Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur l'intégration des immigrés et le rôle du Haut Conseil à l'intégration, Paris le 9 mars 1990.

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Circonstance : Installation du Haut Conseil à l'Intégration

Texte intégral

Madame,
Messieurs,
Tout d'abord bienvenue, bienvenue à vous 9 qui avez bien voulu accepter de participer à ce Haut Conseil à l'Intégration que nous installons aujourd'hui.
Nous y voilà ; enfin nous allons pouvoir commencer à travailler avec l'ensemble des structures dont je souhaitais que nous puissions disposer pour penser, définir et conduire cette politique d'intégration que nous appelons, je crois, ensemble de nos voeux et dont notre pays a tant besoin.
Aussi, avant que nous échangions librement nos interrogations, permettez-moi de rappeler - brièvement rassurez-vous - les principes qui me conduisent en ce domaine, de définir la place qu'occupe à mes yeux dans ce dispositif votre instance toute neuve, avant, pour terminer ce propos liminaire, de vous indiquer quelles tâches prioritaires me paraissent devoir vous retenir dans les semaines à venir.
J'ai déjà eu à plusieurs reprises l'occasion d'exprimer ce que devait être à mes yeux une politique d'intégration. Pour ne pas vous lasser, j'irai donc à l'essentiel : elle tient dans un constat, un double refus et une affirmation. De cela tout le reste découle.
Le constat tout d'abord : l'immigration a changé de visage. Nous le savons tous, au moins depuis l'excellent rapport de M. HESSEL. Elle n'est plus, du moins pour l'essentiel, passage d'une main d'oeuvre migrante relevant de solutions d'accueil transitoire. Elle est désormais réalité durable et devient de ce fait situation d'exclusion de personnes étrangères ou d'origine étrangère désireuses de s'intégrer dans notre société. Tous les mots que je viens d'employer ont, vous le savez, leur importance.
Le double refus est celui des deux pseudo-formes d'insertion dont nous ne voulons pas pour notre pays. L'intégration n'est, je le répète, ni assimilation, ni coexistence de communautés.
De là vient l'affirmation : celle d'une politique qui vise tout simplement à reconnaître à chacun les mêmes droits, dès lors qu'il accepte de respecter les devoirs qu'emporte avec elle la règle commune, et en particulier celle de respect de la laïcité de notre République. Je le souligne au passage : c'est donc bien que nous nous adressons à des personnes - individus ou familles - et non à des communautés.
Le reste en découle naturellement dès lors que, - oui Jean-Marie Domenach ("Immigrés : la France entre deux flux", L'Expansion du 8/3/90) -, nous avons admis ou compris que la plupart des immigrés ne désiraient pas revenir, du moins autrement qu'en vacances, dans leur pays d'origine.
Ecole, logement, formation professionnelle et emploi sont alors autant de droits à faire entrer dans la réalité afin de permettre aux immigrés d'hier d'être les français à part entière qu'ils désirent désormais devenir. A la condition, bien sûr, qu'ils soient dans notre pays dans une situation régulière ; nous ne pouvons accepter comme pouvant devenir des nôtres celui qui cherche à imposer sa présence en échappant à la loi commune.
Il s'agit donc de définir une politique d'intégration qui, utilisant les voies ordinaires de toute lutte contre l'exclusion, soit néanmoins accueillante à cette différence particulière qu'est l'origine géographique, et donc la culture et la langue. J'ai bien dit accueillir la différence, et non pas la cultiver.
Il n'est alors nul besoin de mettre en place une structure gouvernementale particulière : à l'Education Nationale de former, aux collectivités territoriales et au ministre du Logement de trouver ensemble les moyens d'un habitat qui ne soit plus ségrégatif, etc …
Mais il est par contre nécessaire d'affirmer haut et fort une volonté politique. Ne doutez pas de celle du Premier ministre, qui réunira autant que nécessaire le Comité Interministériel à l'intégration qui rassemble tous les ministres concernés.
On me dit que parfois l'affirmation d'une volonté suffit à elle seule à produire des effets. Certains d'ailleurs - et je me réfère ici à un article qui date d'hier du quotidien La Croix - semblent trouver là l'explication de la baisse du nombre des demandeurs d'asile constatée depuis trois mois, ce qui constituerait l'amorce d'un renversement de tendance.
Gardons nous d'analyses à mes yeux prématurées. Il n'est, par exemple, pas impensable que la baisse sensible du nombre de demandeurs d'asile originaires de Turquie soit liée à l'annonce d'une régularisation des clandestins en Italie. Retenons quand même qu'une volonté clairement et fortement affirmée ne saurait nuire !
Mais décider n'est pas tout. C'est d'accueillir dans la maison commune ceux qui lui sont encore étrangers qu'il est d'abord ici question. Et il faut pour cela veiller à ce que nul de ceux qui s'y trouvent déjà n'ait à en prendre ombrage ou à s'en sentir menacé. J'ai dit, par exemple, et je le répète tranquillement ici, que le droit de vote des immigrés aux élections locales doit être la conséquence d'une bonne intégration et non en être un préalable.
C'est dire que, avant la décision, doit se prendre le temps d'une réflexion qui soit tout à la fois experte, sereine et pluraliste.
Il n'est pas facile de réunir ces trois qualités à la fois. Voila qui explique le temps qui s'est écoulé entre le décret portant création (le 19 décembre dernier) d'un Haut Conseil à l'intégration et ce jour.
Retenez-en toutefois qu'à mes yeux vous les réunissez toutes les trois en vos personnes, que c'est pour cela que j'ai proposé vos noms au Président de la République qui a voulu, en vous nommant, ratifier ce choix. J'ajoute, ce qui n'est pas mince, que je n'ai pas vu, entendu ou lu dans les médias de commentaires mettant en cause le choix d'un seul d'entre vous.
C'est dire vos qualités mais aussi votre responsabilité. laquelle ? J'y viens justement.
Le décret du 19/12/89 qui crée votre Haut Conseil dit en son article 1er, que "ce Conseil a pour mission de donner son avis et de faire toute proposition utile, à la demande du Premier ministre ou du Comité Interministériel à l'intégration, sur l'ensemble des questions relatives à l'intégration des résidents étrangers ou d'origine étrangère."
"Il élabore chaque année un rapport qu'il remet au Premier ministre".
Le Haut Conseil fonctionne donc selon deux modalités, celle d'abord d'une saisine, qui sera faite par mon intermédiaire, concernant un éclairage à porter sur tel ou tel élément de politique sur lequel j'estimerai que le Comité Interministériel aura à décider.
Il est sans doute encore un peu prématuré d'utiliser cette procédure ; mais une question comme celle des foyers par exemple pourrait vous être rapidement posée. Il vous faut d'abord vous installer et répondre à la demande qui m'apparaît la plus urgente et à laquelle je vais venir dans un instant.
Retenez en tous cas comme une indication mon souhait de pouvoir vous saisir formellement sur un ou deux points d'ici à l'été. Retenez, pour votre réflexion, et pour des échanges futurs, ceux des thèmes qui, outre celui des foyers que je viens d'évoquer m'apparaissent aujourd'hui devoir émerger.
* Le premier est celui de la connaissance. L'immigration, la présence des étrangers, autant de thèmes propices aux fantasmes, autant de questions peu ou mal connues et pour lesquels l'information est à la fois lacunaire, dispersée, parfois incohérente, quand elle n'est pas tout simplement inexistante. Comment la produire, l'organiser, la mettre à disposition et la diffuser ?
* Le second est celui de l'organisation administrative. Les institutions nouvelles que nous venons de mettre en place se surajoutent à celles, services administratifs, établissements publics, voire associations, qui existent et ont été créées dans un contexte profondément différent, je l'ai dit tout à l'heure, de celui que nous connaissons actuellement. Faut-il laisser les choses en l'état ? Comment réorganiser, s'il ne le faut pas ?
* Le troisième thème est très différent des deux précédents. Il s'agit des rapports complexes et parfois difficiles qu'entretiennent la civilisation et la culture arabes avec la nôtre. Comment à la fois respecter l'apport et la profonde originalité de cette culture liée à l'Islam et instaurer une relation apaisée de notre société à ceux qui, dans notre pays, en sont les porteurs ou les héritiers ? Vaste et difficile question, mais lui trouver une réponse m'apparaît à vrai dire absolument essentiel pour la réussite d'une politique d'intégration.
Voilà pour ce qui est de la saisine directe, et de cela nous aurons l'occasion de reparler.
Reste l'autre aspect de la mission qui est la vôtre : le rapport annuel. J'ai dit tout à l'heure : réflexion experte, sereine, et pluraliste. J'aurais déjà dû ajouter : libre dans sa détermination, à propos des thèmes dont la saisine est à mon initiative. Je me dois maintenant d'ajouter : et totalement autonome pour ce qui est du champ d'investigation de votre rapport annuel.
Permettez néanmoins à cet égard une remarque qui, si j'ose dire, est de pure opportunité. Cet automne des évènements au premier abord anodins - quelques foulards islamiques -, ont mis à jour - une fois de plus - un malaise que l'on savait profond. L'ensemble des forces politiques de ce pays ont alors mobilisé leur réflexion sur ce problème de l'immigration et de l'intégration.
Il est à mes yeux parfaitement clair qu'un débat politique devra avoir lieu sur ce sujet devant la représentation nationale. Il revient bien évidemment au Gouvernement d'assumer à cet égard les responsabilités qui sont les siennes et ne doutez pas qu'il le fasse. Je me demande néanmoins si votre instance, riche de l'expérience de ses membres, qui sont à l'origine d'une part importante de la réflexion en ce domaine, ne pourrait pas dresser rapidement, disons pour le courant de l'automne prochain, un premier état des lieux.
Deux mots encore pour être le plus complet possible.
D'abord, afin de parachever ma description sommaire des institutions nouvelles, pour vous rappeler que j'ai voulu que le Secrétaire du Haut Conseil soit celui du Comité Interministériel, M. Hubert Prévot en l'occurrence qui vient, en outre, d'être nommé président du F.A.S. Il aura ainsi un rôle essentiel à jouer en assurant la charnière et les itérations réciproques entre l'instance de réflexion que vous êtes, et celle de décision qu'est le Comité Interministériel. Qu'il soit ici remercié une nouvelle fois d'avoir accepté cette lourde tâche, mais qui n'est heureusement pas lourde seulement par les difficultés matérielles irritantes, dont j'entends qu'elles trouvent une solution sans délai.
Ceci me fournit une transition commode pour mon dernier mot. L'article 6 du décret dit que "les crédits nécessaires au fonctionnement au Haut Conseil à l'intégration sont inscrits au budget des services du Premier ministre", n'oubliez pas de me demander de le faire !
Voilà ce que brièvement je souhaitais vous dire. Certes, bien d'autres sujets pourraient être abordés, je ne fais ici que mentionner ceux qui m'apparaissent être les deux principaux, afin de ne pas alourdir inutilement mon propos. C'est tout d'abord les liens à construire avec la politique de coopération en direction des pays du Sud ; c'est enfin la dimension européenne de notre action, tant pour ce qui est de la connaissance de ce qui se fait chez nos voisins et partenaires, que de ce qui est d'une meilleure coordination.
A tous, bon courage et merci.