Texte intégral
Tribune de François HUWART,
Secrétaire d'Etat au Commerce Extérieur,
dans " Libération " :
" Forces et limites de l'antimondialisation ".
Mercredi 18 juillet 2001
Jeremy Rifkin demandait récemment, à l'occasion du sommet du G8 de Gènes, que le tumulte d'éventuelles violences ne rende pas sourd au message des manifestants pacifiques, acteurs d'une " vaste réaction culturelle contre la mondialisation. " Il a évidemment raison et nous devons continuer à refuser l'amalgame entre la société civile qui manifeste dans les grandes réunions internationales et les professionnels de la guérilla urbaine.
Ce préalable étant posé, quel est ce " message culturel " que les militants de l'anti-mondialisation adressent aujourd'hui aux gouvernants ?
De Seattle à Porto Alegre, on perçoit une triple remise en cause de la mondialisation : à travers le libre-échange, le fonctionnement du marché et la société de consommation elle-même.
1. La première cible de l'anti-mondialisation est le libre-échange. Aux bénéfices promis par les modèles économiques élaborés depuis Ricardo, on oppose le caractère profondément inégalitaire de la répartition des richesses à l'échelle de la planète et la déstabilisation des sociétés qui en découle.
De cette critique du libre-échange on peut tirer deux conclusions différentes.
La première serait tout simplement de renoncer à l'échange international. Ce volontarisme autarcique, l'histoire en a connu bien des illustrations : ces politiques, souvent promues d'ailleurs par des régimes autoritaires, ont toujours échoué sur le moyen terme. Elles n'ont apporté aux pays qui les ont mis en uvre, tant en Europe de l'Est qu'en Amérique latine, pour s'en tenir à l'après-guerre, ni la croissance, ni la protection de leur environnement.
La seconde attitude consiste à résister aux sirènes libre-échangistes sans toutefois renoncer à l'ouverture commerciale qui, lorsqu'elle est progressive et maîtrisée, reste l'une des composantes de la croissance et de l'emploi. La question est d'en déterminer les conditions qui varient selon les pays en fonction de leur niveau de développement, de leurs atouts économiques, de la qualité de leurs institutions et de leurs politiques monétaire, fiscale et sociale.
Il importe donc que l'ouverture aux échanges soit progressive et maîtrisée et non pas imposée par des intérêts privés, locaux ou transnationaux, au nom du libéralisme abstrait. Cette fonction doit incomber à l'Organisation mondiale du commerce, organisation internationale contrôlée par les Etats, sur une base égalitaire - un Etat, une voix. Plutôt qu'une machine à libéraliser aveuglément, l'OMC est davantage un outil de maîtrise des échanges avec à sa disposition tout un ensemble d'instruments limitatifs, dérogations, transitions, sauvegardes, traitement différencié.
Je ne vois donc aucune raison de souhaiter à l'OMC de " rétrécir ou de couler " (shrink or sink) sauf à vouloir déchaîner les conflits commerciaux et précipiter, non pas la chute du capitalisme mais son triomphe sauvage.
Ce qui est vrai de l'échange l'est aussi de l'investissement et je connais peu de dirigeants de pays en développement, même critiques des excès de la mondialisation, qui ne cherchent également à faire participer des entreprises étrangères à la mise à niveau de leur économie, comme l'ont confirmé les derniers travaux de la CNUCED sur les transferts de technologie.
2. Mais reconnaître dans l'ouverture commerciale un élément des politiques de croissance et du développement ne doit pas pour autant nous aveugler sur les incohérences et les impuissances du marché lui-même.
La deuxième critique fondamentale de la mondialisation vise le " marché-monde " qui met en danger les biens publics internationaux comme la diversité culturelle, la protection de l'environnement, la sécurité alimentaire, la santé, sans oublier la stabilité financière.
Peut-on, par exemple, s'en remettre au seul fonctionnement du marché pour limiter les pollutions et l'épuisement des sols et des forêts, ce que les économistes appellent les externalités négatives ?
Il n'est pas de meilleur exemple de ces biens publics menacés que le climat. Pour parvenir à limiter la production mondiale des gaz à effet de serre, il est apparu nécessaire de fixer des plafonds de rejet. Comme les acteurs économiques ne peuvent spontanément intégrer ces limites, il revient aux Etats de les imposer.
A Kyoto, les Etats avaient donc reconnu la nécessité d'une démarche de coopération qui dépasse les intérêts particuliers. Mais la difficulté reste avant tout politique : il s'agit de faire accepter l'idée que ces bénéfices à long terme justifient des contraintes immédiates, car si le réchauffement climatique est avéré, ses causes et ses effets sont encore à évaluer avec précision. Mais de cette incertitude relative, certains Etats tirent prétexte pour refuser ou différer le respect de leurs engagements. Nous jugeons au contraire que, dans les négociations climatiques, le principe de précaution qui marque notre responsabilité envers les générations futures doit s'imposer aux intérêts de marché.
Une autre question dramatique contraint également les Etats à intervenir pour pallier les insuffisances du marché : celle de l'accès aux médicaments. La mobilisation des ONG a d'ailleurs été déterminante dans la prise de conscience par la communauté internationale que "les malades étaient désormais au sud et les médicaments au nord".
On ne peut pas attendre que les populations du sud soient solvables pour qu'elles aient le droit de se soigner et la solidarité commande que les malades, où qu'ils vivent, aient accès aux traitements efficaces qui existent.
Doit-on pour autant considérer que " la propriété intellectuelle c'est le vol " ? Si l'on décidait en effet de l'abolir pour ces molécules, comment l'effort financier de recherche et de développement pourrait-il être assuré ?
Là encore, ce sont les Etats qui peuvent et doivent apporter une réponse coordonnée. Réponse financière d'abord, ils doivent abonder le fonds des Nations-Unies, comme la France s'y est engagée par la voix du premier ministre devant le Parlement sud-africain.
Ils doivent ensuite élaborer un système de prix différenciés, développer les licences obligatoires, ce que permet l'OMC, tout en évitant que les traitements fournis à prix réduits dans les pays en développement ne fassent l'objet d'un trafic pour retourner vers le Nord. En un mot, nous devons conjuguer la solidarité financière et les politiques imaginatives de régulation du marché.
Ces deux défis soulignent le besoin d'institutions internationales plus cohérentes, plus démocratiques, plus efficaces encore. Imaginer une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale adaptée à ces changements d'échelle n'est pas le moindre des défis qui nous est aujourd'hui posé par la mondialisation.
3. Enfin, le message de la société civile aux gouvernants comporte une troisième critique, plus radicale encore, concernant " la marchandisation du monde. "
Ce troisième horizon de l'anti-mondialisation est finalement l'idée d'économie elle-même. Ce qui est en accusation, ce n'est plus ici l'échange ou le marché mais la dépendance de l'individu à l'égard des biens matériels, son identification à sa fonction de consommateur, consommateur d'objets industriels jugés superflus, d'images publicitaires fabriquées, bref produit lui-même et victime d'une sous-culture de masse destructrice des relations sociales authentiques. Devant ce mouvement sans fin, on peut être tenté par des slogans simples : " No logo ", pour reprendre le titre du livre de Naomie Klein.
Là encore, la critique touche juste mais où est la réponse pour une autorité publique? Elle ne peut résider dans l'imposition autoritaire des valeurs de "l'être" aux dépens des illusions de "l'avoir". Le rôle de l'Etat ne peut être de prescrire des modes de vie, mais d'aider les individus à construire leur autonomie, d'abord dans ses conditions matérielles, mais également dans ses dimensions intellectuelles et morales, grâce à l'éducation publique, aux politiques culturelles et, dans cette période anniversaire de la loi de 1901, par l'encouragement à la vie associative et au " tiers secteur ". Ce sont les moyens d'offrir aux citoyens, dans le cadre des libertés publiques, la possibilité, certes toujours imparfaite, de choix véritables.
Les critiques de la mondialisation sont indispensables, précisément parce qu'elles sont radicales et qu'elles vont donc au fond des choses. Elles permettent à la gauche de remettre en question des modes de pensée, de débattre des fins et pas seulement des moyens. Mais la critique radicale de la mondialisation ne peut pas se dispenser elle-même de l'analyse de ses propres présupposés. Elle doit démêler l'écheveau de ses aspirations culturelles, éthiques et politiques. Surtout, au delà de la lutte pour des idéaux, elle doit clarifier son rapport aux institutions et aux règles. Si elle aspire à voir fixer les normes de l'échange, garantir les valeurs non-marchandes, développer les mécanismes de solidarité au plan national et international, la société civile a clairement besoin de l'Etat. Au préjugé selon lequel la critique de la mondialisation affaiblit les gouvernements, on doit préférer le paradoxe qu'elle aboutit à donner une plus grande exigence à leur action.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 3 août 2001)
Secrétaire d'Etat au Commerce Extérieur,
dans " Libération " :
" Forces et limites de l'antimondialisation ".
Mercredi 18 juillet 2001
Jeremy Rifkin demandait récemment, à l'occasion du sommet du G8 de Gènes, que le tumulte d'éventuelles violences ne rende pas sourd au message des manifestants pacifiques, acteurs d'une " vaste réaction culturelle contre la mondialisation. " Il a évidemment raison et nous devons continuer à refuser l'amalgame entre la société civile qui manifeste dans les grandes réunions internationales et les professionnels de la guérilla urbaine.
Ce préalable étant posé, quel est ce " message culturel " que les militants de l'anti-mondialisation adressent aujourd'hui aux gouvernants ?
De Seattle à Porto Alegre, on perçoit une triple remise en cause de la mondialisation : à travers le libre-échange, le fonctionnement du marché et la société de consommation elle-même.
1. La première cible de l'anti-mondialisation est le libre-échange. Aux bénéfices promis par les modèles économiques élaborés depuis Ricardo, on oppose le caractère profondément inégalitaire de la répartition des richesses à l'échelle de la planète et la déstabilisation des sociétés qui en découle.
De cette critique du libre-échange on peut tirer deux conclusions différentes.
La première serait tout simplement de renoncer à l'échange international. Ce volontarisme autarcique, l'histoire en a connu bien des illustrations : ces politiques, souvent promues d'ailleurs par des régimes autoritaires, ont toujours échoué sur le moyen terme. Elles n'ont apporté aux pays qui les ont mis en uvre, tant en Europe de l'Est qu'en Amérique latine, pour s'en tenir à l'après-guerre, ni la croissance, ni la protection de leur environnement.
La seconde attitude consiste à résister aux sirènes libre-échangistes sans toutefois renoncer à l'ouverture commerciale qui, lorsqu'elle est progressive et maîtrisée, reste l'une des composantes de la croissance et de l'emploi. La question est d'en déterminer les conditions qui varient selon les pays en fonction de leur niveau de développement, de leurs atouts économiques, de la qualité de leurs institutions et de leurs politiques monétaire, fiscale et sociale.
Il importe donc que l'ouverture aux échanges soit progressive et maîtrisée et non pas imposée par des intérêts privés, locaux ou transnationaux, au nom du libéralisme abstrait. Cette fonction doit incomber à l'Organisation mondiale du commerce, organisation internationale contrôlée par les Etats, sur une base égalitaire - un Etat, une voix. Plutôt qu'une machine à libéraliser aveuglément, l'OMC est davantage un outil de maîtrise des échanges avec à sa disposition tout un ensemble d'instruments limitatifs, dérogations, transitions, sauvegardes, traitement différencié.
Je ne vois donc aucune raison de souhaiter à l'OMC de " rétrécir ou de couler " (shrink or sink) sauf à vouloir déchaîner les conflits commerciaux et précipiter, non pas la chute du capitalisme mais son triomphe sauvage.
Ce qui est vrai de l'échange l'est aussi de l'investissement et je connais peu de dirigeants de pays en développement, même critiques des excès de la mondialisation, qui ne cherchent également à faire participer des entreprises étrangères à la mise à niveau de leur économie, comme l'ont confirmé les derniers travaux de la CNUCED sur les transferts de technologie.
2. Mais reconnaître dans l'ouverture commerciale un élément des politiques de croissance et du développement ne doit pas pour autant nous aveugler sur les incohérences et les impuissances du marché lui-même.
La deuxième critique fondamentale de la mondialisation vise le " marché-monde " qui met en danger les biens publics internationaux comme la diversité culturelle, la protection de l'environnement, la sécurité alimentaire, la santé, sans oublier la stabilité financière.
Peut-on, par exemple, s'en remettre au seul fonctionnement du marché pour limiter les pollutions et l'épuisement des sols et des forêts, ce que les économistes appellent les externalités négatives ?
Il n'est pas de meilleur exemple de ces biens publics menacés que le climat. Pour parvenir à limiter la production mondiale des gaz à effet de serre, il est apparu nécessaire de fixer des plafonds de rejet. Comme les acteurs économiques ne peuvent spontanément intégrer ces limites, il revient aux Etats de les imposer.
A Kyoto, les Etats avaient donc reconnu la nécessité d'une démarche de coopération qui dépasse les intérêts particuliers. Mais la difficulté reste avant tout politique : il s'agit de faire accepter l'idée que ces bénéfices à long terme justifient des contraintes immédiates, car si le réchauffement climatique est avéré, ses causes et ses effets sont encore à évaluer avec précision. Mais de cette incertitude relative, certains Etats tirent prétexte pour refuser ou différer le respect de leurs engagements. Nous jugeons au contraire que, dans les négociations climatiques, le principe de précaution qui marque notre responsabilité envers les générations futures doit s'imposer aux intérêts de marché.
Une autre question dramatique contraint également les Etats à intervenir pour pallier les insuffisances du marché : celle de l'accès aux médicaments. La mobilisation des ONG a d'ailleurs été déterminante dans la prise de conscience par la communauté internationale que "les malades étaient désormais au sud et les médicaments au nord".
On ne peut pas attendre que les populations du sud soient solvables pour qu'elles aient le droit de se soigner et la solidarité commande que les malades, où qu'ils vivent, aient accès aux traitements efficaces qui existent.
Doit-on pour autant considérer que " la propriété intellectuelle c'est le vol " ? Si l'on décidait en effet de l'abolir pour ces molécules, comment l'effort financier de recherche et de développement pourrait-il être assuré ?
Là encore, ce sont les Etats qui peuvent et doivent apporter une réponse coordonnée. Réponse financière d'abord, ils doivent abonder le fonds des Nations-Unies, comme la France s'y est engagée par la voix du premier ministre devant le Parlement sud-africain.
Ils doivent ensuite élaborer un système de prix différenciés, développer les licences obligatoires, ce que permet l'OMC, tout en évitant que les traitements fournis à prix réduits dans les pays en développement ne fassent l'objet d'un trafic pour retourner vers le Nord. En un mot, nous devons conjuguer la solidarité financière et les politiques imaginatives de régulation du marché.
Ces deux défis soulignent le besoin d'institutions internationales plus cohérentes, plus démocratiques, plus efficaces encore. Imaginer une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale adaptée à ces changements d'échelle n'est pas le moindre des défis qui nous est aujourd'hui posé par la mondialisation.
3. Enfin, le message de la société civile aux gouvernants comporte une troisième critique, plus radicale encore, concernant " la marchandisation du monde. "
Ce troisième horizon de l'anti-mondialisation est finalement l'idée d'économie elle-même. Ce qui est en accusation, ce n'est plus ici l'échange ou le marché mais la dépendance de l'individu à l'égard des biens matériels, son identification à sa fonction de consommateur, consommateur d'objets industriels jugés superflus, d'images publicitaires fabriquées, bref produit lui-même et victime d'une sous-culture de masse destructrice des relations sociales authentiques. Devant ce mouvement sans fin, on peut être tenté par des slogans simples : " No logo ", pour reprendre le titre du livre de Naomie Klein.
Là encore, la critique touche juste mais où est la réponse pour une autorité publique? Elle ne peut résider dans l'imposition autoritaire des valeurs de "l'être" aux dépens des illusions de "l'avoir". Le rôle de l'Etat ne peut être de prescrire des modes de vie, mais d'aider les individus à construire leur autonomie, d'abord dans ses conditions matérielles, mais également dans ses dimensions intellectuelles et morales, grâce à l'éducation publique, aux politiques culturelles et, dans cette période anniversaire de la loi de 1901, par l'encouragement à la vie associative et au " tiers secteur ". Ce sont les moyens d'offrir aux citoyens, dans le cadre des libertés publiques, la possibilité, certes toujours imparfaite, de choix véritables.
Les critiques de la mondialisation sont indispensables, précisément parce qu'elles sont radicales et qu'elles vont donc au fond des choses. Elles permettent à la gauche de remettre en question des modes de pensée, de débattre des fins et pas seulement des moyens. Mais la critique radicale de la mondialisation ne peut pas se dispenser elle-même de l'analyse de ses propres présupposés. Elle doit démêler l'écheveau de ses aspirations culturelles, éthiques et politiques. Surtout, au delà de la lutte pour des idéaux, elle doit clarifier son rapport aux institutions et aux règles. Si elle aspire à voir fixer les normes de l'échange, garantir les valeurs non-marchandes, développer les mécanismes de solidarité au plan national et international, la société civile a clairement besoin de l'Etat. Au préjugé selon lequel la critique de la mondialisation affaiblit les gouvernements, on doit préférer le paradoxe qu'elle aboutit à donner une plus grande exigence à leur action.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 3 août 2001)