Interview de Mme Fleur Pellerin, ministre des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique, à "France Inter" le 19 février 2013, sur la nécessité de faire évoluer la fiscalité dans le domaine de l'économie numérique.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France Inter

Texte intégral

PATRICK COHEN
Il y a beaucoup de sujets dans vos dossiers, mais à l’heure d’un nouveau débat sur la rigueur et sur les moyens de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat, j’aimerais que vous nous disiez l’état de votre réflexion sur la taxation des géants du Net, APPLE, GOOGLE, MICROSOFT, AMAZON, FACEBOOK, qui engrangent des milliards de profits en ne laissant que quelques miettes au fisc français, un seul exemple, un chiffre qui n’a d’ailleurs pas été démenti, APPLE n’a versé en 2011 à l’Etat français que sept millions d’euros au titre de l’impôt sur les sociétés, pour trois milliards et demi de revenus, et un milliard de bénéfice estimé. L’OCDE et le G20 viennent de se saisir du sujet. Mais qu’allez-vous faire du rapport qui vous a été remis récemment sur la fiscalité du numérique, dit rapport COLIN et COLLIN, qui propose quelques idées neuves et des idées nationales pour en finir avec cette évasion fiscale massive.
FLEUR PELLERIN
Je crois que – vous l’avez dit – c’est extrêmement important, dans une époque où on demande beaucoup d’efforts à nos entreprises et à nos concitoyens, que certaines multinationales qui, jusqu’à présent, échappent totalement à l’impôt ou quasiment totalement à l’impôt, soient mises à contribution également dans les différents pays dans lesquels elles génèrent des profits ou du chiffre d’affaires. Donc cette réflexion est vraiment extrêmement d’actualité, et vous l’avez dit aussi, il y a plusieurs enceintes dans lesquelles on y réfléchit, moi, j’ai beaucoup poussé dès mon arrivée, dès ma prise de fonctions, pour que l’OCDE s’empare, et que la France soit moteur dans les groupes de travail, qui s’intéressent à cette question au sein de l’OCDE, mais aussi au sein de l’Union européenne, et effectivement, il faut qu’il y ait trois niveaux de réponse, un niveau international, un niveau européen, et un niveau national. Alors, pour le niveau national…
PATRICK COHEN
Oui, parce que le niveau international, pour l’instant, c’est renvoyé à un rendez-vous au mois de juillet, les Etats-Unis ne sont pas très allants sur la question…
FLEUR PELLERIN
Si, si, si, si, si, en fait…
PATRICK COHEN
Vous êtes sûre, vraiment ?
FLEUR PELLERIN
En fait, le groupe de travail qui s’appelle « Erosion des bases et déplacement des profits au sein de l’OCDE » a été réactivé, notamment à la demande de l’administration américaine, c’est très intéressant de le noter. Les Etats-Unis ont calculé que 1.375, je crois, milliards de dollars de profits avaient échappé à la taxation aux Etats-Unis. Donc il y a des manques à gagner qui sont considérables pour les administrations fiscales.
PATRICK COHEN
Sauf qu’il faut réviser la plupart des conventions fiscales…
FLEUR PELLERIN
Oui, c’est vrai, c’est vrai, on a toujours…
PATRICK COHEN
Et que ça devrait prendre des années…
FLEUR PELLERIN
On a toujours considéré jusqu’à présent que ça prendrait des années, mais là, l’OCDE est en train de trouver des solutions de très court terme, donc je pense que c’est quand même une piste très intéressante à ne pas négliger. Pour ce qui est de la France…
PATRICK COHEN
Alors, regardons les solutions nationales…
FLEUR PELLERIN
Pour ce qui est de la France, effectivement, le rapport qui m’a été remis, que j’avais commandé au mois de juillet, propose un certain nombre de pistes qui s’ajoutent à d’autres pistes qui avaient déjà pu être évoquées par le passé, qui sont notamment de taxer les données personnelles, mais ce que je souhaite rappeler…
PATRICK COHEN
Les données personnelles, que les entreprises collectent et exploitent, ce qui est une innovation…
FLEUR PELLERIN
Absolument, parce que…
PATRICK COHEN
… Des nouvelles, parce que dans la fiscalité française, ça n’existe pas ce genre de chose…
FLEUR PELLERIN
Absolument, de toute façon, nous sommes obligés de réviser complètement nos concepts, les concepts fiscaux avec lesquels nous travaillons, puisque la fiscalité actuelle n’est pas du tout adaptée à l’économie numérique. Et c’est vrai que l’idée de dire : les consommateurs, les utilisateurs des moteurs de recherche ou des sites des réseaux sociaux font un travail gratuit, en quelque sorte, en déposant leurs données ou en laissant des traces numériques sur les sites Internet, qui sont ensuite exploitées par les sites ou par les plateformes, pour générer des revenus publicitaires ou pour faire de la publicité ciblée ou pour créer des fichiers qui sont ensuite revendus ou monétisés. Et donc il y a cette idée de travail gratuit qui aujourd’hui n’est pas rémunéré, et qui procure à ces plateformes ou à ces sites des revenus considérables…
PATRICK COHEN
Donc c’est une bonne idée…
FLEUR PELLERIN
Donc c’est une idée à examiner, sachant que ce que nous recherchons, non, mais, vous l’avez dit tout à l’heure, on travaille avec des nouveaux concepts, donc on ne va pas dire et inscrire dans la loi un principe sans l’avoir un peu testé, donc en ce moment, ce que j’ai demandé aux services fiscaux et de l’administration fiscale et aux services juridiques du ministère, c’est de tester ces idées-là, sachant que ce que nous voulons, c’est rétablir une équité entre les acteurs, c’est-à-dire qu’il n’est pas question de taxer l’économie numérique en se disant : c’est la vache à lait qui doit apporter les solutions pour le reste de l’économie. Donc il faut rétablir l’équité entre ceux qui paient et ceux qui ne paient pas.
PATRICK COHEN
Vous dites : j’ai saisi les services de Bercy, vous êtes effectivement à Bercy, au coeur de l’administration fiscale, j’imagine que pour les inspecteurs des Finances, des gens habitués à manipuler des concepts fiscaux habituels, basés sur des chiffres d’affaires, des revenus, des bénéfices, etc., ça doit être une hérésie absolue de…
FLEUR PELLERIN
Ce n’est pas une hérésie, c’est une révolution, c’est une révolution, c’est une révolution numérique…
PATRICK COHEN
Une révolution, alors, une révolution complète, est-ce que cette révolution, les gens qui vous font face dans le ministère…
FLEUR PELLERIN
Non, mais elle n’est pas facile, elle n’est pas facile…
PATRICK COHEN
Entendent…
FLEUR PELLERIN
C’est une révolution copernicienne quasiment…
PATRICK COHEN
Oui, oui, entendent cette idée de pouvoir taxer sur la base des flux de données ?
FLEUR PELLERIN
Oui, oui, parce que tout le monde est bien conscient que les instruments actuels ne nous permettent pas, absolument pas, de répondre à cette question qui est l’évasion fiscale ou la piraterie fiscale des acteurs des multinationales aujourd’hui, alors, ce n’est pas seulement dans Internet, on a vu que STARBUCKS était aussi concernée, ce sont des entreprises qui utilisent beaucoup ce qu’on appelle les prix de transfert, c’est-à-dire qui se facturent entre filiales des redevances pour des choses immatérielles, l’utilisation d’une marque ou du design d’une marque, donc…
PATRICK COHEN
Pour GOOGLE, on parle de sandwichs irlandais, puisque les revenus de GOOGLE sont déclarés en Irlande, avant d’être transférés aux Bermudes, en passant par les Pays-Bas, je crois, d’abord.
FLEUR PELLERIN
Absolument. Donc il y a le double irlandais, combiné avec le sandwich des Pays-Bas, oui, il y a effectivement un gros travail à faire au sein de l’Union européenne, pour éviter ce qu’on appelle les Etats tunnels ou pour convaincre nos partenaires européens, qui sont des Etats tunnels, c’est-à-dire des Etats qui permettent le déplacement des profits en franchises d’impôts pour les diriger vers les paradis fiscaux ensuite.
PATRICK COHEN
Bon, la réflexion est en cours, on l’a bien compris, mais…
FLEUR PELLERIN
Le travail aussi…
PATRICK COHEN
La réponse que j’essaie d’avoir, depuis le début de cette interview, c’est : est-ce que finalement, les actes seront en rapport avec les paroles, vous avez vous-même parlé de prédateurs, de pirates fiscaux, nous ne pouvons pas continuer à nous laisser piller éternellement, avez-vous dit récemment…
FLEUR PELLERIN
Oui, eh bien, mon espoir, c’est qu’on puisse inscrire quelque chose dans le projet de Loi de Finances de l’année prochaine…
PATRICK COHEN
…Dans les mois à venir…
FLEUR PELLERIN
Mais si…
PATRICK COHEN
Dans le projet de Loi de Finances de l’année prochaine ?
FLEUR PELLERIN
Oui, si la solution était très simple, d’autres pays les auraient trouvées, enfin, auraient trouvé les solutions, et vous voyez bien qu’aujourd’hui, tout le monde est un peu sur un pied d’égalité, et cherche des solutions pour pouvoir imposer ces bénéfices qui aujourd’hui se font en franchises d’impôts. Donc nous cherchons ces solutions.
PATRICK COHEN
Donc le rapport COLIN et COLLIN, Pierre COLIN, Nicolas COLLIN, ne subira pas de classement vertical ?
FLEUR PELLERIN
Non, mais bien d’autres solutions aussi seront examinées.
PATRICK COHEN
Mais d’autres solutions seront examinées. Dans ce contexte, GOOGLE, qui concède à rétrocéder 60 millions d’euros aux éditeurs de presse, est-ce que ce n’est pas une aumône ?
FLEUR PELLERIN
Ce n’est pas une aumône, je pense qu’il y a des entreprises qui ont une action en matière de responsabilité sociale et environnementale, la RSE, comme on dit aujourd’hui, c’est un peu dans ce cadre-là que s’inscrit cet accord qui a été conclu entre la presse IPG, de l’information politique générale, et GOOGLE, sous l’égide de l’Etat, certes, mais c’est quand même un accord entre parties privées. Et donc voilà, c’est plutôt quelque chose qu’il faut saluer, sachant que, en Belgique, où le même type de problème s’est posé, là, il y a eu juste un accord de partenariat commercial, et pas du tout de fonds de ce type-là…
PATRICK COHEN
J’ai parlé d’aumône pour qualifier le montant versé par GOOGLE…
FLEUR PELLERIN
Oui, enfin, le montant est faible, mais c’est toujours mieux que zéro…
PATRICK COHEN
Vous reconnaissez qu’il est faible.
FLEUR PELLERIN
Oui, il est faible par rapport au chiffre d’affaires réalisé par GOOGLE, mais en même temps…
PATRICK COHEN
Et par rapport aux pratiques d’Internet en général, qui vit largement en pillant les contenus de la presse écrite.
FLEUR PELLERIN
Oui, enfin, ce n’est pas aussi binaire que ça, je pense que la presse bénéficie aussi du trafic qui est orienté par GOOGLE, à partir du moteur de recherche vers les sites de presse. Et d’ailleurs, ça fait partie de l’accord commercial qui est passé entre la presse IPG et GOOGLE, c’est comment mieux monétiser, comment mieux monétiser le trafic qui est envoyé par GOOGLE vers les sites de presse, en revenus publicitaires, etc. Et donc je pense que le travail qui doit être fait, c’est de réfléchir à la manière dont la presse, notamment papier, doit réfléchir à son modèle économique sur le numérique, avec la transition numérique, parce que, aujourd’hui, c’est ça qui est fragile, c’est : le modèle économique en ligne n’est pas stabilisé pour la presse, et donc le fait que GOOGLE mette 60 millions d’euros dans un fonds pour aider justement des projets de modernisation ou de numérisation du site, écoutez, moi, je trouve que c’est plutôt quelque chose de positif.
PATRICK COHEN
Et ça ne l’exonère pas de ses responsabilités fiscales.
FLEUR PELLERIN
Absolument pas, absolument pas.
PATRICK COHEN
Et du manque à gagner…
FLEUR PELLERIN
Absolument pas, donc…
PATRICK COHEN
Pour le fisc français…
FLEUR PELLERIN
C’est très net, ce sont deux sujets qui sont complètement dé-corrélés.
PATRICK COHEN
Bon, une question sur un géant non pas international, mais national, enfin, pour l’instant en tout cas, que penser du comportement de Xavier NIEL, le patron de FREE, qui engage une action en justice pour dénigrement contre un professeur d’économie, auteur d’une étude sur l’impact de l’arrivée de FREE dans la téléphonie mobile ?
FLEUR PELLERIN
Ecoutez, moi, je n’ai pas tellement de commentaires à faire sur…
PATRICK COHEN
Cette plainte, dépôt de plainte…
FLEUR PELLERIN
… un peu procédurière avec Xavier NIEL de…
PATRICK COHEN
Dénigrement…
FLEUR PELLERIN
Oui…
PATRICK COHEN
C’est un professeur d’économie de Paris II, Panthéon-Assas, qui a estimé que la baisse du chiffre d’affaires dans le secteur des télécoms mobiles, provoquée par le lancement de FREE peut être estimée à six milliards et demi d’euros, et que ça va provoquer la destruction de 55.000 emplois dans les deux années suivantes, vous avez regardé le contenu de cette étude ?
FLEUR PELLERIN
Bien sûr, vous savez, je suis ministre chargée des télécoms, donc ça m’intéresse beaucoup, je m’intéresse beaucoup à ces sujets-là. Ce qu’il faut rappeler, c’est que nous, ce gouvernement est arrivé en ayant trouvé… en trouvant une situation qui résultait très largement d’une décision prise par le précédent gouvernement, à savoir l’octroi d’une quatrième licence à un opérateur, FREE, dans des conditions qui sont contestables, parce qu’il y avait eu peu d’études d’impact sur l’emploi et sur l’investissement qui avaient été faites en amont de cette autorisation. Maintenant, nous, nous trouvons cette solution, et je crois que notre travail, c’est de faire en sorte que l’équilibre à quatre opérateurs puisse être maintenu et qu’il soit favorable à la fois à l’investissement et à l’emploi. Donc après, c’est vrai qu’il y a une guerre des chiffres actuellement entre des experts, sur le fait de savoir si l’arrivée de FREE a détruit ou pas des emplois, a créé ou pas du pouvoir d’achat, voilà, je pense qu’aujourd’hui, il ne faut pas regarder vers le passé, il faut plutôt regarder vers l’avenir. Moi, je regarde ce que va apporter la 4G, je regarde ce que va apporter le déploiement du très haut débit…
PATRICK COHEN
Ah oui, la 4G…
FLEUR PELLERIN
… Campagne…
PATRICK COHEN
Très haut débit, on va en parler demain avec François HOLLANDE, qui sera en déplacement à Clermont-Ferrand…
FLEUR PELLERIN
Voilà, absolument, et donc je souhaite que ces projets ou ces grands chantiers puissent nous aider à retrouver, avec le secteur des télécoms, le chemin de l’emploi et de l’investissement.
PATRICK COHEN
Et la 4G, puisque vous en parlez, la course est lancée entre opérateurs. Est-ce que vous allez autoriser BOUYGUES TELECOM à utiliser sa fréquence – c’est technique – mais sa fréquence actuellement occupée par la 2G, pour y faire transiter la 4G, ce qui effraie ses concurrents SFR et ORANGE ?
FLEUR PELLERIN
Ce n’est pas une décision du gouvernement, c’est une décision…
PATRICK COHEN
Non, c’est l’ARCEP…
FLEUR PELLERIN
Alors, c’est une autorité indépendante, donc elle va prendre sa décision…
PATRICK COHEN
Ça ne passe pas du tout par le gouvernement ?
FLEUR PELLERIN
Ah ben, absolument pas, c’est une décision totalement souveraine de l’ARCEP, autorité de régulation du secteur…
PATRICK COHEN
Et vous n’avez pas d’avis là-dessus ?
FLEUR PELLERIN
J’ai un avis, bien sûr, mais je me garderai bien de l’énoncer avant que l’ARCEP – autorité indépendante, encore une fois – ait donné son avis, ce qu’elle va faire dans les quinze jours qui viennent.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 25 février 2013