Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à France 3 le 2 mai 1999, sur l'enquête diligentée après l'incendie d'un restaurant de plage par des gendarmes en Corse, l'action militaire des Alliés au Kosovo et la construction d'une défense européenne.

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Média : France 3 - Télévision

Texte intégral

CHRISTINE OCKRENT
Monsieur le Ministre de la Défense, vous êtes en charge des deux dossiers les plus difficiles du moment, qui sont évidemment de nature très différente. Je veux parler du conflit au Kosovo et de la Corse. Commençons par la Corse : avez-vous les résultats, promis pour la fin de la semaine par votre collègue de l'Intérieur, de l'enquête administrative qui a été diligentée parallèlement à l'enquête judiciaire à propos des agissements prêtés à un commando de gendarmes, près d'Ajaccio ?
ALAIN RICHARD
Le fonctionnaire qui travaillait pour Jean-Pierre Chevènement, s'agissant des services relevant de l'Intérieur, rend son rapport aujourd'hui ou demain. Jean-Pierre Chevènement va l'analyser. Le Général Capdepont à qui j'ai confié une enquête pour analyser la façon dont fonctionnait le Groupement de Peloton de Sécurité, depuis sa création, me rend son rapport en fin de semaine prochaine. Je l'ai reçu ce soir pour qu'il m'informe des analyses déjà faites, mais il travaille encore quelques jours sur ce dossier.
GILLES LECLERC
Avez-vous des éléments vous permettant éventuellement de forger un point de vue sur cette affaire, compte tenu de ces débuts d'enquêtes ?
ALAIN RICHARD
Non, il s'agit d'une enquête judiciaire et ni le ministre de l'Intérieur, ni le ministre de la Défense ne regardent par-dessus l'épaule du magistrat quand il mène une enquête judiciaire.
GILLES LECLERC
Je parlais de l'enquête administrative.
ALAIN RICHARD
La question que vous m'avez posée porte sur les faits au sujet desquels je n'ai pas d'information nouvelle, et je n'ai pas à en avoir. C'est le magistrat instructeur qui établira les faits.
SERGE JULY
Le colonel Mazères qui commandait le GPS dépendait-il hiérarchiquement de vous ?
ALAIN RICHARD
Non. En outre, il ne commandait pas le GPS mais l'ensemble des formations de gendarmerie dans les deux départements de Corse. Le GPS était sous le commandement d'un capitaine, qui rendait régulièrement compte au colonel Mazères. La mise en oeuvre des forces de l'ordre, qu'elles soient de police ou de gendarmerie, relève des préfets sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. Cela fait partie de nos principes et de nos règles de droits.
CHRISTINE OCKRENT
Jusqu'à quel point le ministre de la Défense est-il tenu au courant des opérations que peuvent mener, même dans le cas très spécifique de l'établissement de l'ordre en Corse....
ALAIN RICHARD
Jusqu'à un point assez approfondi, pour une raison simple : dans notre organisation de l'Etat, il y a deux forces de police au niveau national, qui ont des secteurs et des types partagés de responsabilités. Le ministre de la Défense et les directeurs généraux de la gendarmerie nationale et de la police judiciaire donnent les moyens pour maintenir l'ordre et la sécurité publics. Ces moyens sont ensuite mis à la disposition des autorités qui ont la charge de leur donner des instructions de travail. En tant que fournisseurs de moyens, nous recevons beaucoup de comptes rendus sur leurs activités. Nous avions par exemple des comptes rendus fréquents et détaillés sur l'activité du GPS, puisque c'était une formation nouvelle, comparable d'ailleurs à des formations qui existent dans d'autres espaces géographiques. Comme il s'agissait de quelque chose d'un peu particulier, la direction générale regardait avec une certaine régularité les conditions d'emploi de ces forces qui ne révélaient rien d'anormal jusqu'au 19 avril.
SERGE JULY
Mais je crois savoir que cette unité n'a eu aucune inspection depuis sa création ?
ALAIN RICHARD
Ce n'est pas exact : elle a eu à rendre compte aux responsables de l'emploi des forces à la gendarmerie nationale, avec une assez grande fréquence. L'inspecteur qui remettra son rapport la semaine prochaine, rendra compte de ces diverses vérifications.
GILLES LECLERC
Au moment de la création de cette unité un peu particulière, j'imagine que vous avez évidemment donné votre feu vert. A ce moment, avez-vous posé des questions sur sa finalité, ses objectifs et sa façon de travailler ?
ALAIN RICHARD
Bien sûr, mais vous connaissez très bien sa finalité et ses objectifs. Ce sont des choses courantes, et évidemment nécessaires. Il s'agit de protection. Il y a un certain nombre de personnes à protéger en Corse, puisqu'il y a des menaces concernant leur intégrité. Il s'agit aussi d'interventions : pour vous donner un exemple, le GPS a procédé à 35 arrestations, depuis sa mise en service en septembre. C'étaient très fréquemment des arrestations de personnes armées. Il y avait enfin un travail de renseignements et de recueil de données pour faciliter les enquêtes judiciaires au moment où elles étaient entreprises. Ceci existe dans tous les territoires et dans tous les départements.
CHRISTINE OCKRENT
Oui, mais ce qui n'existe pas dans tous les départements, ni dans tous les territoires, c'est le rôle accru, conféré spécifiquement en Corse à la gendarmerie, à tel point que l'on a même dit qu'il y avait souvent rivalité entre les gendarmes et les policiers ?
ALAIN RICHARD
Oui, mais vous savez bien que si l'on s'en tient simplement, pour informer les citoyens, à des rumeurs, on risque de dire énormément d'erreurs. Et il s'en est dit des quantités s'agissant de la situation en Corse.
CHRISTINE OCKRENT
Il y a aussi des faits.
ALAIN RICHARD
Oui. Les faits sont de trois types. Des gendarmes faisaient une mission auprès de cette installation, quand le feu a pris. Ils n'en ont pas rendu compte. La suspicion et la mise en examen viennent de là. Les faits que je connais et sur lesquels je me fonde, sont ceux-ci. A ma connaissance, personne n'en connaît d'autres. Le reste est du domaine des supputations.
Pour en revenir au rôle de la gendarmerie en Corse, il est d'abord issu d'une réalité : quand on voit comment est faite la Corse, il est logique que la police nationale soit compétente pour les deux principales villes et pour un certain nombre de villes moyennes. La gendarmerie est compétente pour le reste du territoire.
CHRISTINE OCKRENT
Vous oubliez tout conflit ou concurrence entre la gendarmerie et la police ?
ALAIN RICHARD
Il y a des gens qui ont un mot de trop par-ci, par-là, en Corse comme ailleurs. Mais attention, des sujets de crispations entre les deux forces ont toujours existé ! Ce n'est pas souhaitable, et Jean-Pierre Chevènement et moi nous nous efforçons d'éviter que cela ne pollue les comportements. Mais la seule alternative serait qu'il n'y ait plus qu'une force : je n'entends pas grand monde le proposer.
SERGE JULY
Deux précisions : le 12 février dernier, le cabinet du Premier ministre avait jugé utile de dire qu'il n'y avait pas d'enquêtes parallèles, suite à une polémique entre une enquête menée par la gendarmerie et une autre menée à propos de l'assassinat du préfet Erignac.
ALAIN RICHARD
C'est une réalité : la contestez-vous ?
SERGE JULY
Non c'est une réalité qu'a dit l'Hôtel Matignon. Mais d'une certaine manière, vous êtes alertés sur ces problèmes depuis quelques mois, puisqu'il y a eu le 12 février...
ALAIN RICHARD
Cela n'a rigoureusement rien à voir, et vous le savez très bien. Il y a toujours des enquêtes qui sont confiées par les juges qui en sont maîtres. Cela fait partie des éléments essentiels de la liberté des juges quand ils conduisent leurs enquêtes. Ils peuvent répartir leurs enquêtes entre la police et la gendarmerie. Sur une enquête aussi motivante que celle-là, tous les serviteurs de l'Etat en Corse préféraient naturellement que nous ayons confondu les auteurs de l'assassinat de Claude Erignac. Il est normal que des gens se passionnent pour leurs enquêtes : aussi, lorsque le juge en fonction du partage des rôles désigne ceux qui doivent abandonner leur enquête, il est naturel que ces derniers en souffrent.
SERGE JULY
Ce qui a été le cas pour la gendarmerie ?
ALAIN RICHARD
C'est exact. Mais cela existe partout, et nous n'avons pas à tirer de déductions qui portent sur la capacité des deux forces. La police nationale et la gendarmerie nationale ont assumé de façon loyale et efficace leurs missions.
SERGE JULY
Quand saura-t-on ce qui s'est passé ?
ALAIN RICHARD
Vous parlez des faits qui se sont déroulés sur la plage d'Orzu ? Il n'a échappé à personne que cette enquête a été confiée à la gendarmerie. S'ils ont des motifs naturellement valables de procéder à une mise en examen contre quatre personnes de la gendarmerie, les juges qui ont le difficile travail de découvrir la vérité sur un certain nombre de crimes en Corse, continuent à faire confiance à la gendarmerie nationale.
SERGE JULY
Oui, mais je faisais écho à ce que disait le Premier ministre à l'Assemblée Nationale, concernant le problème de fonctionnement ou les responsabilités dans cette affaire : ne renvoyait-il pas cela aux juges d'instruction ?
ALAIN RICHARD
Non, en effet. C'est pour cette raison que Jean-Pierre Chevènement et moi-même avons demandé à de hauts responsables de nos ministères d'établir une analyse de ce qui est satisfaisant et de ce qui est améliorable dans le fonctionnement des forces et des services en cause. Lorsque le général Capdepont m'aura rendu ses conclusions, je proposerai sans doute au gouvernement des améliorations de l'organisation. Ceci dit, celle-ci continuera à mener ses missions de protection, d'interpellations et de renseignement. Si l'on arrêtait de le faire, on serait critiquable.
SERGE JULY
Vous serez peut-être amené à dissoudre cette unité ?
ALAIN RICHARD
Je ne préjuge pas avant.
GILLES LECLERC
Monsieur le ministre, considérez-vous que la situation de la Corse est suffisamment particulière pour créer des unités elles aussi particulières ? Faites-vous la différence entre la Corse et les autres départements ?
ALAIN RICHARD
Il y a des unités particulières en plusieurs endroits, notamment dans les départements où il y a une forte criminalité. Il y a de toute façon des renforcements : nous avons en Corse du personnel armé de la Police nationale ou de la Gendarmerie nationale qui doit être plus de 10 fois supérieur à ce qu'il est dans l'ensemble de la métropole, pour des raisons justifiées. Pour l'essentiel, il y a plus de 2 000 personnes de Police et de Gendarmerie en Corse, et il y en a, hélas, besoin. Ils ont une organisation équivalente à celle de tout le territoire. Il y a dans les services qui sont directement chargés de travail par les juges dans les départements, des groupes d'observation qui ont des missions de renseignement un peu comparables à celles du GPS. Le choix d'organisation devra être revu parce qu'il faudra tirer les conséquences de ce qui aura, de toute manière, été une erreur. Mais il faut poursuivre la politique de renforcement de l'Etat de droit en Corse et mettre beaucoup de moyens pour la sécurité publique.
CHRISTINE OCKRENT
Comment expliquez-vous cependant qu'avec ce déploiement de moyens, l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac n'ait pas progressé davantage ?
ALAIN RICHARD
Je crois que les assassins, et ceux qui les ont armés, sont des gens très capables. Il nous faut du temps pour arriver à les confondre, mais nous y arriverons. Sur l'affaire Yann Piat, il y a un an et demi, j'ai gardé la revue de presse et l'ensemble des papiers commentant des rumeurs, pendant des jours. Le jour où il s'est révélé que c'était une baudruche, il y en a eu 10 lignes.
SERGE JULY
Nous ne savons toujours pas pour Yann Piat ?
ALAIN RICHARD
Cela fait partie des sujets qui font que nos concitoyens en prennent et en laissent aussi dans ces vagues médiatiques.
SERGE JULY
Ce qui s'est passé en Corse n'est pas une vague médiatique ?
ALAIN RICHARD
Non. Mais les nombreuses personnes, hommes politiques ou commentateurs, qui cherchent à savoir qui a donné l'ordre, commencent par supposer qu'il y a eu un ordre de donné. Ils n'en savent absolument rien. Personne ne sait si cela existe. Je préfère rester aux questions réelles sur les faits que je connais et qui sont établis : les autres seront établis par le juge.
CHRISTINE OCKRENT
Mais qu'est-ce qui peut inquiéter davantage le citoyen ? Le fonctionnement des médias ou celui de la gendarmerie ?
ALAIN RICHARD
J'ai mon opinion sur la question. Tout le monde en France sait que la Gendarmerie nationale et la Police nationale ne sont pas constituées de gens qui s'engagent dans la réalisation d'actions manifestement illégales.
SERGE JULY
Cela s'est vu dans le passé !
ALAIN RICHARD
De façon extrêmement rare, et cela n'a pas altéré le sentiment profond de nos concitoyens, que ces forces sont à leur service, qu'elles luttent contre une délinquance multiforme et très difficile du fait de la multiplicité des garanties tout à fait naturelles dans une démocratie, qui permettent aussi à des coupables de se dissimuler ou d'esquiver l'enquête. Les gens leur font confiance parce qu'à chaque fois que des manquements ont été relevés, la gendarmerie a été dûment sanctionnée. Et ce sera le cas cette fois-ci quand les faits auront été établis.
CHRISTINE OCKRENT
Donc les Corses ont toutes les raisons, selon vous, de garder leur confiance ?
ALAIN RICHARD
Ceux qui sont attachés à la loi, qui sont en grande majorité, ne vont pas changer d'attitude : ils souhaitent aussi que l'Etat de droit règne en Corse de façon équitable. Et nous y travaillons.
PHILIPPE ALEXANDRE
Pour le Kosovo, si l'on ne veut pas faire la guerre, il faudra négocier. Serbes et occidentaux ont l'air de placer tous leurs espoirs en Victor Tchernomyrdine, l'ancien Premier ministre russe, limogé par Eltsine, soupçonné de relations avec le milieu peu recommandable, archi-milliardaire lui-même. Tout se terminerait donc, après tant d'horreur et de deuil, par des crédits.
CHRISTINE OCKRENT
Troisième alerte à Belgrade en début de soirée. Vous avez répété plusieurs fois que vous jugiez la frappe aérienne suffisante et judicieuse, dans ce que vous appelez un conflit asymétrique, puisque l'on voit que le choix des démocraties alliées est de ne pas engager toutes leurs forces pour frapper le système Milosevic en n'importe quel endroit. Néanmoins, on en est pratiquement à la sixième semaine de bombardements : emploieriez-vous toujours ces adjectifs ?
ALAIN RICHARD
Oui. J'observe qu'à mesure que l'on avance, je vois de moins en moins de gens qui contestent notre mode d'action. Quand on voit ce qu'a été le comportement du pouvoir serbe avec la population kosovare, à partir du moment où l'action militaire a été déclenchée contre lui, chacun peut imaginer ce qu'aurait été sa façon d'utiliser la population kosovare si nous avions commis l'erreur d'attaquer au sol et de déclencher une guerre de position, au Kosovo même. Nous aurions eu des boucliers humains et des atteintes aux populations civiles par milliers. C'était contraire aux objectifs que nous nous étions fixés.
GILLES LECLERC
Le bilan des 40 jours est-il positif pour vous ?
ALAIN RICHARD
On fait le choix, de façon mûrement réfléchie, d'employer la force, parce que l'alternative était de continuer à négocier sans employer la force, ce qui a déjà été essayé avec ce pouvoir. Nous avons donc été obligés d'employer la force. Nous nous sommes montrés moins irrésolus dans le cas de la crise du Kosovo que dans celui de la crise bosniaque.
GILLES LECLERC
Quand Pierre Messmer, par exemple, un de vos prédécesseurs, dit que " les frappes au Kosovo, depuis le début de l'engagement militaire, sont un échec " : lui répondrez-vous que ce bilan est positif, malgré sa durée ?
ALAIN RICHARD
C'est une réussite. Quand vous avez un million et demi de personnes qui sont désarmées ou quasi désarmées, avec des forces militaires qui investissent l'ensemble de la province et qui sont prêtes à tout vis-à-vis de cette population, quelle est la forme d'action militaire qui permet, en un tour de main, de résoudre cette situation stratégique ? Beaucoup de gens ont en toute honnêteté émis des critiques mais n'ont pas tiré de celles-ci quelle autre forme d'action pouvait être entreprise. Nous avons choisi d'employer la force en limitant ses conséquences, nous ne faisons pas une guerre pour détruire ni la Yougoslavie, ni le Kosovo. On limite l'emploi de la force. Et il faudra en même temps limiter la durée ! Dans cette compétition entre des démocraties qui expliquent l'ensemble de leurs actions et un pouvoir dictatorial qui ne se refuse aucun moyen d'action à l'encontre de toutes les lois de la guerre, il faut savoir assumer la durée. La seule arme de Milosevic pour inverser l'issue du conflit, parce qu'elle est connue, est l'irrésolution et la division des démocraties qu'il a en face de lui. Nous voyons les différences d'initiatives qu'il prend tous les trois ou cinq jours, en fonction des circonstances. Il voit bien l'ensemble des débats transversaux qui peuvent se développer. Il se dit qu'à un moment donné, il va pouvoir trouver une faille. Notre objectif, et c'est ce que souhaite la grande majorité des Français, comme les habitants des principaux autres pays européens engagés, est que la détermination soit maintenue, que l'objectif soit tenu dans son intégralité, qui est de permettre aux Kosovars de vivre en sécurité dans cette province. Nous avons la résolution de tenir cet objectif comme nos concitoyens nous le demandent.
CHRISTINE OCKRENT
Parmi les gestes auxquels vous faites allusion, Milosevic a donc annoncé hier la libération des trois prisonniers américains.
Je vous propose d'écouter à ce sujet la réaction de Robert Hue qui était ce soir l'invité du Grand Jury RTL, Le Monde, LCI : " Dans la situation présente, quel risque y a-t-il à arrêter les bombardements pour que s'engage un processus ? Quel risque y a-t-il, plutôt que d'aller à l'amplification, de chercher une négociation ? Ce qui ne retire rien à la responsabilité totale de Milosevic, c'est un barbare, c'est un dictateur. "
ALAIN RICHARD
Robert Hue a rappelé ce qu'il fallait. Il faut discuter politique et la responsabilité du conflit incombe à un dictateur qui emploie la force. Et j'ai entendu à un autre moment Robert Hue employer l'expression " il faut contraindre Milosevic à négocier ". Que faisons-nous d'autre ?
GILLES LECLERC
Mais pour vous la contrainte, ce sont les bombardements, pour lui cela a l'air d'être plus la négociation ?
ALAIN RICHARD
Pour le contraindre à négocier, je veux dire négocier sans contrainte : or, on l'a déjà fait. Hubert Védrine et Robin Cook, après l'ensemble des négociations, en accord avec les autres pays du Groupe de contact, russes compris, ont conclu, en prenant leurs responsabilités, de ne pas aller plus loin dans le contexte de négociations où nous étions, avec la menace de l'emploi de la force. Le pouvoir serbe n'a pas voulu de compromis. Hubert Védrine a eu l'occasion de le répéter plusieurs fois, et ceci n'a jamais été contesté. A partir de ce moment, quelle était la gamme des solutions qui restaient ? L'emploi de la force n'est pas une décision facile. Lorsque le Président de la République et le gouvernement, comme nos alliés, ont pris cette décision, ils connaissaient la difficulté et savaient que cela pourrait durer longtemps. Mais toutes les alternatives auraient été irresponsables : nous avons donc pris nos responsabilités et nous continuons à les tenir.
SERGE JULY
Les Américains ont fait grand cas du déploiement des hélicoptères Apache. On a l'impression que c'est un peu de la gesticulation, parce que cette décision a été prise le 4 avril, soit depuis 26 jours. Les Etats-Unis en possèdent 400, dont plusieurs centaines en Europe. Le chef d'état-major adjoint de l'OTAN, le Général Naumann, a déclaré qu'ils ne franchiraient pas la frontière du Kosovo. A quoi servent-ils donc ?
ALAIN RICHARD
Je ne pense pas que le Général Naumann ait dit cela : ce n'est d'ailleurs pas sa fonction. Mais vous ne trouverez pas de déclarations de ma part disant que l'entrée en action de ces hélicoptères allait changer l'issue du conflit. C'est un élément parmi d'autres qui représentent l'intensification de la pression du potentiel de destruction des forces serbes au Kosovo. On a réussi à isoler beaucoup de ces forces et à les priver de leur mobilité : elles sont toujours disposées dans les villages, près de la population, avec des risques élevés d'atteinte aux civils. Toutes les formes d'action pour détruire ces forces sont des prises de risques. Les avions descendent plus lentement et des vérifications sur chaque cible doivent se faire jusqu'à la dernière seconde. Les avions volant plus bas, comme les hélicoptères de combats, sont un outil d'action contre ces forces : nous les réduisons lentement. Cela ne changera pas en huit jours.
SERGE JULY
Ces hélicoptères vont-ils entrer en action ?
ALAIN RICHARD
Bien sûr.
SERGE JULY
Mais c'est annoncé depuis tellement longtemps !
ALAIN RICHARD
Pas depuis très longtemps. Ils sont en voie de déploiement en Albanie et vont entrer en action.
CHRISTINE OCKRENT
Les Etats-Unis assurent l'essentiel des moyens militaires déployés : cela donne à beaucoup de commentaires.
GILLES LECLERC
Les objectifs et les buts des Américains sont-ils exactement les mêmes que les nôtres dans cette guerre ?
ALAIN RICHARD
Nous travaillons en coalition. Le Groupe de contact a eu le contrôle de la gestion du conflit du Kosovo depuis un an. Ce Groupe de contact est centré autour des quatre pays européens les plus importants en population et qui ont été en convergence de façon permanente. Quand nous n'étions pas en convergence sur la crise de Bosnie, rappelez-vous les effets négatifs. Nous partageons entièrement les objectifs politiques, les Etats-Unis d'une part, la Russie de l'autre. A partir du moment où les deux négociateurs mandatés par le Groupe de contact, qui étaient deux ministres européens, à Rambouillet et à Paris, ont dit que la négociation seule ne suffisait pas, il fallait entreprendre une pression militaire pour revenir à l'objectif qui est de permettre aux Kosovars de vivre en sécurité au Kosovo. Les accords de Rambouillet et les cinq conditions reviennent toujours à cet objectif. A partir du moment où l'on entre dans l'action militaire, il y a deux solutions : soit on crée une coalition à partir de rien, face à une hypothèse de conflit, et on commence à additionner des forces qui n'ont jamais travaillé ensemble, ce qui s'est fait pour la guerre du Golfe il y a huit ans, au risque de prendre des mois ; soit on prend l'outil de coopération militaire qui existe et qui est l'Alliance, par rapport à laquelle nous avons notre marge d'autonomie. Mais le choix que nous avons fait a été de coopérer avec l'Alliance pour cette opération, parce que c'était le choix de la prise de responsabilité concrète : le reste aurait été théorique. Ceci dit, il est vrai qu'à ce moment, les forces américaines sont plus importantes.
GILLES LECLERC
Que signifie l'intensification des frappes ? Que signifient des bombardements 24 heures sur 24 ?
ALAIN RICHARD
Cela signifie surtout la possibilité pour les appareils de l'Alliance d'être présents à tout moment au-dessus du Kosovo, 24 heures sur 24, pour pouvoir saisir toutes les opportunités d'interception de tirs sur une unité ou un véhicule de l'armée serbe qui est repérable : par conséquent, il ne peut plus bouger. Nous utilisons évidemment tous les moyens de renseignement auxquels nous pouvons avoir accès pour localiser leurs forces, leurs véhicules ou leurs armements, et les détruire. Cela demande énormément de présence en vol.
CHRISTINE OCKRENT
Sont-ce toujours des bombardements effectués à altitude élevée ?
ALAIN RICHARD
Ou plus bas, avec une prise de risques importante. Des appareils sont tombés dans les derniers jours parce que plus nous sommes en recherche d'objectifs détaillés et, par conséquent, amenés à descendre, plus nous prenons de risques.
CHRISTINE OCKRENT
Les avions vont-ils être autorisés à voler plus bas ?
ALAIN RICHARD
Ils le sont déjà parfois.
GILLES LECLERC
Avez-vous des informations sur la provenance de ce missile qui a tué 40 passagers d'un bus ?
ALAIN RICHARD
C'est une des erreurs de tir. Tout en la critiquant, on peut parler d'erreur entraînant des conséquences tragiques. Cela montre à quel point il est légitimement admis que l'Alliance doit limiter l'emploi de la force et prendre énormément de précautions, alors que Milosevic emploie de façon permanente la violence.
SERGE JULY
C'est le combat des démocraties contre les dictatures !
ALAIN RICHARD
Par conséquent, il ne faut pas s'étonner que cela prenne du temps.
SERGE JULY
Cela prend du temps par rapport aux objectifs !
ALAIN RICHARD
Parce que l'on ne frappe pas au hasard.
JACQUES GUILLON, CHARENTE LIBRE
Monsieur le Ministre, l'un des objectifs premiers des bombardements sur la Serbie, était d'arrêter, autant que faire se peut, l'épuration ethnique au Kosovo. Or, on se rend compte qu'au fil des bombardements, au contraire, cette épuration est accélérée. Il suffit de voir le nombre de réfugiés dans les camps, entre 600 000 et 800 000. N'avez-vous pas peur, notamment au travers les témoignages de plus en plus nombreux des gens qui se trouvent dans ces camps, qu'il y a eu de nombreux massacres d'hommes ? N'avez-vous pas peur que ces gens, un jour ou l'autre, vous accusent d'avoir sacrifié une génération d'hommes, dont on dit qu'ils sont massacrés actuellement au Kosovo ? N'avez-vous pas peur que la stratégie choisie par l'OTAN ne soit pas forcément la plus utile pour ces personnes ?
ALAIN RICHARD
Ce sont des interrogations sur lesquelles on ne se livre pas entièrement quand on occupe un poste à responsabilité. Quel était le choix ? Laisser le pouvoir serbe faire ce qu'il avait commencé ? Notre interlocuteur se rappelle-t-il qu'après d'autres massacres, il y avait déjà 300 000 Kosovars dans les bois, au mois de septembre 1998. Et nous savions très bien que ceci était préparé. Nous avions vu pendant Rambouillet que le pouvoir serbe avait accumulé d'autres possibilités d'actions militaires et para-militaires au Kosovo.
CHRISTINE OCKRENT
Il y avait en place au Kosovo des observateurs non armés : c'était l'un des rares exemples de prévention possible mais qui n'a pas marché.
ALAIN RICHARD
Cela n'a pas empêché les massacres. Il fallait bien que nous en passions par-là. Nous vérifierons qu'il y a eu des massacres, mais quand vous êtes face à un pouvoir de ce type et que des démocraties ont pris la résolution politique, malgré les innombrables critiques, légitimes et justifiées que ceci entraîne, de résister à cette violence politique par l'emploi de la force, il faut aller jusqu'à ce que la solution politique puisse être dégagée, permettant aux Kosovars de vivre en sécurité dans cette province.
CHRISTINE OCKRENT
Dans la concertation permanente que vous avez quotidiennement avec vos collègues européens, sentez-vous véritablement cette prise de conscience de la nécessité d'une défense commune pour l'Europe ? Elle a été inscrite dans les textes de l'OTAN à Washington, mais cette prise de conscience est-elle favorisée par le conflit au Kosovo, alors que les Anglais viennent de se retirer d'un projet de frégates, commun à la France, l'Italie et la Grande-Bretagne. Comment peut-on prétendre que ce conflit est le creuset d'une éventuelle défense européenne ?
ALAIN RICHARD
On ne peut pas tout faire immédiatement. La construction européenne a commencé il y a 53 ans par une déclaration de Winston Churchill, à Zurich. C'est cela qui a lancé le mouvement. Nous devons progresser entre des pays qui veulent rester indépendants en matière de défense. Nous ne prendrons pas demain les décisions à la majorité qualifiée ni ne sera mise en oeuvre l'armée d'un pays sans son consentement. Nous avancerons de façon progressive. J'ai commencé à y travailler dès que j'ai été en fonction. Lors du sommet de Saint-Malo où l'on a adopté une déclaration commune avec nos amis britanniques, qui montrent des perspectives constructives et concrètes, j'ai eu le sentiment que l'on avait commencé.
GILLES LECLERC
Peut-on vraiment bâtir une défense européenne ?
ALAIN RICHARD
Ce conflit peut sans doute accélérer certaines prises de conscience. Je ne veux pas croire à un automatisme. Agir en politique suppose forcément des objectifs concrets, comme nous avons été capables de le faire sur la monnaie unique. Je crois que l'on devrait avoir la même démarche.
GILLES LECLERC
Peut-on bâtir une force de défense européenne efficace avec les budgets de Défense des pays européens, qui sont plutôt globalement en train de baisser en ce moment ?
ALAIN RICHARD
Ils ne baissent presque plus. La Grande-Bretagne et la France ont un niveau d'effort de Défense par rapport à leurs ressources qui pourrait être proposé comme objectif à certains pays européens. Le grand obstacle ne sera pas dans la mise en commun des forces : plusieurs autres pays européens moderniseront leurs forces armées, allant sans doute dans un sens comparable à ce qu'ont fait les Britanniques avant nous. Notre réforme actuelle est totalement ratifiée par l'évolution. Il est clair que si nous étions entièrement restés une armée de conscription, nous serions en grave difficulté face à un conflit comme celui-là. Le problème n'est donc pas tellement celui-là. Il s'agit d'avoir des matériels choisis en commun, définis en commun et qui soient surtout adaptés aux formes de conflits, dans lesquels l'Europe peut avoir à s'engager. Il y a d'ailleurs une dissymétrie sur laquelle je voudrais insister. Si l'Europe de la Défense se construit, elle n'a pas vocation à ressembler à la Défense des Etats-Unis. Il ne s'agit pas de construire une puissance militaire mondiale. Il s'agit de pouvoir agir sur les crises qui concernent l'Europe. Cela limite le champ des moyens à mettre en commun. Mais je trouve vraiment qu'on sous-estime la part politique, c'est-à-dire la capacité de préparer ces décisions ensemble, par exemple par du renseignement en commun, c'est-à-dire un état-major commun. C'est exactement de cela dont nous avons commencé à parler en accord avec nos amis britanniques, à Saint-Malo.
CHRISTINE OCKRENT
Au sujet du Kosovo, l'opinion publique a oublié ce qu'était la guerre. La durée de celle-ci ne risque-t-elle pas de les surprendre ?
ALAIN RICHARD
J'essaie de leur montrer que la guerre dure.
CHRISTINE OCKRENT
Oui, mais vous devez compter aussi avec l'évolution de cette opinion publique.
ALAIN RICHARD
On ne se contente pas de la constater passivement. On entre dans le débat, on donne nos arguments et on rappelle nos concitoyens à la persévérance autour de l'objectif qu'ils ont choisi avec nous.
SERGE JULY
Mais nos concitoyens sont plutôt dans leur majorité favorables à une intervention de force vis-à-vis de Milosevic. Leurs doutes s'expriment sur les moyens et la stratégie, d'autant que, statistiquement, on ne connaît pas une seule campagne aérienne qui ait réussi au cours du siècle.
ALAIN RICHARD
Je ne comprends pas ce que veut dire la statistique dans un tel domaine. Nous sommes dans un conflit que vous auriez beaucoup de mal à comparer. Aucune guerre n'est comparable à une autre. Il s'agit d'essayer d'empêcher par l'emploi limité de la force un acte d'élimination d'une communauté en Europe. Nous demandons à nos concitoyens, en nous expliquant de façon aussi détaillée que possible, de garder leur détermination et de comprendre que nous devons limiter l'emploi de la force et le centrer sur les moyens militaires de la Serbie, au Kosovo comme dans le reste de la Serbie. Cela prend du temps mais la seule chance de Milosevic est que nous changions d'avis.
GILLES LECLERC
Vous ne parlerez pas de forces terrestres ce soir ?
ALAIN RICHARD
Les options militaires et les initiatives que prend l'adversaire, au sujet desquelles on essaie de s'informer, ne sont pas étalées publiquement : sur ce sujet, comme sur quelques autres, je laisserai les commentaires se déployer, mais je ne vais pas révéler les intentions de la coalition.
SERGE JULY
Quand vous dites " guerre longue ", vous pensez à plusieurs mois ?
ALAIN RICHARD
Je pense à atteindre l'objectif.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 20 mai 1999)