est pas fini et qui reste fragile, qui peut être remis en cause par les uns ou par les autres. C'est un engagement de longue durée, on n'a pas le choix, mais c'est un engagement exemplaire.
Au Proche-Orient nous agissons de façon de plus en plus complémentaire. Les Européens se rapprochent d'abord entre eux, et les extraordinaires différences qui existaient entre pays européens sur le Proche-Orient sont en train d'être dépassées au profit d'une action commune, une consultation permanente. Entre Européens et Américains, par ailleurs, on aperçoit beaucoup mieux maintenant les modalités de la complémentarité et de la coopération sur le Proche-Orient. Ce devrait devenir une sorte de règle générale, une sorte de règle systématique. J'ai dit les Balkans, Proche Orient, c'est un peu plus vrai pour l'Afrique aussi. On a beaucoup plus travaillé ensemble ces dernières années qu'auparavant, notamment en ce qui concerne la formation des pays africains au maintien de la paix. Je souhaite que cela devienne une règle générale.
Voilà quelques commentaires que je voulais vous faire sur la relation euro-américaine aujourd'hui et pour l'avenir surtout. L'essentiel de mon propos, c'est que le risque qui pourrait peser sur la relation euro-américaine, à supposer qu'il y ait un risque, ne vient absolument pas du fait que les Européens sont en train de construire un marché, une défense, une monnaie, un projet intégrateur. Il n'y a aucune menace de ce côté-là. Le vrai danger, ce serait que les Européens ne fassent rien et qu'ils soient des alliés passifs, cultivant au sein d'une Alliance Atlantique extrêmement déséquilibrée une sorte d'amertume par manque de maîtrise sur leur propre destin.
Jamais les raisons pour travailler ensemble n'ont donc été à mon avis aussi fortes, même si nous n'avons plus face à nous la menace soviétique qui en a été le catalyseur à un moment donné. Nous avons beaucoup plus aujourd'hui face à vous toutes ces grandes tâches qui concernent le monde entier. C'est beaucoup plus qu'une menace et c'est plus intelligent, comme justification de notre travail commun, qu'une simple menace militaire. C'est un grand dessein pour l'ensemble de l'humanité. C'est à nous de décider, Américains et Européens, si nous voulons avoir une relation équilibrée pour relever ces défis régionaux ou mondiaux, qui sont des défis communs. Cela suppose que les Européens d'aujourd'hui acceptent l'Amérique d'aujourd'hui, telle qu'elle est, et réciproquement. Et qu'à partir de là on travaille ensemble le mieux possible.
Voilà les quelques remarques que je voulais faire avant de répondre à d'éventuelles questions.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juin 2001)
DEPLACEMENT AUX ETATS-UNIS
RENCONTRE
DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE,
AVEC LA PRESSE FRANCAISE
(Washington, 7 juin 2001)
Je suis revenu à Washington peu de temps après ma dernière visite parce que la Brookings Institution m'avait proposé de présenter, à travers diverses rencontres et tables rondes, la sortie de mon livre dans sa version anglaise. Il est à la fois très utile et très intéressant de compléter les entretiens diplomatiques proprement dits par des rencontres de ce type, des colloques avec des intellectuels et des experts. J'ai donc passé la journée à cette activité plus intellectuelle que diplomatique, étant entendu que j'ai eu un entretien avec Colin Powell ce matin et que j'ai vu cet après-midi le nouveau président de la Commission des forces armées du Sénat, le sénateur Carl Levin.
Q - Quelles répercussions possibles voyez-vous pour l'Europe et la France avec le changement de majorité au Sénat ?
R - Ce changement me paraît relativement important, en tout cas en politique étrangère, sur des sujets qui nous concernent directement. La puissance du Sénat et de ses commissions n'est pas à démontrer. J'avais d'ailleurs pris l'habitude d'aller voir Jesse Helms lors de mes déplacements à Washington.
Q - Il vous manque ?
R - Il paraît qu'il appréciait ma franchise. Je lui avais indiqué qu'il était le meilleur soutien de Saddam Hussein. Il m'avait demandé pourquoi, et je lui avais répondu parce que rien ne profite plus à Saddam Hussein que le statu quo. J'ai eu un entretien avec le sénateur Levin qui était intéressant. Il a exposé ses vues sur le bouclier antimissiles, sur la Macédoine, sur la défense européenne. Ce sont des vues qui sont assez proches des vues européennes, qui en tout cas vont dans le bon sens du point de vue européen. J'étais heureux de faire sa connaissance.
Q - Sur le Protocole de Kyoto, est-ce que vous avez l'impression que l'administration cherche à concilier maintenant ses positions avec les Européens ? Pensez-vous que le voyage en Europe pourrait être une occasion pour le président Bush d'arrondir un peu les angles ?
R - Sans doute. Je pense qu'il a été surpris de l'ampleur des réactions. Je ne pense pas que la façon dont cela a été connu au début, par une lettre aux Sénateurs, constituait une façon délibérée de montrer une absence de considération vis-à-vis d'autres pays. C'était une procédure naturelle entre responsables américains. Je pense que cette administration a été surprise de l'ampleur des réactions qui ont suivi et que, d'une façon ou d'une autre, elle pourrait en tenir compte à l'occasion du voyage du président Bush en Europe voire même avant cette visite. Il est trop tôt pour savoir ce que fera l'administration américaine. On voit bien qu'elle n'aborde pas la question à travers la priorité de la lutte contre le réchauffement mais à travers la question de l'approvisionnement énergétique des Etats-Unis et de sa sécurité dans le long terme. Cela peut du reste se rejoindre. Le Protocole de Kyoto n'est évidemment pas parfait, mais jusqu'à présent la communauté internationale n'a pas été capable d'établir mieux que ce protocole. Renoncer à ce protocole, l'abandonner avant même qu'il n'ait été mis en oeuvre et sans rien proposer serait donc prendre une responsabilité qui ne paraît pas envisageable.
Si les Etats-Unis ont des contre-propositions à faire en ce qui concerne les différents dispositifs, en ce qui concerne la répartition de la charge, s'ils ont des contre-propositions constructives qui visent à faire mieux que Kyoto, il pourrait y avoir une discussion. Mais il est clair que nous continuerons à faire pression sur eux pour qu'ils reviennent sur leur décision de non-acceptation du protocole.
On ne peut pas imaginer qu'un pays qui représente à lui tout seul 25% des rejets de gaz à effet de serre se considère comme dispensé du problème. Ils ne prétendent pas d'ailleurs qu'il n'y a pas de problème, ils ne vont pas jusqu'à ce point. Peut-être qu'une partie de l'administration était prête au début à aller jusque-là, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui, surtout avec ce rapport qui confirme ce que l'on savait déjà sur les risques du réchauffement climatique. Ce n'est pas une politique de la part des Européens ni des autres de dire : "on va rester tout seuls dans notre coin". Un protocole qui n'aurait pas beaucoup d'impact sur de grandes économies émergentes, qui ne serait appliqué que par les Européens mais pas par les Etats-Unis, n'aurait pas grand sens.
Notre ligne est de convaincre les Etats-Unis qu'ils ne peuvent pas se mettre à l'écart de ce mouvement mondial. C'est un vrai enjeu global. C'est l'un des aspects de ce phénomène très intéressant qui est de savoir combien de temps il faudra à une administration américaine d'esprit et de tentation unilatéralistes pour revenir à l'acceptation, dans un certain nombre de domaines, de règles multilatérales. Je pense que ce mouvement est en cours. Je ne sais pas jusqu'où cela ira. Il est clair que le voyage du président Bush en Europe est un élément positif de ce point de vue.
Q - Est-ce que dans votre entretien avec Colin Powell est revenue la question de l'éviction des Etats-Unis de la Commission des Droits de l'Homme ? Et quelle est la position de la France par rapport à cette non-réélection ?
R - Elle est très forte depuis le début. Nous avons été tout à fait étonnés comme eux qu'ils ne soient pas réélus. Nous avons dit depuis le début que c'était très étonnant et absurde. Il est évident que cela réduit la crédibilité de cette commission. Mais nous n'y pouvons rien, cela a été mal préparé par eux.
Q - Mais dans la presse américaine, la France a été parfois montrée du doigt
R - Il est stupéfiant de voir ces accusations absurdes aussitôt reprises. Il était évident que la France n'y pouvait rien, qu'il n'y avait pas de fantasmagories franco-chinoises, que personne ne pouvait prendre cela au sérieux. Nous avons dit tout de suite que la non-réelection des Etats-Unis était désolante. J'ai même fait dire exprès - alors qu'on ne le dit jamais - que nous avions voté pour les Etats-Unis pour couper le cou de ce canard.
Ces accusations sont d'autant plus stupéfiantes que nous sommes dans une époque beaucoup plus assainie sur le plan des rapports franco-américains. J'ai le sentiment de travailler très en confiance avec Colin Powell, dans un style tout à fait différent qu'avec Madeleine Albright, mais également très en confiance. Le département d'Etat n'a pas pensé un quart de seconde que la non-réelection américaine était la faute des Français. Les quelques journalistes américains qui l'ont écrit enfourchent à nouveau le cheval des stéréotypes.
Il y a certains Américains qui considèrent que chaque fois qu'on exprime un point de vue différent des Etats-Unis, c'est la nouvelle preuve que la France est anti-américaine, et que l'on se lève tous les matins avec l'idée de ce que l'on peut faire pour contrarier les Etats-Unis. De même, il y a des stéréotypes en France sur les Etats-Unis. Ce ne sont pas de gros mouvements dans les deux cas. En tout cas, en ce qui concerne les relations entre les responsables des deux pays, elles sont très bonnes. Et si Powell m'a parlé de ce sujet, c'est uniquement pour l'avenir : il est en train de réfléchir aux moyens d'éviter que les Etats-Unis ne se retrouvent dans la même position la prochaine fois.
Q - Comment est le "style Powell" par rapport au "style Albright" ?
R - Je peux le décrire mais pas par comparaison. M. Powell est très concret, très précis, très organisé. Madeleine Albright était intriguée par les positions de la France. Il y avait une sorte d'interrogation sympathique et nerveuse, selon les jours et les sujets. Colin Powell n'est pas comme cela. Avec lui, on se met d'accord au début sur les sujets qu'on va traiter, de manière concrète et précise.
Q - Quel est son niveau d'intérêt pour la France ?
R - Assez grand, je trouve. C'est quelqu'un qui n'a pas de liens particuliers avec la France, qui ne parle pas le français. Madeleine Albright était plutôt une exception sur ce point. Il n'a donc pas de liens spéciaux avec la France, mais il me semble qu'il a intégré très vite, en ayant sans doute à l'esprit les souvenirs de l'opération "Tempête du désert", que la France est l'un des quelques acteurs importants. L'un des premiers sujets auxquels il s'est intéressé, auxquels il a essayé d'apporter sa marque personnelle, c'est l'affaire de l'Iraq. Depuis le début, il s'est rendu compte qu'il était amené par son raisonnement personnel, par logique, à reprendre certains de nos arguments et certaines de nos conclusions. Je ne peux pas dire que les choses coïncident complètement, mais au lieu d'être dans une posture d'incompréhension agressive par rapport aux positions de la France sur l'Irak, il a au contraire étudié avec intérêt les propositions françaises et pense que nous lui apportons quelque chose.
Sur le Proche-Orient, on se sent en complémentarité, avec des points de vue toujours un peu différents, mais cela converge. Sur l'Afrique, dès son premier voyage, nous avons eu un échange. Je lui avais envoyé une longue lettre détaillée sur les problèmes africains, dont il était très heureux. Nous avons démarré de façon constructive, avec des entretiens qui sont faits pour résoudre les problèmes les uns après les autres.
C'est le cas aussi sur les Balkans. Lorsque j'ai relancé le Groupe de contact il y a deux mois, Colin Powell est venu exprès à Paris. C'est même lui, en discutant avec M. Ivanov, qui avait suggéré que cela se tienne à Paris. S'il n'a donc pas de lien antérieur particulier avec la France, je sens dans sa responsabilité actuelle de secrétaire d'Etat un début d'intérêt particulier pour ce qu'il peut faire avec nous, et il prend les choses du côté résolument positif. Je ne sens chez lui aucun a priori, aucune appréhension que la France va lui compliquer la vie, c'est même plutôt l'inverse.
Q - Pourquoi les stéréotypes alors ?
R - Les stéréotypes survivent aux démentis, sinon ce ne seraient pas des stéréotypes. Si c'étaient des erreurs de bonne foi, on donnerait des arguments à X ou Y, qui reconnaîtrait alors son erreur. Mais ce n'est pas cela un stéréotype. Cela correspond à un besoin d'un certain nombre de personnes de critiquer la France. L'ambassadeur avait fait une intervention assez intéressante sur les stéréotypes dans les deux sens.
Quand j'étais à Chicago en mars, j'ai fait une intervention devant le "Chicago Council on Foreign Relations" sur le développement des stéréotypes, en donnant quelques exemples. J'ai pris l'exemple du Proche-Orient, où notre politique est toujours décrite comme étant animée par l'idée méprisable de considérations mercantiles alors que la politique américaine serait animée par un idéalisme totalement abstrait, comme chacun sait. J'ai pris l'exemple de la défense européenne, présentée comme un complot français pour détruire l'OTAN.
Q - Est-ce qu'il y a des vrais dossiers qui fâchent, si on met à part l'environnement ?
R - Il y a le Protocole de Kyoto, mais ce n'est pas un problème franco-américain. C'est un problème américano-mondial, si je puis dire. Ce n'est pas un contentieux bilatéral. Sur le Proche-Orient, nous avons des sensibilités différentes mais plutôt complémentaires qu'antagonistes. Il y a l'idée qu'il faut vraiment travailler ensemble. On a énormément progressé ces dernières années, on est vraiment arrivé à un degré de travail et de confiance sur le Proche-Orient dont on pouvait penser qu'il allait disparaître avec la nouvelle administration, mais qui n'a pas disparu. Sur l'Afrique, nous n'avons pas tout à fait les mêmes réflexes, mais il n'y a pas de sujets qui nous opposent réellement. Sur la politique à mener à long terme avec la Russie, ce n'est pas encore tout à fait clair du côté américain, mais je ne vois pas d'antagonismes. Je pense qu'après la rencontre entre les présidents Bush et Poutine, les Etats-Unis vont être sur un mode de coopération avec la Russie - peut-être un peu plus exigeant, mais c'est quelque chose que l'on peut gérer. Sur la défense antimissiles, si l'on avait pris la menace au pied de la lettre, on se serait lancé dans des attitudes très agressives. On aurait pu alors avoir une situation tendue, mais ce n'est pas le cas.
On a fait part de notre scepticisme sur l'analyse des menaces, on a fait part de notre scepticisme sur la fiabilité technique, on a fait part de notre préoccupation sur les conséquences éventuellement déstabilisantes et on a plutôt exprimé des questions que des critiques virulentes. Cela coïncidait avec un moment où cette administration a indiqué qu'elle n'avait pas pris de décisions et qu'elle allait engager des consultations. Ce qui aurait pu être un thème de friction ne l'a pas été compte tenu de la façon dont cela a été géré. Comme Colin Powell prend son temps, qu'il fait des consultations, la France ne s'est pas trouvée en pointe pour exprimer des critiques, ce qui a été fait par d'autres Européens. Les différents pays européens, du reste, ont approximativement le même niveau de scepticisme, d'interrogations, de préoccupations, sans que cela s'exprime de manière agressive.
Q - Vous n'avez pas parlé de la peine de mort, qui choque beaucoup l'opinion française et qui choque aussi les Américains si on s'en mêle ?
R - C'est vrai, mais ce n'est pas un problème intergouvernemental. Ce n'est pas un problème dans l'articulation des politiques étrangères, c'est sous un autre chapitre. C'est le fait de savoir si les systèmes américain ou européen se rapprochent ou s'éloignent l'un de l'autre. La peine de mort, c'est un cas où l'on a plutôt une différence de sensibilités. On n'a jamais dit que les systèmes européen et américain étaient totalement identiques. Les expressions du type "euro-atlantique" ou "transatlantique" sont toujours difficiles à manier. "Qui trop embrasse, mal étreint".
Il y a certains aspects de la vie américaine que les Européens admettent moins qu'auparavant, sur un fond qui reste de sympathie et d'admiration.
Q - Quelle est l'attitude de la nouvelle administration américaine sur la défense européenne ? Où sont les différends ?
R - Sur la défense européenne, finalement, cette administration est peut-être plus positive que ce que l'on pouvait penser initialement. On pourrait souhaiter qu'elle le soit encore plus. Je me suis payé le luxe de dire deux ou trois fois qu'on leur demandait même un franc soutien : pas simplement une acceptation passive ou un feu orange, mais un franc soutien, en partant de l'idée que c'est un bon projet qui ne peut que renforcer l'Alliance Atlantique en responsabilisant davantage encore les Européens. Cela fait des décennies que les Etats-Unis demandent aux Européens de prendre leur part du fardeau. Or, la part du fardeau, c'est aussi la part des responsabilités, c'est aussi la part des décisions. Ce ne sont jamais tout à fait les mêmes positions, mais ce n'est jamais brutal.
Maintenant, il y a encore beaucoup de points où les choses ne sont pas encore très précises, et nous sommes très curieux de voir ce que va dire le président Bush en Europe, au Sommet de l'OTAN. Je pense que les Etats-Unis vont rester dans la ligne qu'ils ont adoptée depuis la réunion de Budapest, et je ne prévois donc pas de choc à l'OTAN.
Il y a un autre sujet que le président Bush va aborder en Pologne, c'est la question de l'élargissement de l'OTAN. A nos yeux, ce n'est pas une priorité particulière, ce n'est pas non plus un problème dramatique. Ce que les Européens souhaiteront, à propos de l'élargissement de l'OTAN, c'est que les projets américains, quand ils seront précisés, n'entrent pas en contradiction avec une politique intelligente à long terme avec la Russie.
Quant à la question de la défense antimissiles, j'ai décrit le climat actuel, parce que cela aurait pu devenir un sujet de frictions sérieux. Cela ne l'a pas été, mais cela peut le devenir comme cela peut ne pas le devenir. Nous sommes dans une période où il n'y a pas de gros conflits franco-américains ou euro-américains.
Q - Sur les Balkans, est-ce que vous êtes totalement convaincu de la volonté américaine de rester ? Ou avez-vous quand même une part de doute ? Ce sujet revient de façon récurrente.
R - Le chiffre exact des soldats ne doit pas rester dans le marbre. Nous aussi changeons le nombre de nos soldats. Au nom de quoi empêcherait-on les Etats-Unis d'augmenter ou de baisser leur participation militaire à telle ou telle opération ? Sauf, certes, si cela changeait la nature de l'opération.
J'ai toujours réagi avec beaucoup de flegme sur ce sujet et j'ai toujours trouvé peu reluisante la réaction européenne consistant à se lamenter et à prendre peur dès que les Américains disent qu'ils veulent se retirer. Je trouve cela franchement étrange alors que l'Europe monte en puissance, qu'elle bâtit des instruments militaires, une défense européenne qui a précisément pour objet de lui permettre de faire ce type d'opérations.
Q - Il n'est pas sûr que les gens dans la région des Balkans le prennent avec flegme, si on leur annonce que les Etats-Unis ne s'y intéressent plus vraiment ?
R - Je ne parle pas pour les gens des Balkans, je parle pour la France. Cela me paraît une attitude malsaine, qui est contradictoire avec le fait que l'Europe veut affirmer sa capacité et ses responsabilités. Cela n'empêche pas de dire aux Américains - ce que l'on a fait et ce que j'ai fait : "à notre avis, vous ne devriez pas vous retirer ; vous pouvez changer le niveau des troupes, mais vous ne pouvez pas vous retirer parce que nous sommes venus ensemble et ce serait logique que nous repartions un jour ensemble, une fois l'objectif atteint". On peut également leur rappeler que, quand on s'est engagé dans les Balkans, personne ne pouvait imaginer que, dans six mois ou un an, les choses allaient être réglées. J'ai même comparé plusieurs fois notre engagement - européen et américain - dans les Balkans à l'engagement des Américains en Europe de l'Ouest. Je pense que c'est un engagement de très longue durée. La meilleure des garanties, ce n'est pas qu'on les supplie de rester, c'est qu'ils arrivent à la conclusion logique que leur intérêt, leur statut, leur rôle dans le monde, font qu'ils ne peuvent pas se retirer comme cela.
Q - La Bosnie n'est-elle pas précisément la meilleure mise en scène pour une identité de défense européenne ? Il y a 4000 soldats américains, dont la présence est largement justifiée par la nécessité d'arrêter Karadzic. Les Européens peuvent-ils les remplacer en un week-end ?
R - Vous n'avez pas tort de distinguer les zones. Je crois que là où le retrait américain donnerait un mauvais signal et serait exploité par certains groupes, ce sont le Kosovo et la Macédoine. Colin Powell en est très conscient, il n'appelle pas du tout dans le sens du retrait dans ces deux endroits. La situation en Bosnie est un peu différente. Mais le vrai problème de la Bosnie n'est pas là. Le problème de la Bosnie, c'est qu'on n'avance pas d'un pouce par rapport à la fabrication d'une vraie Bosnie. On est toujours dans la situation d'après Dayton, où il y a un protectorat international, un grand nombre d'organisations internationales, des milliers de fonctionnaires internationaux, mille ONG, un milliard de dollars par an, et pourtant la Bosnie ne surgit pas.
Evidemment, au niveau des instances fédérales, grâce aux élections de l'automne, il y a des responsables politiques qui sont plus modernes, qui tiennent un langage qui plaît à la communauté internationale. Mais dans la réalité de la Bosnie, ce sont toujours trois communautés arc-boutées sur leurs systèmes, qui heureusement ne s'affrontent plus et qui verrouillent une économie totalement archaïque. Et tant qu'il ne se passera rien sur le plan économique, nous n'atteindrons pas nos objectifs.
Q - Sur le risque plus général d'un certain désengagement américain des affaires du monde ?
R - Il me semble que chaque jour qui passe va plutôt dans le sens d'un réengagement lent, mais d'un réengagement quand même, de cette administration dans la vie internationale. Ils resteront unilatéralistes psychologiquement. Ils continueront à penser qu'autant il est normal de discuter entre responsables américains à Washington, autant c'est un peu une corvée que d'avoir à négocier avec d'autres partenaires à l'extérieur - je ne parle pas de Colin Powell, je parle de l'administration globalement.
Je m'attends à ce que, dans six mois ou un an, ils reviennent à une politique certes très républicaine mais plus classique, plus classiquement républicaine, par étapes. Je pense qu'avec les contacts en Europe, tout ira dans ce sens.
Q - Sur le Proche-Orient, avez-vous le sentiment qu'il y a une évolution dans le degré d'implication personnelle que souhaite avoir M. Powell ?
R - Colin Powell est déjà très impliqué, beaucoup plus sans doute qu'il ne le pensait initialement. Colin Powell a fait une déclaration importante quand l'armée israélienne est entrée à Gaza la première fois. Il a mis fin à la mission de Dennis Ross et en a confié une à Williams Burns. Tout le monde est sur une ligne intelligente qui consiste à dire que face à la situation effrayante du Proche-Orient, il faut qu'il y ait une synergie, une conjonction des efforts de tous, Américains, Russes, Européens, Kofi Annan, mais pas compétition. Par rapport à cela, Colin Powell n'est pas encore au point où il a envie de se précipiter. Mais les Etats-Unis font ce qu'ils peuvent. Je considère que la retenue méritoire dont a fait preuve Ariel Sharon avec les attentats de l'autre jour est en grande partie due aux Américains. La priorité absolue, c'est de tout faire pour qu'Ariel Sharon continue à se retenir et qu'Arafat confirme les appels à l'arrêt de la violence qu'il a lancés.
Il y a une toute petite nuance tout de même par rapport à Arafat, qui nous conduit à dire : "oui, c'est normal de demander à Arafat le plus grand engagement possible dans la lutte contre la violence, mais on ne peut pas le traiter comme si c'était l'organisateur des attentats qui sont dirigés contre lui autant que contre les Israéliens". La technique du Hamas est claire : profiter de la situation, du désespoir des Palestiniens - qui est total - pour casser tout processus de paix, tout ce qui a été fait depuis Oslo. Ils font des attentats exactement quand il le faut, sur la base d'une pensée froide, autant pour déstabiliser Arafat que pour faire mal aux Israéliens. Alors, dire à Arafat : "si vous n'êtes pas capable d'arrêter cela immédiatement, on vous tient pour responsable de tout et vous en paierez les conséquences", c'est comme si on disait à Sharon : "si vous n'êtes pas capable d'évacuer les colonies demain matin, d'interdire tout mouvement d'extrême droite en Israël et d'empêcher les colons fous quand ils appellent à la haine, vous êtes responsable de tout". Même Sharon n'est pas responsable de tout. Il y donc une petite différence, disons un complément d'analyse, mais dans la pratique quotidienne de ce que nous faisons il n'y a pas de réelle différence. L'urgence absolue, c'est de transformer ces deux trêves précaires, dans lesquelles nous sommes encore depuis quelques jours, en quelque chose de plus solide qui finit par devenir un "cessez-le-feu" et, à ce moment-là, on peut travailler les conclusions de la Commission Mitchell pour essayer d'avancer.
Q - Vous n'êtes pas frustré que le président Bush ne vienne pas à Paris, alors que le président Chirac l'avait invité quand il était venu ici ?
R - Le président Bush ne va ni à Londres, ni à Berlin, ni à Rome. Il a un programme original. Il va en Espagne, à Bruxelles pour l'OTAN, en Suède pour le Sommet, en Pologne et en Slovénie. Ce n'est pas un problème. De toute façon il vient en Europe, peu importe le lieu. Ce qui nous intéresse c'est de voir comment il va parler de la défense européenne, s'il apporte des précisions ou pas sur la défense antimissiles, s'il reprend l'initiative de relancer la discussion sur le dossier du réchauffement climatique.
Q - Vous ne pensez pas que la prudence de Bush, le fait qu'il ait voulu rompre avec la politique de l'administration précédente en ce qui concerne le Proche-Orient, est responsable de ce qui se passe ? Est-ce que vous pensez que de toute façon ce qui arrive se serait produit même si Bush avait été plus dynamique, avait tenté d'être plus présent au Proche-Orient ? Est-ce que vous pensez que cette attitude a précipité les événements ?
R - On ne peut pas rendre l'administration Bush responsable de cela. Il aurait fallu, bien avant que Barak, dès son élection, arrive à créer avec Arafat une relation aussi forte que celle qu'avait Rabin, une relation de confiance, alors que cela n'a jamais été le cas. Barak a traité Arafat avec maladresse et désinvolture depuis le début. Il n'a joué que la carte syrienne et cela n'a pas marché. Il s'est retourné du côté palestinien brusquement, trop tard, Arafat étant extrêmement méfiant et gardé par rapport à lui. Si, à Camp David, les discussions qui ont finalement eu lieu très longtemps après et trop tard à Taba avaient démarré à ce moment-là, si le président Clinton et Mme Albright n'avaient pas été uniquement concentrés sur le fait de sans arrêt faire pression sur Arafat, peut-être qu'une discussion réelle se serait nouée. Mais il aurait fallu qu'il y ait cette confiance avant. Il aurait fallu que Sharon s'abstienne de faire sa provocation sur l'esplanade des mosquées, qui était plus dirigée contre Netanyahou que contre Barak à l'époque, mais enfin il a fait "coup triple" : il a empêché le retour de Netanyahou, il a assuré l'échec de Barak et il est devenu Premier ministre.
Le fait qu'une administration nouvelle arrive et prête une oreille trop complaisante - à mon avis - à M. Sharon lorsqu'il est venu en mars, et que M. Sharon retire de tout cela le sentiment d'avoir reçu une sorte de feu orange, ce n'est qu'un élément qui est venu aggraver les choses mais longtemps après. Ce n'est pas un facteur déclenchant. L'administration cherche à corriger un petit peu sa politique, et n'en est qu'au début de son évolution.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juin 2001)
DEPLACEMENT AUX Etats-Unis
ENTRETIEN DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE,
AVEC "RADIO FRANCE INTERNATIONALE"
(Washington, 7 juin 2001)

Q - Monsieur le Ministre, le président Bush se rend la semaine prochaine en Europe. Que pensez-vous que les Européens attendent de ce voyage et quels vont être d'après vous les thème d'évolution ou de confrontation ?
R - Je pense que les Européens seront très curieux d'abord de découvrir le président George W. Bush, parce qu'il est encore très peu connu en Europe, que les Européens, aussi bien les dirigeants que les opinions souhaiteront en savoir plus sur sa politique, qui a été accueillie avec perplexité dans certains cas. Je pense, par exemple, à l'idée de la remise en cause du Protocole de Kyoto pour la lutte contre le réchauffement du climat. Cela, franchement, a provoqué une vraie inquiétude en Europe, nous l'avons dit aux Américains et nous leur disons : "si vous trouvez mieux que le Protocole de Kyoto, dites-nous ce que c'est, mais si vous n'avez pas mieux à proposer, il faut garder le Protocole de Kyoto. C'est ce que la communauté internationale a quand même élaboré de mieux sur cette question. Donc, je crois pouvoir dire qu'ils vont être très attendus là-dessus.
Curiosité aussi en ce qui concerne son projet de défense antimissiles, non pas que les pays européens soient tous contre, les positions sont tout à fait diverses. Il y a beaucoup de questions sur l'analyse de la menace, les pertinences de la réponse, est-ce que c'est faisable, combien cela coûte, qu'est-ce que cela produirait, cela protégerait qui, etc. ? Du côté de cette administration, on sent une volonté très forte de mettre en oeuvre ce programme, mais il n'y a pas beaucoup de détails sur son contenu possible. Là aussi, ce que le président Bush dira sera écouté avec intérêt et avec curiosité.
Il y a d'autre part le souhait qu'il soit le plus positif possible sur la défense européenne. Nous, Européens, disons ici à Washington que le développement d'une défense européenne est bon pour l'Alliance atlantique. Ce n'est pas un facteur d'affaiblissement, c'est un facteur de renforcement au contraire. Beaucoup d'autres sujets viendront naturellement.
Le sujet global, c'est de savoir si cette administration, après avoir donné l'impression au début qu'elle était assez unilatéraliste, c'est-à-dire qu'elle entendait décider toute seule, uniquement sur la base de ses propres intérêts, redevient plus ouverte à la négociation avec les alliés, avec les partenaires pour qu'on élabore des solutions collectives aux problèmes globaux. Je crois que c'est la grande interrogation. Je n'exclus pas que cette administration, après avoir un peu inquiété au début, évolue dans un sens plus positif sur ce plan.
Q - Aujourd'hui même, un rapport qui d'ailleurs avait été commandé par l'administration américaine montre qu'il y a effectivement un problème d'effet de serre. Donc, est-ce vous pensez qu'à l'occasion de ces rencontres, cela va servir en quelque sorte de levier pour infléchir la position américaine ?
R - Oui, ce voyage du président Bush en Europe est une occasion pour lui de montrer qu'il ne conteste pas l'existence du problème. En tout cas, c'est ce qu'ils nous disent dans les contacts que nous avons, mais qu'ils voudraient en ce qui concerne les remèdes, des mécanismes plus équitablement répartis que le Protocole de Kyoto. Donc, notre réponse est : "dites-nous comment vous entendez contribuer à la lutte contre l'effet de serre". Un pays qui représente à lui tout seul 25% des rejets de gaz à effet de serre ne peut pas s'abstraire de cette lutte mondiale. On ne peut pas non plus appliquer valablement les mécanismes mondiaux sans les Etats-Unis, on voit bien que ce serait insuffisamment efficace. Les Etats-Unis ont une responsabilité face au reste du monde et beaucoup de gens aux Etats-Unis en sont tout à fait convaincus, y compris dans les grandes entreprises, au Sénat, dans l'opinion publique. Je crois que l'administration américaine devra évoluer sur ce point.
Q - Vous avez eu également aujourd'hui vos premiers contacts avec le nouveau Sénat, avec un nouveau président de Commission. Qu'attendez-vous de ce changement, de ce déséquilibre dans la majorité républicaine sur l'évolution des affaires diplomatiques ?
R - J'ai pris contact, à l'occasion de ce déplacement à Washington, avec le nouveau président de la commission des forces armées, le sénateur Levin, je rencontrerai à une autre occasion le président de la commission des Affaires étrangères, le sénateur Biden. J'ai trouvé chez le sénateur Levin quelqu'un qui est, sur l'affaire des antimissiles, désireux que les choses soient faites rationnellement et raisonnablement, et passent par des consultations sérieuses et réelles avec les alliés. C'est tout à fait ce que nous souhaitons, c'est ce que nous demandons, c'est ce qui a commencé il y a quelques jours déjà et nous nous en étions réjouis.
D'autre part, ce nouveau président de la commission est favorable au maintien de l'engagement américain dans les Balkans en reprenant la formule "nous sommes arrivés ensemble et nous partirons ensemble quand le travail aura été fait".
Je crois que ces présidents de commission ont une attitude plus ouverte par rapport au projet de défense européenne tout en faisant remarquer - mais c'est de bonne guerre - que si les Européens veulent le faire vraiment, il faut qu'ils y mettent les moyens. Donc, un climat qui n'est pas mauvais, mais ce sont des présidents de commission, ce n'est pas l'administration.
Q - Vous avez également rencontré Colin Powell, comment mesurez-vous son degré d'engagement sur le Proche-Orient ?
R - Au départ, cette administration souhaitait s'engager le moins possible en quelque sorte par contraste avec l'engagement constant et très personnalisé du président Clinton, mais l'ampleur de la crise, la gravité de la situation, les angoisses justifiées des uns et des autres, les drames qui se produisent, le caractère horrible des attentats, la dureté et la violence, tout cela forme un tout qui fait que les Etats-Unis ne peuvent pas rester en dehors. Les Européens leur disent tous les jours qu'il faut qu'ils demeurent engagés, c'est leur responsabilité.
Non pas que les Européens ne veulent pas s'engager, nous sommes très actifs. Au Proche-Orient, à l'heure actuelle, nous demandons constamment à M. Sharon de continuer à faire preuve de retenue, ce qu'il a fait depuis l'horrible attentat. Nous demandons constamment à Yasser Arafat de faire tout ce qu'il peut dans la lutte contre la violence tout en sachant qu'il faudrait lui donner, pour son peuple à lui, des espérances politiques pour que ses appels soient véritablement entendus. L'Europe est très présente, mais nous savons très bien qu'il faut y être avec les Etats-Unis, qu'il ne faut pas au Proche-Orient - les choses sont trop graves pour cela - faire preuve d'esprit de compétition hystérique entre les uns et les autres, mais d'esprit de coopération et de complémentarité. Donc, Européens, Américains, Russes, Kofi Annan, doivent aller dans le même sens qui est celui de la paix.
Q - La relation franco-américaine est toujours un sujet pittoresque qui donne beaucoup à méditer, surtout à écrire. Comment la décririez vous actuellement ?
R - Je la trouve plutôt sereine. J'ai participé à trois colloques en moins de 36 heures à Washington et je trouve que précisément le taux d'incompréhension tend à décroître et que la quantité de stéréotypes véhiculés ici à propos de la France, des positions françaises, tend à diminuer. C'est donc de bon augure. Vous savez sur les relations avec les Etats-Unis, j'emploie toujours une formule très simple, c'est de dire que "nous sommes leurs alliés, nous sommes leurs amis, historiquement, nous ne voulons pas être alignés". A partir du moment où les Américains acceptent cette idée que, quand la France a un point de vue différent, ce n'est pas pour les embêter, mais c'est parce qu'elle a vraiment un point de vue différent à partir duquel on peut parler sans s'énerver et que cela fait partie des relations entre amis, les choses sont très simples dès lors que l'on sait gérer ces différends sur certains sujets. Aujourd'hui, de fait, sur le Proche-Orient, sur l'Iraq, sur l'Afrique, sur les Balkans, sur toutes sortes de sujets européens, sur la Russie, nous n'avons pas de désaccords particuliers. Nous avons des différences de tonalité, de priorité, de style. Quand il faut dire "non", nous disons "non" mais sans y mettre du venin en plus parce qu'il y a des vrais intérêts à défendre. Il y a cette question des antimissiles qui est préoccupante parce que si elle était mal menée, elle pourrait déstabiliser le système stratégique international, mais cette administration a plutôt pris le chemin de consultations pour le moment. Bref, nous sommes dans une phase où nous arrivons assez bien à vivre ensemble et à travailler ensemble même quand nous avons des points de vue différents et légitimement différents sur certains sujets.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 juin2001)
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DEPLACEMENT AUX Etats-Unis
POINT DE PRESSE
DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. HUBERT VEDRINE,
A L'ISSUE DE SON ENTRETIEN
AVEC LE SECRETAIRE D'ETAT AMERICAIN,
M. COLIN POWELL
(Washington, 7 juin 2001)

Q - Monsieur le Ministre, vous venez d'avoir un entretien avec M. Powell, quels dossiers avez-vous abordés avec lui ?
R - On a eu un entretien très dense durant lequel on a parlé Proche-Orient, Iraq, de la prochaine visite du Président Bush en Europe. On a parlé de la Macédoine. A cet égard, nous sommes d'accord pour dire qu'il faut mettre un terme aux actions des extrémistes albanais. Il faut par ailleurs que le gouvernement de Skopje accepte des réformes politiques.
Q - Sur le voyage de M. Bush ?
R - Le président Bush est attendu avec beaucoup de curiosité et d'intérêt. Les Européens souhaitent en savoir plus sur les orientations du président Bush en ce qui concerne le projet anti-missiles, son attitude par rapport à la défense européenne, qui est assez positive. Les Européens souhaitent un franc soutien, parce que nous pensons que c'est bon pour l'Alliance.
Q - Sur Kyoto ?
R - Nous souhaitons beaucoup que les Etats-Unis expliquent sous quelle forme ils entendent contribuer à la lutte contre l'effet de serre. Même s'ils contestent le Protocole de Kyoto, nous y restons attachés.
La communauté internationale n'a pas trouvé mieux pour le moment que le Protocole de Kyoto pour relever le défi de cette vaste menace. Si les Etats-Unis ont des idées permettant d'enrichir l'action collective sur ce sujet, elles seront forcément intéressantes. Nous attendons sous quelle forme les Etats-Unis entendent participer à ce combat.
Q - Sur le NMD
R - Les consultations viennent de commencer. Nous en sommes très heureux parce que nous le demandions. Dès le début nous souhaitions qu'il n'y ait pas une décision, plaçant le reste du monde devant le fait accompli mais qu'il y ait des échanges. La réunion de Budapest s'est bien passée.
Q - Sur le Proche-Orient et les initiatives européennes, américaines.
R - Nous sommes tous très inquiets de la situation et nous sommes tous mobilisés. Il n'y a pas d'initiatives désordonnées et concurrentes. C'est la même initiative de la part de tout le monde. Cela consiste à demander au gouvernement israélien de continuer à faire preuve de la même retenue que ce qu'il a fait depuis cet horrible attentat (et) continuer de demander à Yasser Arafat de faire tout ce qu'il peut pour réduire, contenir la violence, même si nous savons que cette violence est animée par des groupes qui sont contre lui, autant que contre les Israéliens. C'est donc une situation très difficile pour lui. Notre action vise à transformer cette trêve précaire dans laquelle nous sommes en une stabilisation plus durable aboutissant à un vrai cessez-le-feu et conduisant le plus vite possible à la reprise de discussions politiques.
Il faut reprendre les conclusions de la commission Mitchell, qui est la base la plus sérieuse, la plus honnête et la plus courageuse dont nous disposons en ce moment pour sortir le Proche-Orient du piège
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juin 2001)