Texte intégral
Q - Hubert Védrine, vous êtes allé au Maghreb en début de semaine. Vous vous êtes rendu en Tunisie, Algérie et Maroc. Est-ce que vous pouvez nous rappeler l'objectif, pour vous, de cette tournée.
R - Oui, dans cette période difficile et délicate que nous vivons depuis la tragédie des attentats du 11 septembre, les autorités françaises, le président de la République, le Premier ministre, le gouvernement, ont estimé qu'il fallait que nous ayons des consultations avec nos partenaires du Maghreb qui sont très importants pour nous et avec qui nous avons des liens étroits, surtout dans cette période. Nous voulions confronter nos analyses, notre évaluation de la situation, surtout par rapport à ce qui peut se passer dans les prochaines semaines. Et j'ai pu constater que le président Ben Ali, le président Bouteflika, et le Roi du Maroc appréciaient tout à fait ce qui avait été fait et dit par la France depuis le 11 septembre, comprenaient tout à fait la solidarité que nous avons exprimée par rapport au peuple américain et la légitime défense qui a été reconnue par les Nations unies, tout en souhaitant très vivement que la réaction américaine soit précise et ciblée sur les réseaux terroristes Ben Laden, et ne déborde pas mais, nous, nous n'avons pas connaissance d'autres projets de la part des Américains avec qui nous sommes en relation constante. D'autre part, les dirigeants maghrébins sont confiants dans les autorités françaises pour éviter qu'en France il y ait le moindre amalgame ou dérapage. Naturellement, il faut rester vigilant sur ce point. Et cette concertation très étroite va se poursuivre.
Q - Concernant les amalgames qui peuvent être faits ici ou là, quelle action faites-vous pour lutter contre ces amalgames qui pourraient être faits ?
R - C'est un souci constant et quotidien du gouvernement qu'il a montré dès le début. D'abord, je rappelle que lors de ma tournée dans le Maghreb, les dirigeants maghrébins m'ont dit qu'ils appréciaient beaucoup ce qui avait été fait par les autorités françaises, qu'ils n'avaient pas connaissance à ce stade d'éléments qui puissent être inquiétants, préoccupants, concernant les communautés arabes ou musulmanes en France et naturellement nous devons rester, tous ensemble, vigilants. En ce qui concerne le gouvernement, le ministre de l'Intérieur m'a invité ce matin à rencontrer les membres de la Consultation des musulmans de France. Vous savez qu'il y a un processus qui est animé par M. Vaillant et qui avait été lancé il y a quelques années par M. Joxe, poursuivi par M. Chevènement, avec les représentants divers des musulmans de France. Le ministre de l'Intérieur m'a invité et c'était une occasion très utile pour moi d'expliquer devant ces éminents représentants de la communauté musulmane ce que nous faisons, ce que nous avons fait depuis le 11 septembre, ce que nous faisons par rapport au Proche-Orient, ce que nous faisons sur la question iraquienne et surtout les distinctions très claires que nous introduisons entre la lutte contre le terrorisme, qui engage tout le monde, y compris les gouvernements arabes et musulmans, et puis, d'autre part, ces questions de coexistence intelligente et féconde entre les différentes communautés et je crois que cette rencontre et ce dialogue ont été appréciés. En tout cas pour M. Vaillant et pour moi, c'était très intéressant et nous avons l'intention de continuer à alimenter ce dialogue, parce que cet échange est exactement une garantie anti-amalgame.
Q - Pour vous, le bilan de cette tournée est tout à fait positif ?
R - Oui, il a fait ressortir une grande convergence de vues. Nous avons une même approche et nous ferons en sorte que cette cohésion, cette cohérence, soient maintenues dans les semaines et les mois qui viennent.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce que l'Algérie se trouve confortée dans sa lutte contre les groupes armés ? L'Algérie qui affirmait récemment, je cite : "Ne pas avoir été assez entendu il y a quelques années".
R - Les dirigeants algériens, comme d'une certaine façon aussi les dirigeants tunisiens, disent : "Aujourd'hui, il y a le terrorisme et c'est vraiment quelque chose d'épouvantable, il faut l'extirper, nous avons été bien seuls dans cette lutte". Ce n'est pas étonnant, si vous voulez, par rapport à un contexte tragique de ce type, qu'ils établissent ce lien. Mais en même temps, les dirigeants algériens essaient de procéder en combinant plusieurs éléments, de la répression militaire, l'action policière, le dialogue politique. Parce qu'aussi bien le président Bouteflika voulait relancer sa politique de concorde nationale. Mais je n'ai pas été lui parler de cela. Ce n'est pas à nous d'aller dire aux Algériens comment ils doivent mener leur politique chez eux par rapport au terrorisme qui existe en Algérie et par rapport à une politique par ailleurs qui existe en Algérie. Ce n'est pas à nous de le dire. J'écoute naturellement ce que disent les dirigeants algériens mais c'est à eux de se déterminer. Mais il est vrai que de leur côté, comme d'ailleurs du côté de beaucoup de dirigeants arabes, on voit une réaction de ce type, disant : "Vous voyez bien que c'est une affaire qu'il faut prendre très au sérieux". Après tout, depuis des années et des années, il y a eu beaucoup plus de victimes dans le monde arabe ou musulman qu'ailleurs, face à ce terrorisme extrême et nous sommes heureux, même si c'est à travers une tragédie, qu'il y ait une prise de conscience très forte partout, et que les Européens se décident à prendre "le taureau par les cornes". Cela je l'ai entendu. Quand ils voient que les Européens décident de créer un mandat d'arrêt européen, par exemple ; quand ils voient que, sous le choc, nous allons faire, en un an ou deux, autant de progrès en matière de coopération entre le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice et les polices en Europe, comme nous en aurions fait peut-être en dix ans, je sais que la plupart de nos partenaires du sud méditerranéen trouvent cela bien.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce qu'il y a eu des nuances entre les trois pays, par exemple ? Est-ce qu'il y a un des pays qui accepte de participer à une possible coalition militaire menée par les Etats-Unis ?
R - Cette question ne se pose pas parce que les Etats-Unis ne cherchent pas à constituer une coalition militaire. Ils sont touchés et heureux des manifestations de solidarité qui sont exprimées ou des disponibilités qui étaient exprimées, par exemple, par les membres de l'OTAN. Mais ils ne cherchent pas à monter une coalition ou alors, comme le disent M. Powell et M. Rumsfeld, les deux ministres américains compétents, ils cherchent à faire des coalitions ad hoc, à géométrie variable, sujet par sujet. Mais quand ils parlent de coalition, c'est plutôt la coalition politique. C'est plutôt l'engagement des grands pays du monde, de tous les pays du monde d'ailleurs, dans la lutte contre le terrorisme. C'est plutôt une coopération policière, coopération pour lutter contre le financement du terrorisme, coopération peut-être dans la résolution d'un certain nombre de crises régionales ou d'abcès non réglés, qui alimentent le terrorisme. Ce n'est pas pour constituer une coalition militaire, ce n'est pas un sujet que j'avais à aborder au Maghreb. Sinon, les nuances, chaque pays les exprime avec sa personnalité propre, comme c'est le cas en Europe aussi. Mais sur le fond, c'est un accord.
Q - Monsieur le Ministre, comment qualifieriez-vous les relations bilatérales entre ces pays ?
R - Je ne vais certainement pas les qualifier pour les comparer. Ce sont des relations dont tout le monde connaît l'importance, le caractère historique, la densité. Ce qui est frappant dans les trois cas, c'est que ce n'est pas simplement les relations politiques. Bien sûr, il y a des relations politiques entre dirigeants et responsables, mais ce sont des relations entre pays, entre sociétés et c'est dû à la présence des communautés de part et d'autre, il y a des liens constants de toute nature. Il y a là, dans cette partie de la Méditerranée, une réalité qui, justement, nous protège des interprétations simplistes ou des dérives ou des amalgames. Parce que nous savons que nos destins sont liés. C'est cela qui marque la relation entre la France et le Maghreb. C'est d'ailleurs pour cela que la France a toujours été tellement active, notamment au sein de l'Europe, pour que l'on élabore des concepts ou des politiques, que l'on définisse des cadres dans lesquels ces coopérations se développent et c'est pour cela aussi que ces relations ont une très grande force. Il peut y avoir des événements mondiaux tragiques, des situations face auxquelles les opinions publiques de France ou d'Italie ou d'Espagne, ou du Portugal, ne réagissent pas tout à fait comme les opinions publiques du Maghreb, cela peut arriver. Mais en même temps, on sait très bien ici qu'il y a des différences de tonalités à un moment donné ; cela n'efface pas ces liens, cette densité. C'est comme cela qu'il faut raisonner. Pour l'avenir, il faut considérer que c'est une force. C'est un des rares endroits au monde où il y a ce type de lien, c'est une des choses qui a permis de concevoir le cadre du processus de Barcelone et je suis convaincu que dans l'avenir, entre l'Europe qui va se renforcer et le Maghreb, dont j'espère qu'il finira par donner un sens concret à ce beau concept d'Union du Maghreb arabe, je crois qu'il faut qu'on aille vers un partenariat de plus en plus étroit. Et on peut y arriver parce que ce projet est porté par des millions de gens de part et d'autre et pas uniquement par des dirigeants qui auraient décidé cela brusquement.
Q - Monsieur le Ministre, pour rejoindre ce que vous venez de déclarer, concernant la crise actuelle, la crise internationale liée aux attentats qui ont eu lieu le 11 septembre aux Etats-Unis. Est-ce que la France a un rôle important à jouer, un rôle de conseil auprès des Etats-Unis, étant donné les relations anciennes de la France avec le monde arabe ?
R - C'est vrai que nous avons à la fois des relations anciennes avec le monde arabe, avec les différentes composantes du monde arabe. Nous sommes en même temps un très vieil allié, et le plus vieil allié des Etats-Unis, un vrai allié du peuple américain et cela se vérifie à chaque fois qu'il y a un événement grave ou tragique. En même temps, nous sommes un des pays moteurs de l'Europe. Nous sommes dans une position qui nous permet, je crois, de jouer un rôle utile pour que les réactions à cette horrible tragédie du 11 septembre soient menées le plus judicieusement et le plus justement possible. Mais, à ma connaissance, les dirigeants américains n'ont pas l'intention de faire autrement. Dès le début, le président Bush et M. Powell ont montré que les choses étaient traitées avec sang froid, avec calme. Ils voulaient démanteler les réseaux et évidemment le régime des Taleban qui les protège directement. Nous sommes d'accord avec cela. On n'a pas eu à convaincre les Américains. Ils ont été sur cette ligne tout de suite. Nous, nous avons réagi avec beaucoup de force, pour qu'il n'y ait pas d'amalgame dans les opinions et pour empêcher tout ce qui pourrait ressembler à une confusion entre ces terroristes et puis l'Islam, le monde arabe, le monde musulman. On l'a dit tout de suite avec beaucoup de force, on a été, je crois, les premiers à le dire en Europe, on l'a dit quasiment spontanément. Et là encore, ce n'est pas seulement les dirigeants politiques qui ont dit cela. On voit bien que la société française n'est pas prête à cet amalgame, elle repousse de tels principes, la République est faite de telle façon que nous résistons avec toute la force de notre conviction contre ce type d'amalgame, qui n'ont pas lieu, à part deux ou trois déclarations absurdes mais isolées par rapport à cela. On est sur un bon terrain. Alors ce que la France fera c'est d'user de son influence et de ses initiatives pour que la réaction soit en effet ciblée, et en même temps que l'on continue à travailler sur les problèmes terribles qui se posent dans ce monde, qui étaient là avant le 11 septembre, qui sont toujours là après et qu'il ne faut pas oublier sous prétexte que nous sommes aujourd'hui mobilisés par la lutte mondiale contre le terrorisme.
Q - Actuellement Monsieur le Ministre, on parle beaucoup d'une intervention militaire en Afghanistan. La presse en parle, notamment la presse américaine. Quelle est la position de la France concernant cette intervention militaire ?
R - La position était clairement exprimée. D'abord, ce n'est pas que la France. Je rappelle que les Nations unies, avec le Conseil de sécurité, ont reconnu que les Etats-Unis étaient en situation de légitime défense, au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies et par conséquent, une réplique des Etats-Unis sur les réseaux terroristes et le régime des Taleban qui les aident et les soutiennent directement était légitime. Tout le monde l'a dit, cela engage tout le monde, les gouvernements arabes et les gouvernements musulmans comme les gouvernements européens. Et la France s'inscrit dans cette logique. En même temps, la France a dit, comme tout le monde et comme les dirigeants américains et donc ce n'est pas pour se démarquer, qu'il fallait que cette réaction soit ciblée et qu'elle ne déborde pas de façon aveugle. On est sur cette ligne. Ce qui se prépare, c'est cela et ce n'est pas autre chose que cela. Dans ce contexte, les Etats-Unis ont demandé des facilités de survol qui ont été données, d'ailleurs il y a un accord quasiment permanent sur les affaires de survol, une autorisation plus spécifique a été donnée et des facilités de coopération navale qui ont été données aussi parce que cela se raccorde à cet objectif. Voilà où on en est.
Q - Dernière question, Monsieur le Ministre, concernant le Proche-Orient. Le président américain, M. Bush, s'est affirmé très favorable à la création d'un Etat palestinien. M. Arafat et le chef de la diplomatie israélienne, M. Peres, se sont rencontrés. Cependant la violence persiste. Le chemin vers la paix est encore difficile selon vous ?
R - Oui, le chemin vers la paix est encore difficile. Je me réjouis que les Etats-Unis et le président Bush en particulier aient rejoint une position qui est celle de la France depuis 19 ans. Cela fait 19 ans que la France considère que sans un Etat palestinien viable, il n'y aura pas de paix au Proche-Orient et il n'y aura pas de sécurité pour les Israéliens, ni pour les Palestiniens, et les droits des uns et des autres ne seront pas reconnus, alors que c'est cela notre objectif. Ce qui a été très longtemps une position courageuse et prémonitoire de la France, a été rejoint il y a quelques années par les Européens. Il y a trois, quatre ans que les autres pays européens sont d'accord maintenant avec cette idée et maintenant les Etats-Unis. C'était à peu près le cas avec le président Clinton ; il y avait un doute depuis qu'il y avait cette nouvelle administration, mais maintenant il faut se réjouir qu'il y ait une cohérence de position et de vision entre les Américains et les Européens. Mais l'essentiel se décide sur place. Ce qui est important, c'est que les Israéliens qui sont obsédés par leur sécurité, ce qui est tout à fait compréhensible, - tout peuple est obsédé par sa sécurité -, comprennent qu'il ne faut pas opposer la résistance à la violence ou la lutte contre les actes de violence et la recherche d'une solution politique. C'est une erreur d'opposer les deux. Il faut à la fois lutter contre la violence, du côté des Palestiniens et du côté israélien, et rechercher une solution politique équitable. Nos interventions sont constamment dirigées dans cette direction. Nous parlons tout le temps, on ne va pas tout le temps sur place encore que j'aille très souvent au Proche-Orient, mais même quand il n'y a pas ces voyages, l'action du Président, l'action du gouvernement, la mienne, est concentrée sur cet objectif. Et je pense qu'un jour ou l'autre, et le plus tôt sera le mieux, cela épargnera les souffrances et les morts. Un jour ou l'autre, les Israéliens et les Palestiniens recommenceront à parler de cela. Ces derniers temps, nous avons tout fait pour que la rencontre entre M. Peres et M. Arafat ait lieu. Je pense que les efforts des Européens et des Américains ont contribué à ce qu'elle ait lieu. Maintenant, on voit qu'il y a des forces hostiles de part et d'autre et je suis inquiet de plusieurs initiatives récentes de l'armée israélienne à cet égard mais il y a aussi des provocations de l'autre côté, en tout cas il y a des forces hostiles qui veulent empêcher que cette rencontre se transforme en un processus qui permettrait d'inverser la tendance mais il n'y a pas d'autre solution. Il faut, à partir de là, rebâtir un processus de discussion qui traite de la sécurité, bien sûr, pour les deux peuples, mais qui traite aussi des conditions de vie des Palestiniens dans les Territoires occupés qui ne sont pas tolérables. La situation est très mauvaise, elle est dangereuse. Elle pourrait encore s'aggraver mais en même temps il y a un certain nombre de signes d'espoir et d'encouragement et c'est là-dessus que nous travaillons chaque jour.
Q - Merci beaucoup Monsieur le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, d'être intervenu sur l'antenne de Beur FM.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 2001)
R - Oui, dans cette période difficile et délicate que nous vivons depuis la tragédie des attentats du 11 septembre, les autorités françaises, le président de la République, le Premier ministre, le gouvernement, ont estimé qu'il fallait que nous ayons des consultations avec nos partenaires du Maghreb qui sont très importants pour nous et avec qui nous avons des liens étroits, surtout dans cette période. Nous voulions confronter nos analyses, notre évaluation de la situation, surtout par rapport à ce qui peut se passer dans les prochaines semaines. Et j'ai pu constater que le président Ben Ali, le président Bouteflika, et le Roi du Maroc appréciaient tout à fait ce qui avait été fait et dit par la France depuis le 11 septembre, comprenaient tout à fait la solidarité que nous avons exprimée par rapport au peuple américain et la légitime défense qui a été reconnue par les Nations unies, tout en souhaitant très vivement que la réaction américaine soit précise et ciblée sur les réseaux terroristes Ben Laden, et ne déborde pas mais, nous, nous n'avons pas connaissance d'autres projets de la part des Américains avec qui nous sommes en relation constante. D'autre part, les dirigeants maghrébins sont confiants dans les autorités françaises pour éviter qu'en France il y ait le moindre amalgame ou dérapage. Naturellement, il faut rester vigilant sur ce point. Et cette concertation très étroite va se poursuivre.
Q - Concernant les amalgames qui peuvent être faits ici ou là, quelle action faites-vous pour lutter contre ces amalgames qui pourraient être faits ?
R - C'est un souci constant et quotidien du gouvernement qu'il a montré dès le début. D'abord, je rappelle que lors de ma tournée dans le Maghreb, les dirigeants maghrébins m'ont dit qu'ils appréciaient beaucoup ce qui avait été fait par les autorités françaises, qu'ils n'avaient pas connaissance à ce stade d'éléments qui puissent être inquiétants, préoccupants, concernant les communautés arabes ou musulmanes en France et naturellement nous devons rester, tous ensemble, vigilants. En ce qui concerne le gouvernement, le ministre de l'Intérieur m'a invité ce matin à rencontrer les membres de la Consultation des musulmans de France. Vous savez qu'il y a un processus qui est animé par M. Vaillant et qui avait été lancé il y a quelques années par M. Joxe, poursuivi par M. Chevènement, avec les représentants divers des musulmans de France. Le ministre de l'Intérieur m'a invité et c'était une occasion très utile pour moi d'expliquer devant ces éminents représentants de la communauté musulmane ce que nous faisons, ce que nous avons fait depuis le 11 septembre, ce que nous faisons par rapport au Proche-Orient, ce que nous faisons sur la question iraquienne et surtout les distinctions très claires que nous introduisons entre la lutte contre le terrorisme, qui engage tout le monde, y compris les gouvernements arabes et musulmans, et puis, d'autre part, ces questions de coexistence intelligente et féconde entre les différentes communautés et je crois que cette rencontre et ce dialogue ont été appréciés. En tout cas pour M. Vaillant et pour moi, c'était très intéressant et nous avons l'intention de continuer à alimenter ce dialogue, parce que cet échange est exactement une garantie anti-amalgame.
Q - Pour vous, le bilan de cette tournée est tout à fait positif ?
R - Oui, il a fait ressortir une grande convergence de vues. Nous avons une même approche et nous ferons en sorte que cette cohésion, cette cohérence, soient maintenues dans les semaines et les mois qui viennent.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce que l'Algérie se trouve confortée dans sa lutte contre les groupes armés ? L'Algérie qui affirmait récemment, je cite : "Ne pas avoir été assez entendu il y a quelques années".
R - Les dirigeants algériens, comme d'une certaine façon aussi les dirigeants tunisiens, disent : "Aujourd'hui, il y a le terrorisme et c'est vraiment quelque chose d'épouvantable, il faut l'extirper, nous avons été bien seuls dans cette lutte". Ce n'est pas étonnant, si vous voulez, par rapport à un contexte tragique de ce type, qu'ils établissent ce lien. Mais en même temps, les dirigeants algériens essaient de procéder en combinant plusieurs éléments, de la répression militaire, l'action policière, le dialogue politique. Parce qu'aussi bien le président Bouteflika voulait relancer sa politique de concorde nationale. Mais je n'ai pas été lui parler de cela. Ce n'est pas à nous d'aller dire aux Algériens comment ils doivent mener leur politique chez eux par rapport au terrorisme qui existe en Algérie et par rapport à une politique par ailleurs qui existe en Algérie. Ce n'est pas à nous de le dire. J'écoute naturellement ce que disent les dirigeants algériens mais c'est à eux de se déterminer. Mais il est vrai que de leur côté, comme d'ailleurs du côté de beaucoup de dirigeants arabes, on voit une réaction de ce type, disant : "Vous voyez bien que c'est une affaire qu'il faut prendre très au sérieux". Après tout, depuis des années et des années, il y a eu beaucoup plus de victimes dans le monde arabe ou musulman qu'ailleurs, face à ce terrorisme extrême et nous sommes heureux, même si c'est à travers une tragédie, qu'il y ait une prise de conscience très forte partout, et que les Européens se décident à prendre "le taureau par les cornes". Cela je l'ai entendu. Quand ils voient que les Européens décident de créer un mandat d'arrêt européen, par exemple ; quand ils voient que, sous le choc, nous allons faire, en un an ou deux, autant de progrès en matière de coopération entre le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice et les polices en Europe, comme nous en aurions fait peut-être en dix ans, je sais que la plupart de nos partenaires du sud méditerranéen trouvent cela bien.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce qu'il y a eu des nuances entre les trois pays, par exemple ? Est-ce qu'il y a un des pays qui accepte de participer à une possible coalition militaire menée par les Etats-Unis ?
R - Cette question ne se pose pas parce que les Etats-Unis ne cherchent pas à constituer une coalition militaire. Ils sont touchés et heureux des manifestations de solidarité qui sont exprimées ou des disponibilités qui étaient exprimées, par exemple, par les membres de l'OTAN. Mais ils ne cherchent pas à monter une coalition ou alors, comme le disent M. Powell et M. Rumsfeld, les deux ministres américains compétents, ils cherchent à faire des coalitions ad hoc, à géométrie variable, sujet par sujet. Mais quand ils parlent de coalition, c'est plutôt la coalition politique. C'est plutôt l'engagement des grands pays du monde, de tous les pays du monde d'ailleurs, dans la lutte contre le terrorisme. C'est plutôt une coopération policière, coopération pour lutter contre le financement du terrorisme, coopération peut-être dans la résolution d'un certain nombre de crises régionales ou d'abcès non réglés, qui alimentent le terrorisme. Ce n'est pas pour constituer une coalition militaire, ce n'est pas un sujet que j'avais à aborder au Maghreb. Sinon, les nuances, chaque pays les exprime avec sa personnalité propre, comme c'est le cas en Europe aussi. Mais sur le fond, c'est un accord.
Q - Monsieur le Ministre, comment qualifieriez-vous les relations bilatérales entre ces pays ?
R - Je ne vais certainement pas les qualifier pour les comparer. Ce sont des relations dont tout le monde connaît l'importance, le caractère historique, la densité. Ce qui est frappant dans les trois cas, c'est que ce n'est pas simplement les relations politiques. Bien sûr, il y a des relations politiques entre dirigeants et responsables, mais ce sont des relations entre pays, entre sociétés et c'est dû à la présence des communautés de part et d'autre, il y a des liens constants de toute nature. Il y a là, dans cette partie de la Méditerranée, une réalité qui, justement, nous protège des interprétations simplistes ou des dérives ou des amalgames. Parce que nous savons que nos destins sont liés. C'est cela qui marque la relation entre la France et le Maghreb. C'est d'ailleurs pour cela que la France a toujours été tellement active, notamment au sein de l'Europe, pour que l'on élabore des concepts ou des politiques, que l'on définisse des cadres dans lesquels ces coopérations se développent et c'est pour cela aussi que ces relations ont une très grande force. Il peut y avoir des événements mondiaux tragiques, des situations face auxquelles les opinions publiques de France ou d'Italie ou d'Espagne, ou du Portugal, ne réagissent pas tout à fait comme les opinions publiques du Maghreb, cela peut arriver. Mais en même temps, on sait très bien ici qu'il y a des différences de tonalités à un moment donné ; cela n'efface pas ces liens, cette densité. C'est comme cela qu'il faut raisonner. Pour l'avenir, il faut considérer que c'est une force. C'est un des rares endroits au monde où il y a ce type de lien, c'est une des choses qui a permis de concevoir le cadre du processus de Barcelone et je suis convaincu que dans l'avenir, entre l'Europe qui va se renforcer et le Maghreb, dont j'espère qu'il finira par donner un sens concret à ce beau concept d'Union du Maghreb arabe, je crois qu'il faut qu'on aille vers un partenariat de plus en plus étroit. Et on peut y arriver parce que ce projet est porté par des millions de gens de part et d'autre et pas uniquement par des dirigeants qui auraient décidé cela brusquement.
Q - Monsieur le Ministre, pour rejoindre ce que vous venez de déclarer, concernant la crise actuelle, la crise internationale liée aux attentats qui ont eu lieu le 11 septembre aux Etats-Unis. Est-ce que la France a un rôle important à jouer, un rôle de conseil auprès des Etats-Unis, étant donné les relations anciennes de la France avec le monde arabe ?
R - C'est vrai que nous avons à la fois des relations anciennes avec le monde arabe, avec les différentes composantes du monde arabe. Nous sommes en même temps un très vieil allié, et le plus vieil allié des Etats-Unis, un vrai allié du peuple américain et cela se vérifie à chaque fois qu'il y a un événement grave ou tragique. En même temps, nous sommes un des pays moteurs de l'Europe. Nous sommes dans une position qui nous permet, je crois, de jouer un rôle utile pour que les réactions à cette horrible tragédie du 11 septembre soient menées le plus judicieusement et le plus justement possible. Mais, à ma connaissance, les dirigeants américains n'ont pas l'intention de faire autrement. Dès le début, le président Bush et M. Powell ont montré que les choses étaient traitées avec sang froid, avec calme. Ils voulaient démanteler les réseaux et évidemment le régime des Taleban qui les protège directement. Nous sommes d'accord avec cela. On n'a pas eu à convaincre les Américains. Ils ont été sur cette ligne tout de suite. Nous, nous avons réagi avec beaucoup de force, pour qu'il n'y ait pas d'amalgame dans les opinions et pour empêcher tout ce qui pourrait ressembler à une confusion entre ces terroristes et puis l'Islam, le monde arabe, le monde musulman. On l'a dit tout de suite avec beaucoup de force, on a été, je crois, les premiers à le dire en Europe, on l'a dit quasiment spontanément. Et là encore, ce n'est pas seulement les dirigeants politiques qui ont dit cela. On voit bien que la société française n'est pas prête à cet amalgame, elle repousse de tels principes, la République est faite de telle façon que nous résistons avec toute la force de notre conviction contre ce type d'amalgame, qui n'ont pas lieu, à part deux ou trois déclarations absurdes mais isolées par rapport à cela. On est sur un bon terrain. Alors ce que la France fera c'est d'user de son influence et de ses initiatives pour que la réaction soit en effet ciblée, et en même temps que l'on continue à travailler sur les problèmes terribles qui se posent dans ce monde, qui étaient là avant le 11 septembre, qui sont toujours là après et qu'il ne faut pas oublier sous prétexte que nous sommes aujourd'hui mobilisés par la lutte mondiale contre le terrorisme.
Q - Actuellement Monsieur le Ministre, on parle beaucoup d'une intervention militaire en Afghanistan. La presse en parle, notamment la presse américaine. Quelle est la position de la France concernant cette intervention militaire ?
R - La position était clairement exprimée. D'abord, ce n'est pas que la France. Je rappelle que les Nations unies, avec le Conseil de sécurité, ont reconnu que les Etats-Unis étaient en situation de légitime défense, au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies et par conséquent, une réplique des Etats-Unis sur les réseaux terroristes et le régime des Taleban qui les aident et les soutiennent directement était légitime. Tout le monde l'a dit, cela engage tout le monde, les gouvernements arabes et les gouvernements musulmans comme les gouvernements européens. Et la France s'inscrit dans cette logique. En même temps, la France a dit, comme tout le monde et comme les dirigeants américains et donc ce n'est pas pour se démarquer, qu'il fallait que cette réaction soit ciblée et qu'elle ne déborde pas de façon aveugle. On est sur cette ligne. Ce qui se prépare, c'est cela et ce n'est pas autre chose que cela. Dans ce contexte, les Etats-Unis ont demandé des facilités de survol qui ont été données, d'ailleurs il y a un accord quasiment permanent sur les affaires de survol, une autorisation plus spécifique a été donnée et des facilités de coopération navale qui ont été données aussi parce que cela se raccorde à cet objectif. Voilà où on en est.
Q - Dernière question, Monsieur le Ministre, concernant le Proche-Orient. Le président américain, M. Bush, s'est affirmé très favorable à la création d'un Etat palestinien. M. Arafat et le chef de la diplomatie israélienne, M. Peres, se sont rencontrés. Cependant la violence persiste. Le chemin vers la paix est encore difficile selon vous ?
R - Oui, le chemin vers la paix est encore difficile. Je me réjouis que les Etats-Unis et le président Bush en particulier aient rejoint une position qui est celle de la France depuis 19 ans. Cela fait 19 ans que la France considère que sans un Etat palestinien viable, il n'y aura pas de paix au Proche-Orient et il n'y aura pas de sécurité pour les Israéliens, ni pour les Palestiniens, et les droits des uns et des autres ne seront pas reconnus, alors que c'est cela notre objectif. Ce qui a été très longtemps une position courageuse et prémonitoire de la France, a été rejoint il y a quelques années par les Européens. Il y a trois, quatre ans que les autres pays européens sont d'accord maintenant avec cette idée et maintenant les Etats-Unis. C'était à peu près le cas avec le président Clinton ; il y avait un doute depuis qu'il y avait cette nouvelle administration, mais maintenant il faut se réjouir qu'il y ait une cohérence de position et de vision entre les Américains et les Européens. Mais l'essentiel se décide sur place. Ce qui est important, c'est que les Israéliens qui sont obsédés par leur sécurité, ce qui est tout à fait compréhensible, - tout peuple est obsédé par sa sécurité -, comprennent qu'il ne faut pas opposer la résistance à la violence ou la lutte contre les actes de violence et la recherche d'une solution politique. C'est une erreur d'opposer les deux. Il faut à la fois lutter contre la violence, du côté des Palestiniens et du côté israélien, et rechercher une solution politique équitable. Nos interventions sont constamment dirigées dans cette direction. Nous parlons tout le temps, on ne va pas tout le temps sur place encore que j'aille très souvent au Proche-Orient, mais même quand il n'y a pas ces voyages, l'action du Président, l'action du gouvernement, la mienne, est concentrée sur cet objectif. Et je pense qu'un jour ou l'autre, et le plus tôt sera le mieux, cela épargnera les souffrances et les morts. Un jour ou l'autre, les Israéliens et les Palestiniens recommenceront à parler de cela. Ces derniers temps, nous avons tout fait pour que la rencontre entre M. Peres et M. Arafat ait lieu. Je pense que les efforts des Européens et des Américains ont contribué à ce qu'elle ait lieu. Maintenant, on voit qu'il y a des forces hostiles de part et d'autre et je suis inquiet de plusieurs initiatives récentes de l'armée israélienne à cet égard mais il y a aussi des provocations de l'autre côté, en tout cas il y a des forces hostiles qui veulent empêcher que cette rencontre se transforme en un processus qui permettrait d'inverser la tendance mais il n'y a pas d'autre solution. Il faut, à partir de là, rebâtir un processus de discussion qui traite de la sécurité, bien sûr, pour les deux peuples, mais qui traite aussi des conditions de vie des Palestiniens dans les Territoires occupés qui ne sont pas tolérables. La situation est très mauvaise, elle est dangereuse. Elle pourrait encore s'aggraver mais en même temps il y a un certain nombre de signes d'espoir et d'encouragement et c'est là-dessus que nous travaillons chaque jour.
Q - Merci beaucoup Monsieur le ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, d'être intervenu sur l'antenne de Beur FM.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 2001)