Déclaration de M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics, sur le nécessaire encadrement des monnaies virtuelles, à Paris le 11 juillet 2014.

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Circonstance : Remise du rapport de Tracfin sur les monnaies virtuelles, à Paris le 11 juillet 2014

Texte intégral

Monsieur le Directeur, mesdames et messieurs,
Je tiens d'abord à remercier et féliciter l'ensemble des personnes et des institutions qui ont participé à ce groupe de travail. Pour qui connaît le fonctionnement de l'Etat, ce n'est pas une chose ordinaire que de voir travailler ensemble des ministères des Finances, de l'Economie, de l'Intérieur, de la Justice et de la Défense, des autorités de régulation comme l'AMF et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, ou encore de la Banque de France.
C'est la preuve que l'enjeu est en réalité considérable et qu'il y avait un vrai besoin d'une réponse urgente et coordonnée de la part de tous les services de l'Etat. C'est ce que vous avez réussi à travers ce rapport, dont je salue le caractère opérationnel et concret.
Disons-le très clairement : votre rapport constitue un véritable tournant pour notre pays, notamment parce qu'il permet aujourd'hui à la France d'aller au-delà de l'appel à la vigilance qui s'est imposé dans les premiers temps.
Votre premier constat, qui est partagé par toutes les autorités étrangères qui ont pu s'exprimer sur le sujet, est que les monnaies virtuelles sont encore, sur un plan financier, un phénomène très modeste. Les encours totaux des 10 principales monnaies virtuelles n'excèdent pas la dizaine de milliards de dollars, et parmi elles seule le Bitcoin atteint une masse significative, qui oscille entre 5 et 8 Milliards en fonction du cours du jour.
C'est un volume conséquent dans l'absolu, mais qui reste minuscule à l'échelle des masses monétaires des grandes devises, qui se comptabilisent en milliers de milliards. Rien qu'en pièces et en billets de banque, il y a aujourd'hui plus de 900 milliards d'euros en circulation.
Mais nous intéresser sans attendre aux monnaies virtuelles, c'est éviter trois écueils.
D'abord, il serait absurde d'observer les monnaies virtuelles de façon statique, sans prendre en compte leur potentiel de développement, de raisonner en stock plutôt qu'en flux.
Les monnaies virtuelles sont nées d'un défi et d'une défiance : défi technologique que des précurseurs se sont lancés à eux-mêmes ; défiance vis-à-vis du secteur financier traditionnel et régulé. Mais ces monnaies sont rapidement en train de sortir de l'ombre, et leurs utilisateurs vont déjà bien au-delà de groupes pionniers ou marginaux. Elles ne sont déjà plus l'affaire des "geeks", comme en témoigne leur adoption par des enseignes ayant pignon sur rue.
Ensuite, encadrer sans attendre les monnaies virtuelles répond à un besoin qui se manifeste à chaque fois qu'un nouvel outil financier apparaît dans une zone de vide juridique : limiter le potentiel de détournement de cet outil à des fins de fraude et de blanchiment. Et 10 milliards en circulation sont, en la matière, bien assez pour devenir une véritable préoccupation.
Vous le savez, la lutte contre la fraude, contre la criminalité et contre le terrorisme sont autant de priorités du Gouvernement. Or, en permettant des transactions anonymes et instantanées d'un bout à l'autre monde, sans aucune traçabilité, les monnaies virtuelles sont vouées à devenir des outils qui intéressent les fraudeurs et malfaiteurs de tous bords. Dès lors, ne pas nous pencher dès à présent sur le sujet serait irresponsable.
Enfin, et je tiens à le dire : les monnaies virtuelles présentent des vertus. Elles permettent notamment de réaliser des transactions à très faible coût (de l'ordre de 1%, là où les services de paiement traditionnels peuvent présenter des coûts de transaction de 2 à 3%).
D'autre part, certaines de ces monnaies virtuelles, comme le Bitcoin, reposent sur une technologie innovante, qui permet notamment d'authentifier des transactions de façon très fiable, peu coûteuse, et décentralisées. Il y a donc un potentiel économique derrière ces monnaies virtuelles et les technologies sur lesquelles elles reposent. Or, le risque numéro un pour les entreprises innovantes qui développement ces monnaies et ces technologies, c'est le discrédit réputationnel.
Les scandales, petits ou plus grands, se sont récemment multipliés dans la presse au sujet des monnaies virtuelles. La faillite de la plateforme Mt Gox, ou le démantèlement, le 7 juillet, d'une plateforme illégale par la gendarmerie dans le sud de la France, sont autant de coups portés à l'image des monnaies virtuelles. Se désintéresser de ces monnaies, ne pas en faire un sujet de réflexion des autorités publiques, serait une erreur sur le plan économique et industriel.
Un secteur a besoin de bases juridiques claires pour se développer. Encadrer aujourd'hui les monnaies virtuelles, c'est donc en sécuriser les acteurs et les utilisateurs.
Votre rapport jette, je crois, d'excellentes bases en ce sens.
J'en retiens d'abord les trois axes, qui me semblent la clef d'une saine approche des monnaies virtuelles :
- la connaissance du secteur ;
- la mobilisation institutionnelle ;
- et l'encadrement à proprement parler.
Et j'en partage les deux préconisations centrales :
- la levée de l'anonymat, qui est le principal facteur de risque,
- et la régulation des points de contact entre la sphère des monnaies virtuelles et celle des monnaies légales.
Commençons par le volet que vous avez intitulé "connaissance et investigation".
Je crois effectivement que, face à un secteur en évolution aussi rapide, nous ne pouvons pas nous permettre de réfléchir "en chambre". Il faut que nous ayons un échange franc et continu avec les professionnels du secteur pour, à la fois faire passer les messages qui s'imposent, et être à l'écoute des préoccupations nouvelles qui vont naître de cette activité sans cesse changeante.
Je souhaite donc charger Tracfin d'organiser une discussion avec les acteurs des monnaies virtuelles, en commençant par un échange sur les préconisations du rapport, et de me tenir informé à échéance régulière de l'état de la situation. Cela implique également de rester en alerte face aux choix que feront nos partenaires étrangers, en particulier européens, en la matière.
S'agissant du volet "régulation et coopération" de votre rapport, je retiens justement la nécessité d'une action coordonnée européenne. Vous préconisez une harmonisation de la régulation des plateformes d'échange au niveau communautaire.
Vous le savez, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution a, en France, déjà exigé que ces plateformes, qui échangent des monnaies virtuelles contre des devises officielles, soient agréées auprès d'elles. Le Gouvernement est solidaire de cette opinion et la France prendra, à ce titre, position en faveur de l'assujettissement de ces plateformes au dispositif européen de lutte contre blanchiment, dans le cadre de la 4ème directive anti-blanchiment actuellement en cours de négociation.
Concrètement, cela veut dire que ces plateformes devront vérifier l'identité de l'émetteur et du bénéficiaire effectif à chaque transfert de fonds. Cela veut dire aussi que ces plateformes devront s'assurer de l'origine des fonds et, en cas de doute, faire des déclarations de soupçon à Tracfin.
S'agissant enfin de l'encadrement de l'utilisation des monnaies virtuelles, je partage là encore les objectifs du rapport.
La levée de l'anonymat est, il me semble, au coeur de l'endiguement des utilisations de monnaies virtuelles à des fins de fraude ou de blanchiment. Cette levée d'anonymat ne peut pas être imposée et contrôlée pour les ouvertures de comptes par un simple téléchargement de logiciel.
En revanche, il est possible de demander aux intermédiaires professionnels qui ouvrent des comptes en monnaies virtuelles pour le compte de tiers, d'en vérifier l'identité.
Par ailleurs, la régulation des plateformes d'échanges que je viens de mentionner permettra, en levant l'anonymat sur les échanges entre la sphère virtuelle et les devises officielles, de résoudre une partie du problème.
Là encore, ce n'est nullement une posture hostile aux entreprises qui travaillent sur la monnaie virtuelle, car l'anonymat ne procure aucun avantage dans l'utilisation légitime de ces monnaies.
Enfin, la conséquence du caractère anonyme de ce mode de paiement devrait être une limitation des montants payables en monnaies virtuelles. C'est une question de cohérence de l'action gouvernementale : tout comme nous ne pouvons pas lutter contre les comptes numérotés en Suisse ou ailleurs et accepter sans sourciller qu'un contribuable détienne des comptes anonymes en bitcoin, on ne peut pas réguler les modes de paiement anonymes comme les espèces, et ne rien faire sur les monnaies virtuelles.
Je souhaite donc, après les échanges qui s'imposent avec les professionnels du secteur, que nous travaillions à la définition de ces plafonds d'ici à la fin de l'année 2014.
Toute à l'heure, je mentionnais la nécessité de clarifier le statut juridique des monnaies. Cela passe notamment par une clarification de leur régime fiscal. Je sais que cette clarification est très attendue par les professionnels.
L'administration fiscale va donc publier aujourd'hui même une instruction fiscale, qui viendra préciser que les avoirs en monnaies virtuelles doivent être assujettis à l'ISF et qui précisera le traitement des plus-values en monnaies virtuelles.
Elles seront assimilées à certaines plus-values de valeurs mobilières et seront imposables, pour les personnes qui font profession d'acheter et revendre ces monnaies, au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), et pour les personnes qui n'en font pas une activité commerciale mais ont réalisé à titre exceptionnel une plus-value, au titre des bénéfices non commerciaux (BNC).
Par ailleurs, la France prendra une position claire sur la question de l'application de la TVA aux monnaies virtuelles dans le cadre des instances européennes compétentes. Il y a, dans le domaine de l'application de la TVA aux actifs dits "immatériels", un précédent fâcheux : celui des quotas carbone.
Ces quotas carbone ont été le support de fraudes massives au remboursement de la TVA, reposant sur des transactions fictives. Afin d'éviter de reproduire ce schéma, la France défendra le non-assujettissement des monnaies virtuelles. Il se trouve que ce régime sera un élément favorisant le développement de ces monnaies, et c'est une conséquence heureuse pour autant qu'elles soient efficacement régulées par ailleurs.
Vous l'avez compris, ma position est donc équilibrée.
Je crois qu'il est sain pour tout le monde - les entreprises, les utilisateurs, les pouvoirs publics -, qu'un socle de régulation soit posé pour les monnaies virtuelles. En les ancrant dans le droit, nous les ancrons dans le monde réel, et nous en faisons un outil qui pourra se développer et créer, je l'espère, des emplois, sans crainte d'un détournement qui finirait immanquablement par jeter le discrédit sur ces outils.
Nous progressons donc petit à petit, par des propositions et de prises de position très concrètes ; mais je crois que c'est la bonne méthode pour ne pas sous-réguler ni sur-réguler ces monnaies virtuelles.
Je suis à présent, ainsi que le groupe de travail, ouvert à vos questions.
Source http://www.economie.gouv.fr, le 16 juillet 2014