Texte intégral
Monsieur le Ministre d'Etat,
Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,
Nous vivons des heures graves. La nuit prochaine expirera le délai fixé par les Nations Unies pour l'évacuation du Koweït par les forces irakiennes. L'Irak n'a toujours pas manifesté l'intention de se conformer aux résolutions du Conseil de Sécurité.
La France n'a pas ménagé ses efforts, pour qu'une solution pacifique prévale pendant qu'il en était encore temps. Mais elle ne peut se dérober à ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité. Elle ne peut accepter que la force prime le droit.
Vous, qui vous préparez au service de l'Etat, sentez le poids des responsabilités qui pèsent sur nous. Vous comprenez qu'on ne peut rester passif devant l'annexion au moyen de la force armée d'un Etat par un autre.
S'il en était autrement, ce serait la porte ouverte pour un proche avenir à d'autres annexions, à d'autres actes de guerre, alors même que nous sortons de la guerre froide et de l'affrontement qui figeait le monde dans lequel nous vivions depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Les Nations Unies ont pour la première fois peut-être, l'occasion de jouer vraiment leur rôle. Que les résolutions du Conseil de Sécurité soient bafouées, et les menaces se multiplieront.
Ce qui est en jeu, c'est la capacité de la Communauté internationale à faire respecter le droit, à dissuader tout pays d'en agresser un autre. Ce qui est en jeu, c'est la paix du monde pour votre génération.
Et si le droit n'est pas respecté au Koweït, la communauté des Nations n'aura plus vocation à le faire respecter nulle part ; or, la lecture de la carte du monde en ce moment, et l'analyse de l'événement montre que ce n'est pas qu'au Moyen-Orient que des problèmes du respect du droit se posent.
Voilà ce qui est en jeu aujourd'hui : j'ai tout de même choisi de venir vous saluer. Je ne l'avais pas fait depuis longtemps, ce n'était pas bien. C'était une infidélité à cette école, votre école, mon école. Or, la tâche de cette école, qui est en effet la formation des fonctionnaires d'autorité de l'Etat français, de la République française est fondamentale. Et je tenais pour important de souligner tout ce qu'il y a d'essentiel dans le travail qui se fait ici.
Il y a deux ans, j'ai demandé au Gouvernement de s'engager dans le renouveau du service public. Monsieur le Ministre d'Etat ici présent m'est témoin que nous ne sommes pas partis sur cette piste sans y réfléchir longuement. J'ai souvenir de quelques conversations mesurant les difficultés, la complexité, les lenteurs et les obstacles que nous rencontrerions en nous engageant dans ce chantier.
Nous avons conclu que non seulement nous ne l'éviterions pas, mais que c'était une nécessité absolue de modernisation de notre pays tout entier.
Chacun a bien conscience de la nécessité d'une adaptation de l'Etat pour accompagner ou devancer les mutations profondes que connaît la société française. Mais l'urgence de cette rénovation était restée trop longtemps occultée par un débat politique focalisé aux deux extrêmes sur la défense crispée des services publics ou sur la négation dogmatique de leur utilité et sur l'apologie systématique de la privatisation. L'Etat partout ou plus d'Etat du tout.
Nous sortons, enfin, de cette controverse stérile. Il n'était que temps. Rendre au service public la capacité de répondre aux attentes des citoyens, le faire, en tenant compte des difficultés personnelles de chaque usager : l'ambition est immense, à la hauteur de l'enjeu.
Elle ne consiste pas seulement à lutter contre la bureaucratie, mais aussi à participer à la transformation d'une société où tout pouvoir ne doit pas être laissé à l'argent. En redéfinissant de manière claire les missions de chaque service public, il s'agit d'abord de restaurer, au sein de l'Etat, les valeurs d'égalité, d'équité, de solidarité et d'intérêt général.
Ma conviction profonde c'est que l'Etat est de retour, que les services publics sont en mouvement, que le changement est en marche. Cela dit, nous découvrons chaque jour l'ampleur de la tâche qui nous attend encore :
- parce que reconnaître la fonction irremplaçable de l'entreprise dans la création de richesse ne signifie pas abdiquer devant le capitalisme sauvage ;
- parce que le bilan des expériences thatchérienne et reaganienne n'est guère enviable : des thérapeutiques brutales ont déchiré le tissu social, accru la délinquance, clochardisé les villes ;
- parce que l'éducation, la formation, la culture, la santé, l'accès à la ville sont des services collectifs essentiels. Ils concernent la qualification, l'environnement social et culturel et les conditions mêmes du développement économique.
Aujourd'hui, la ressource humaine est à la base de la réussite économique. De la qualité des services dépend la qualité de cette ressource humaine. Et vous serez en charge de cette réussite.
Tous les grands problèmes de cette fin de siècle, tous transversaux en effet, vont mobiliser le savoir faire des Etats, qu'il s'agisse de la protection de l'écosystème, ce qu'on appelle parfois notre niche écologique, si menacée, de la dette et de la pauvreté du Tiers-Monde ou du redressement économique des pays de l'Est.
L'atomisation de la société, la montée de l'individualisme, la moindre capacité d'intégration des églises et des idéologies conduisent l'Etat à être de plus en plus sollicité dans la lutte contre l'exclusion.
Le monde a besoin de plus d'organisation, de plus de régulation, la société a besoin de plus de solidarité. Le service public a donc un bel avenir devant lui. Et vous serez les acteurs du service public.
Peut-il s'agir du même service public rendu par le même Etat ?
Les missions traditionnelles de l'Etat se trouvent redéfinies par le haut, du fait de l'intégration européenne.
Nous apprenons, dans nombre de domaines, la co-souveraineté. Demain, les fonctionnaires français avec leurs collègues des douze pays de la communauté auront à organiser l'espace public européen.
Mais ces missions se trouvent également redéfinies par la décentralisation. L'émergence d'exécutifs politiques locaux est un gage de traitement des problèmes sur le terrain, c'est-à-dire là où ils se posent, mais cela ne signifie pas que l'Etat doive abdiquer.
Toujours souhaitée, annoncée, proclamée, la déconcentration n'avait jamais été réellement entreprise ni par la droite ni par la gauche. Nous sortons aujourd'hui de l'incantation et des proclamations non suivies d'effet.
Ainsi, depuis le 1er janvier, les services locaux et centraux de l'Etat bénéficient d'un budget de fonctionnement globalisé.
Et dès cette année, près de 30 % des crédits d'investissement de l'Etat seront gérés localement et non plus dans les bureaux parisiens. D'autres mesures aussi radicales, aussi décisives, sont nécessaires.
Soyez persuadés que ma lutte contre le centralisme parisien et ses excès bureaucratiques sera sans relâche et sans hésitation. J'ai une responsabilité, pas seul, mais elle est tout de même significative, dans l'engagement de notre pays dans une réflexion sur la décentralisation et sur la régionalisation. Je ne renonce à rien et je ne considère pas la tâche comme terminée.
C'est dans cet esprit également que je crois possible de réorganiser de façon satisfaisante les administrations, et de retrouver un véritable sens, localement et nationalement, à l'unité de l'Etat. Ce mouvement est d'ailleurs déjà bien engagé dans les secteurs de l'environnement, des affaires sociales, de l'équipement et de l'agriculture.
Mais, même si ces changements règlementaires sont importants, il faut tout autant modifier des habitudes et des comportements. Ce n'est pas le plus facile. Et vous êtes en première ligne pour cette rénovation des esprits.
J'avais été profondément choqué par une annonce parue dans le journal "Le Monde" en avril 1984 : 25 élèves de l'Ecole Nationale d'Administration disant aux chefs d'entreprise : "offrez-vous un énarque !" Il était bien urgent de restaurer l'esprit du service public.
J'ai eu souvent l'occasion de souligner que les fonctions productives n'étaient pas méprisables et méritaient, lorsqu'elles était correctement assumées, l'estime des Français.
Mais, convenons-en avec fierté et sans modestie, c'est dans le secteur public que se trouvent sans aucun doute les tâches les plus difficiles, et les plus nobles de la société.
Vous avez choisi de servir l'Etat et le bien public. Vous pouvez être fier de votre choix. Dans les années 80, l'entreprise a retrouvé une légitimité aux yeux des français. Les années 90 seront celles de la réhabilitation du service public - qui doit devenir, demain, une référence sociale majeure de modernité, de rationalité et d'équité et d'écoute de nos concitoyens.
L'enjeu tient d'abord à la transformation des rapports de pouvoir dans l'administration où la logique de responsabilité qui est autonomisante doit prendre le pas sur la logique de procédure qui est hiérarchique et au fond fermée. Certes, contrairement aux entreprises, les administrations ne risquent pas de faire faillite, mais beaucoup d'entre elles sont menacées de dépérissement, d'asphyxie par la rigidité de leurs structures et la lourdeur de leur fonctionnement hiérarchique.
On a vu, au cours de ces derniers mois, des catégories très différentes de fonctionnaires et de salariés manifester leur mécontentement et leurs revendications. Dans leur diversité, ces mouvements avaient une commune apparence : la revendication salariale que je peux comprendre même si cela ne conduit pas à pouvoir la satisfaire en une seule fois.
La lourdeur même de notre fonction publique à cause de son centralisme et de son unicité, de l'unicité des règles qui la conduisent, interdit une solution facile, rapide, éclatée, décentralisée.
Je veux pourtant vous dire ici, qu'il s'agit là pour le Ministre d'Etat, pour moi-même, pour tout le Gouvernement, d'un vrai souci. Et nous savons à quoi correspond le fait de choisir le secteur public après 7 ou 8 ans d'une croissance économique retrouvée, dans nos pays de libre entreprise où la croissance est productrice d'aggravation des inégalités par elle-même et mécaniquement. Il est dans la logique d'une telle organisation sociale, la seule efficiente que l'on ait trouvée à la face du monde et que bien d'autres nous envient, que les organisateurs même de cette croissance, ceux qui la tirent, chefs d'entreprise, leurs cadres les plus qualifiés, leurs techniciens les plus pointus, soient les premiers à s'en rémunérer. Vous avez fait le choix de servir l'Etat, ce ne doit pas être un choix de marginalisation sociale.
Mais cette revendication recouvre une réalité plus profonde : l'archaïsme d'un système d'organisation et de commandement fortement hiérarchisé, centralisé, opaque et, pour tout dire, inadapté à l'exigence de reconnaissance et de responsabilité de salariés de mieux en mieux formés.
L'efficacité du service public requiert un fonctionnaire impliqué, motivé, qualifié et créatif. Elle porte en elle l'exigence d'une véritable démocratie sur les lieux de travail, celle qui contribue à élaborer la bonne décision économique et sociale.
Il faut changer le travail dans la société française ; et j'ai la conviction que nous pouvons faire du service public l'exemple de cette transformation.
Les outils du renouveau sont divers : plans de modernisation, développement négocié de la formation continue, politique de l'encadrement, création de centres de responsabilité, transformation des règles financières et comptables, déconcentration des compétences et des décisions de financement, amélioration des conditions de travail dans les services, refonte de la grille de la Fonction publique, développement de la gestion prévisionnelle des effectifs, évaluation des politiques publiques...
Tous répondent aux mêmes objectifs qui sont autant de conditions d'une transformation durable dans toute organisation : définition collective et négociée des règles de gestion du personnel, développement d'un dialogue social à tous les niveaux, du sommet jusqu'à la base, prise en compte de la durée dans le processus de rénovation, volonté de changer les règles du jeu.
Mon propos n'est pas ici de reprendre en détail tous les axes de la politique que je mène, mais je voudrais cependant insister, devant vous, sur deux notions essentielles : la confiance et la bonne gestion des équipes, des hommes et des femmes qui font le service public.
La confiance doit devenir la valeur de base du fonctionnement des services publics. Or, le principe de base de notre organisation constitutionnelle et administrative, et ça se lit dans tous les textes, est la méfiance. Paul Valéry écrivait : "Je constate qu'en toute chose le contrôle aboutit à paralyser l'action". A rendre compatible avec tous nos traités de droit administratif... C'est la confiance qui permet le développement des responsabilités à tous les niveaux en matière d'exécution comme de décision.
Seul un tel climat permettra que le dialogue social, qui doit caractériser les relations de travail au sein de l'État, soit source de progrès pour les agents comme pour les usagers.
La gestion des ressources humaines - dans l'administration - ne peut en appeler aux seules techniques importées de l'entreprise privée. Nous sommes en train d'inventer une autre pratique d'encadrement, une pratique fondée sur la responsabilité publique.
Naturellement, il s'agit d'abord de prendre en compte les nouvelles qualifications, d'améliorer les déroulements de carrière, de revaloriser les rémunérations les plus faibles, de développer la formation continue de tous les agents, d'élargir le dialogue social. Tout cela, le Gouvernement l'a fait, entrepris et le continuera avec votre collaboration active, je n'en doute pas.
Mais, plus encore, cette rénovation de la gestion des hommes doit se concevoir en fonction des missions du service public. L'accent doit être mis sur les critères et l'évaluation du résultat.
C'est en partant du service public et de ses objectifs que les fonctionnaires peuvent améliorer leur efficacité sociale, parce qu'ils pourront établir un lien entre ce qu'ils sont et ce qu'ils font. C'est en partant du service public, de ses finalités que tous les agents pourront retrouver une identité forte.
Or, s'il n'est pas facile de mobiliser des hommes autour des objectifs d'une usine de fabrication - beaucoup de dirigeants de grandes entreprises le reconnaissent facilement - rien n'est plus naturel et plus partagé que l'ambition du service public.
Les fonctionnaires savent qu'ils oeuvrent pour la qualité de la vie de leurs concitoyens, pour la beauté des villes, la sécurité, pour la formation des jeunes de notre pays.
Encore faut-il, par un effort de communication, par la valorisation des actions menées, replacer l'action de chacun dans les ambitions communes. Isolé dans un bureau et oublié du directeur ou du chef de bureau, l'agent public peut avoir la tentation de gérer tranquillement, sans passion et sans imagination, les dossiers qu'il se contente de recevoir passivement.
Le levier principal du changement, c'est la découverte collective des ambitions du service public et de l'usager ou plutôt des usagers. Le service public découvre qu'il sert des publics différents et les agents qui les servent en deviennent différents. Les critères de performance sont alors liés à la création de centres de responsabilité affichant de véritables projets de service et disposant d'une latitude de gestion suffisante pour être tenus à une obligation de résultat.
Je reprendrai d'un mot, en faisant écho à ce que disait M. le directeur tout à l'heure, tout ce que je viens de dire en le présentant différemment. J'ai le souvenir, quand je suis entré à l'Ecole, au début de l'année 1956, d'une école où toute notre attention était tirée, efficacement d'ailleurs (nous avions de bons maîtres, c'est sûrement toujours le cas), vers les dossiers, les programmes, les faits, les matières. Mais la relation des hommes entre eux, les fonctions d'un homme ou d'une femme ayant, dès sa sortie de l'école, une autorité hiérarchique, sur d'autres hommes ou d'autres femmes, l'histoire sociale de cette lutte contre les hiérarchies, l'histoire du mouvement syndical, la technique de la négociation sociale, la pratique des relations humaines manquaient, et, s'il ne faut pas adopter les critères de l'entreprise, il ne messied point de savoir ce qui s'y passe et comment on y traite les problèmes de gestion de ressources humaines avec plus de flexibilité que nous n'en avons.
Que cette flexibilité puisse être incorporée au service public, certes, et avec d'autres finalités, mais avec la même souplesse de gestion, me paraît tout à fait indispensable.
Bref, nous devons équilibrer notre apprentissage de la maîtrise des choses avec notre apprentissage des relations parmi les hommes et c'est le voeu que je formule.
Vous me permettrez aussi d'ajouter un mot, sur une réflexion pittoresque, mais sagace comme à son habitude, de mon vieux complice René LENOIR tout à l'heure.
Laissez-moi d'abord vous dire qu'il est mon ancien, qu'il fût mon chef de brigade, et que si ma mémoire est exacte, nous avons fait connaissance un dimanche de tournée sur le Mont Lozère. De cette amitié ancienne, il est resté beaucoup, et votre école après tout ne s'en porte pas plus mal.
Il a fait une allusion à la relation avec la politique. Je voudrais y revenir : au milieu des multiples problèmes qui assaillent notre pays - présence de communautés étrangères nombreuses, difficulté à faire vivre la ville, difficulté à vitaliser notre système scolaire, incertitude sur ce qu'est notre nation, à la grande histoire, à la glorieuse et respectable histoire, dans ce moment où nos espérances sont plutôt portées au niveau européen -, bref, on ne sait plus très bien où l'on va. Et dans ce doute et dans cette incertitude, nous observons un décalage entre nos concitoyens et la puissance publique. Derrière ce décalage, il y a beaucoup de choses qui se distinguent. Il y a un rejet de la bureaucratie, de l'administration, des énarques. Assumons-le. Il y a aussi, d'une autre façon, un certain rejet du politique ou de la politique. Les deux métiers sont grands pourtant.
Et cueillant votre propos, Monsieur le Directeur, je voudrais suggérer de restaurer la noblesse de chacun en étant très attentif à leurs différences.
Servir l'Etat, et par conséquent ceux que le suffrage universel a désignés pour le commander - des métiers nobles -, et la manière dont on le fait, a certainement beaucoup à voir avec le respect que cette manière suscite chez nos concitoyens. Choisir le combat des idées est aussi une vocation noble. Elle est dure ! Elle est ardue !
La gestion de l'Etat appelle des compétences. Elle sont sans doute moins bien réparties dans le monde de la production, et il est vrai que les produits sortant de cette école, si j'ose ce vocabulaire marchand, ont un supplément de qualification, qui, par conséquent, explique, en termes statistiques, le peuplement du Parlement et des gouvernements dans des conditions où les énarques dépassent un peu en pourcentage leur part dans la population française.
Laisser se développer par trop cette imbrication serait probablement faire courir un risque à la cohésion sociale de notre pays, sinon même à la démocratie ! Prenez garde que commander trop tôt, c'est commander sans expérience des hommes, qu'il y a là danger, que le métier, la fonction politique - mais j'aime dire le métier politique - est un vrai métier. Il est d'écoute, il est de rapprochement des citoyens, il est d'apprentissage de la contradiction qu'il peut y avoir entre des sensibilités, des intérêts et un impératif de bonne gestion ou de rigueur. Il est sage de l'apprendre sur le terrain, à la base.
Nous sommes nombreux, énarques en politique. Peu ont commencé en bas - tâcher une demi-douzaine de pantalons avec de la colle à affiches, arracher tous leurs mandats un par un - en payant leur appartenance de corps plutôt d'un préjudice que d'un avancement de carrière.
Mais je vous conseille cette voie-là si vous voulez rendre votre passage en politique respectable. En tel cas, il faut commencer tôt, ne pas se tromper de casquette et savoir que c'est risqué. C'est un métier dangereux ! Mais les parachutages sur avantage acquis au nom de la compétence et la prétention, au nom d'une capacité à faire tourner les rouages de l'Etat, à en prendre ensuite la direction, faute d'avoir appris la lourdeur de la fonction de représentation et d'écoute de l'opinion, je ne saurais trop vous les déconseiller. Je pense, d'ailleurs, que le suffrage universel est parti puissamment dans une direction qui pourrait dissuader beaucoup de s'attarder trop dans cette voie.
En tout cas, mes voeux vous accompagnent, tout du moins, sur la condition que vos choix soient clairs, précoces, et que vous sachiez qu'ils ont un prix que l'on doit assumer dès le début. Quand on entre en politique, la seule assurance, c'est qu'on y sera insulté, que c'est encore plus hasardeux du point de vue de la carrière que tout autre voie. Mais c'est le plus beau des métiers. Je ne le laisserai nier par personne.
Mon expérience de la vie sociale, associative, productive, mon expérience de maire, de ministre et de Premier ministre m'ont appris que ce qui se fait d'important passe par un travail en équipe. C'est ainsi que je conçois le travail gouvernemental comme le travail administratif.
Et cette exigence me paraît essentielle à l'heure où le monde traverse une période de tensions graves et de crises internationales. Vous êtes de futurs responsables de l'administration. Vous aurez un rôle important à jouer dans une période décisive pour notre pays.
Je compte sur vous pour exercer votre fonction dans le respect de l'indépendance, de l'équité, de la neutralité, de la responsabilité qui doivent la caractériser. Votre métier appelle le dialogue et le respect des citoyens ; il exigera également de vous des choix, des déterminations claires pour faire progresser les vraies réformes qui engagent l'avenir vers le progrès et la justice.
Monsieur le Directeur,
Mesdames, Messieurs,
Nous vivons des heures graves. La nuit prochaine expirera le délai fixé par les Nations Unies pour l'évacuation du Koweït par les forces irakiennes. L'Irak n'a toujours pas manifesté l'intention de se conformer aux résolutions du Conseil de Sécurité.
La France n'a pas ménagé ses efforts, pour qu'une solution pacifique prévale pendant qu'il en était encore temps. Mais elle ne peut se dérober à ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité. Elle ne peut accepter que la force prime le droit.
Vous, qui vous préparez au service de l'Etat, sentez le poids des responsabilités qui pèsent sur nous. Vous comprenez qu'on ne peut rester passif devant l'annexion au moyen de la force armée d'un Etat par un autre.
S'il en était autrement, ce serait la porte ouverte pour un proche avenir à d'autres annexions, à d'autres actes de guerre, alors même que nous sortons de la guerre froide et de l'affrontement qui figeait le monde dans lequel nous vivions depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Les Nations Unies ont pour la première fois peut-être, l'occasion de jouer vraiment leur rôle. Que les résolutions du Conseil de Sécurité soient bafouées, et les menaces se multiplieront.
Ce qui est en jeu, c'est la capacité de la Communauté internationale à faire respecter le droit, à dissuader tout pays d'en agresser un autre. Ce qui est en jeu, c'est la paix du monde pour votre génération.
Et si le droit n'est pas respecté au Koweït, la communauté des Nations n'aura plus vocation à le faire respecter nulle part ; or, la lecture de la carte du monde en ce moment, et l'analyse de l'événement montre que ce n'est pas qu'au Moyen-Orient que des problèmes du respect du droit se posent.
Voilà ce qui est en jeu aujourd'hui : j'ai tout de même choisi de venir vous saluer. Je ne l'avais pas fait depuis longtemps, ce n'était pas bien. C'était une infidélité à cette école, votre école, mon école. Or, la tâche de cette école, qui est en effet la formation des fonctionnaires d'autorité de l'Etat français, de la République française est fondamentale. Et je tenais pour important de souligner tout ce qu'il y a d'essentiel dans le travail qui se fait ici.
Il y a deux ans, j'ai demandé au Gouvernement de s'engager dans le renouveau du service public. Monsieur le Ministre d'Etat ici présent m'est témoin que nous ne sommes pas partis sur cette piste sans y réfléchir longuement. J'ai souvenir de quelques conversations mesurant les difficultés, la complexité, les lenteurs et les obstacles que nous rencontrerions en nous engageant dans ce chantier.
Nous avons conclu que non seulement nous ne l'éviterions pas, mais que c'était une nécessité absolue de modernisation de notre pays tout entier.
Chacun a bien conscience de la nécessité d'une adaptation de l'Etat pour accompagner ou devancer les mutations profondes que connaît la société française. Mais l'urgence de cette rénovation était restée trop longtemps occultée par un débat politique focalisé aux deux extrêmes sur la défense crispée des services publics ou sur la négation dogmatique de leur utilité et sur l'apologie systématique de la privatisation. L'Etat partout ou plus d'Etat du tout.
Nous sortons, enfin, de cette controverse stérile. Il n'était que temps. Rendre au service public la capacité de répondre aux attentes des citoyens, le faire, en tenant compte des difficultés personnelles de chaque usager : l'ambition est immense, à la hauteur de l'enjeu.
Elle ne consiste pas seulement à lutter contre la bureaucratie, mais aussi à participer à la transformation d'une société où tout pouvoir ne doit pas être laissé à l'argent. En redéfinissant de manière claire les missions de chaque service public, il s'agit d'abord de restaurer, au sein de l'Etat, les valeurs d'égalité, d'équité, de solidarité et d'intérêt général.
Ma conviction profonde c'est que l'Etat est de retour, que les services publics sont en mouvement, que le changement est en marche. Cela dit, nous découvrons chaque jour l'ampleur de la tâche qui nous attend encore :
- parce que reconnaître la fonction irremplaçable de l'entreprise dans la création de richesse ne signifie pas abdiquer devant le capitalisme sauvage ;
- parce que le bilan des expériences thatchérienne et reaganienne n'est guère enviable : des thérapeutiques brutales ont déchiré le tissu social, accru la délinquance, clochardisé les villes ;
- parce que l'éducation, la formation, la culture, la santé, l'accès à la ville sont des services collectifs essentiels. Ils concernent la qualification, l'environnement social et culturel et les conditions mêmes du développement économique.
Aujourd'hui, la ressource humaine est à la base de la réussite économique. De la qualité des services dépend la qualité de cette ressource humaine. Et vous serez en charge de cette réussite.
Tous les grands problèmes de cette fin de siècle, tous transversaux en effet, vont mobiliser le savoir faire des Etats, qu'il s'agisse de la protection de l'écosystème, ce qu'on appelle parfois notre niche écologique, si menacée, de la dette et de la pauvreté du Tiers-Monde ou du redressement économique des pays de l'Est.
L'atomisation de la société, la montée de l'individualisme, la moindre capacité d'intégration des églises et des idéologies conduisent l'Etat à être de plus en plus sollicité dans la lutte contre l'exclusion.
Le monde a besoin de plus d'organisation, de plus de régulation, la société a besoin de plus de solidarité. Le service public a donc un bel avenir devant lui. Et vous serez les acteurs du service public.
Peut-il s'agir du même service public rendu par le même Etat ?
Les missions traditionnelles de l'Etat se trouvent redéfinies par le haut, du fait de l'intégration européenne.
Nous apprenons, dans nombre de domaines, la co-souveraineté. Demain, les fonctionnaires français avec leurs collègues des douze pays de la communauté auront à organiser l'espace public européen.
Mais ces missions se trouvent également redéfinies par la décentralisation. L'émergence d'exécutifs politiques locaux est un gage de traitement des problèmes sur le terrain, c'est-à-dire là où ils se posent, mais cela ne signifie pas que l'Etat doive abdiquer.
Toujours souhaitée, annoncée, proclamée, la déconcentration n'avait jamais été réellement entreprise ni par la droite ni par la gauche. Nous sortons aujourd'hui de l'incantation et des proclamations non suivies d'effet.
Ainsi, depuis le 1er janvier, les services locaux et centraux de l'Etat bénéficient d'un budget de fonctionnement globalisé.
Et dès cette année, près de 30 % des crédits d'investissement de l'Etat seront gérés localement et non plus dans les bureaux parisiens. D'autres mesures aussi radicales, aussi décisives, sont nécessaires.
Soyez persuadés que ma lutte contre le centralisme parisien et ses excès bureaucratiques sera sans relâche et sans hésitation. J'ai une responsabilité, pas seul, mais elle est tout de même significative, dans l'engagement de notre pays dans une réflexion sur la décentralisation et sur la régionalisation. Je ne renonce à rien et je ne considère pas la tâche comme terminée.
C'est dans cet esprit également que je crois possible de réorganiser de façon satisfaisante les administrations, et de retrouver un véritable sens, localement et nationalement, à l'unité de l'Etat. Ce mouvement est d'ailleurs déjà bien engagé dans les secteurs de l'environnement, des affaires sociales, de l'équipement et de l'agriculture.
Mais, même si ces changements règlementaires sont importants, il faut tout autant modifier des habitudes et des comportements. Ce n'est pas le plus facile. Et vous êtes en première ligne pour cette rénovation des esprits.
J'avais été profondément choqué par une annonce parue dans le journal "Le Monde" en avril 1984 : 25 élèves de l'Ecole Nationale d'Administration disant aux chefs d'entreprise : "offrez-vous un énarque !" Il était bien urgent de restaurer l'esprit du service public.
J'ai eu souvent l'occasion de souligner que les fonctions productives n'étaient pas méprisables et méritaient, lorsqu'elles était correctement assumées, l'estime des Français.
Mais, convenons-en avec fierté et sans modestie, c'est dans le secteur public que se trouvent sans aucun doute les tâches les plus difficiles, et les plus nobles de la société.
Vous avez choisi de servir l'Etat et le bien public. Vous pouvez être fier de votre choix. Dans les années 80, l'entreprise a retrouvé une légitimité aux yeux des français. Les années 90 seront celles de la réhabilitation du service public - qui doit devenir, demain, une référence sociale majeure de modernité, de rationalité et d'équité et d'écoute de nos concitoyens.
L'enjeu tient d'abord à la transformation des rapports de pouvoir dans l'administration où la logique de responsabilité qui est autonomisante doit prendre le pas sur la logique de procédure qui est hiérarchique et au fond fermée. Certes, contrairement aux entreprises, les administrations ne risquent pas de faire faillite, mais beaucoup d'entre elles sont menacées de dépérissement, d'asphyxie par la rigidité de leurs structures et la lourdeur de leur fonctionnement hiérarchique.
On a vu, au cours de ces derniers mois, des catégories très différentes de fonctionnaires et de salariés manifester leur mécontentement et leurs revendications. Dans leur diversité, ces mouvements avaient une commune apparence : la revendication salariale que je peux comprendre même si cela ne conduit pas à pouvoir la satisfaire en une seule fois.
La lourdeur même de notre fonction publique à cause de son centralisme et de son unicité, de l'unicité des règles qui la conduisent, interdit une solution facile, rapide, éclatée, décentralisée.
Je veux pourtant vous dire ici, qu'il s'agit là pour le Ministre d'Etat, pour moi-même, pour tout le Gouvernement, d'un vrai souci. Et nous savons à quoi correspond le fait de choisir le secteur public après 7 ou 8 ans d'une croissance économique retrouvée, dans nos pays de libre entreprise où la croissance est productrice d'aggravation des inégalités par elle-même et mécaniquement. Il est dans la logique d'une telle organisation sociale, la seule efficiente que l'on ait trouvée à la face du monde et que bien d'autres nous envient, que les organisateurs même de cette croissance, ceux qui la tirent, chefs d'entreprise, leurs cadres les plus qualifiés, leurs techniciens les plus pointus, soient les premiers à s'en rémunérer. Vous avez fait le choix de servir l'Etat, ce ne doit pas être un choix de marginalisation sociale.
Mais cette revendication recouvre une réalité plus profonde : l'archaïsme d'un système d'organisation et de commandement fortement hiérarchisé, centralisé, opaque et, pour tout dire, inadapté à l'exigence de reconnaissance et de responsabilité de salariés de mieux en mieux formés.
L'efficacité du service public requiert un fonctionnaire impliqué, motivé, qualifié et créatif. Elle porte en elle l'exigence d'une véritable démocratie sur les lieux de travail, celle qui contribue à élaborer la bonne décision économique et sociale.
Il faut changer le travail dans la société française ; et j'ai la conviction que nous pouvons faire du service public l'exemple de cette transformation.
Les outils du renouveau sont divers : plans de modernisation, développement négocié de la formation continue, politique de l'encadrement, création de centres de responsabilité, transformation des règles financières et comptables, déconcentration des compétences et des décisions de financement, amélioration des conditions de travail dans les services, refonte de la grille de la Fonction publique, développement de la gestion prévisionnelle des effectifs, évaluation des politiques publiques...
Tous répondent aux mêmes objectifs qui sont autant de conditions d'une transformation durable dans toute organisation : définition collective et négociée des règles de gestion du personnel, développement d'un dialogue social à tous les niveaux, du sommet jusqu'à la base, prise en compte de la durée dans le processus de rénovation, volonté de changer les règles du jeu.
Mon propos n'est pas ici de reprendre en détail tous les axes de la politique que je mène, mais je voudrais cependant insister, devant vous, sur deux notions essentielles : la confiance et la bonne gestion des équipes, des hommes et des femmes qui font le service public.
La confiance doit devenir la valeur de base du fonctionnement des services publics. Or, le principe de base de notre organisation constitutionnelle et administrative, et ça se lit dans tous les textes, est la méfiance. Paul Valéry écrivait : "Je constate qu'en toute chose le contrôle aboutit à paralyser l'action". A rendre compatible avec tous nos traités de droit administratif... C'est la confiance qui permet le développement des responsabilités à tous les niveaux en matière d'exécution comme de décision.
Seul un tel climat permettra que le dialogue social, qui doit caractériser les relations de travail au sein de l'État, soit source de progrès pour les agents comme pour les usagers.
La gestion des ressources humaines - dans l'administration - ne peut en appeler aux seules techniques importées de l'entreprise privée. Nous sommes en train d'inventer une autre pratique d'encadrement, une pratique fondée sur la responsabilité publique.
Naturellement, il s'agit d'abord de prendre en compte les nouvelles qualifications, d'améliorer les déroulements de carrière, de revaloriser les rémunérations les plus faibles, de développer la formation continue de tous les agents, d'élargir le dialogue social. Tout cela, le Gouvernement l'a fait, entrepris et le continuera avec votre collaboration active, je n'en doute pas.
Mais, plus encore, cette rénovation de la gestion des hommes doit se concevoir en fonction des missions du service public. L'accent doit être mis sur les critères et l'évaluation du résultat.
C'est en partant du service public et de ses objectifs que les fonctionnaires peuvent améliorer leur efficacité sociale, parce qu'ils pourront établir un lien entre ce qu'ils sont et ce qu'ils font. C'est en partant du service public, de ses finalités que tous les agents pourront retrouver une identité forte.
Or, s'il n'est pas facile de mobiliser des hommes autour des objectifs d'une usine de fabrication - beaucoup de dirigeants de grandes entreprises le reconnaissent facilement - rien n'est plus naturel et plus partagé que l'ambition du service public.
Les fonctionnaires savent qu'ils oeuvrent pour la qualité de la vie de leurs concitoyens, pour la beauté des villes, la sécurité, pour la formation des jeunes de notre pays.
Encore faut-il, par un effort de communication, par la valorisation des actions menées, replacer l'action de chacun dans les ambitions communes. Isolé dans un bureau et oublié du directeur ou du chef de bureau, l'agent public peut avoir la tentation de gérer tranquillement, sans passion et sans imagination, les dossiers qu'il se contente de recevoir passivement.
Le levier principal du changement, c'est la découverte collective des ambitions du service public et de l'usager ou plutôt des usagers. Le service public découvre qu'il sert des publics différents et les agents qui les servent en deviennent différents. Les critères de performance sont alors liés à la création de centres de responsabilité affichant de véritables projets de service et disposant d'une latitude de gestion suffisante pour être tenus à une obligation de résultat.
Je reprendrai d'un mot, en faisant écho à ce que disait M. le directeur tout à l'heure, tout ce que je viens de dire en le présentant différemment. J'ai le souvenir, quand je suis entré à l'Ecole, au début de l'année 1956, d'une école où toute notre attention était tirée, efficacement d'ailleurs (nous avions de bons maîtres, c'est sûrement toujours le cas), vers les dossiers, les programmes, les faits, les matières. Mais la relation des hommes entre eux, les fonctions d'un homme ou d'une femme ayant, dès sa sortie de l'école, une autorité hiérarchique, sur d'autres hommes ou d'autres femmes, l'histoire sociale de cette lutte contre les hiérarchies, l'histoire du mouvement syndical, la technique de la négociation sociale, la pratique des relations humaines manquaient, et, s'il ne faut pas adopter les critères de l'entreprise, il ne messied point de savoir ce qui s'y passe et comment on y traite les problèmes de gestion de ressources humaines avec plus de flexibilité que nous n'en avons.
Que cette flexibilité puisse être incorporée au service public, certes, et avec d'autres finalités, mais avec la même souplesse de gestion, me paraît tout à fait indispensable.
Bref, nous devons équilibrer notre apprentissage de la maîtrise des choses avec notre apprentissage des relations parmi les hommes et c'est le voeu que je formule.
Vous me permettrez aussi d'ajouter un mot, sur une réflexion pittoresque, mais sagace comme à son habitude, de mon vieux complice René LENOIR tout à l'heure.
Laissez-moi d'abord vous dire qu'il est mon ancien, qu'il fût mon chef de brigade, et que si ma mémoire est exacte, nous avons fait connaissance un dimanche de tournée sur le Mont Lozère. De cette amitié ancienne, il est resté beaucoup, et votre école après tout ne s'en porte pas plus mal.
Il a fait une allusion à la relation avec la politique. Je voudrais y revenir : au milieu des multiples problèmes qui assaillent notre pays - présence de communautés étrangères nombreuses, difficulté à faire vivre la ville, difficulté à vitaliser notre système scolaire, incertitude sur ce qu'est notre nation, à la grande histoire, à la glorieuse et respectable histoire, dans ce moment où nos espérances sont plutôt portées au niveau européen -, bref, on ne sait plus très bien où l'on va. Et dans ce doute et dans cette incertitude, nous observons un décalage entre nos concitoyens et la puissance publique. Derrière ce décalage, il y a beaucoup de choses qui se distinguent. Il y a un rejet de la bureaucratie, de l'administration, des énarques. Assumons-le. Il y a aussi, d'une autre façon, un certain rejet du politique ou de la politique. Les deux métiers sont grands pourtant.
Et cueillant votre propos, Monsieur le Directeur, je voudrais suggérer de restaurer la noblesse de chacun en étant très attentif à leurs différences.
Servir l'Etat, et par conséquent ceux que le suffrage universel a désignés pour le commander - des métiers nobles -, et la manière dont on le fait, a certainement beaucoup à voir avec le respect que cette manière suscite chez nos concitoyens. Choisir le combat des idées est aussi une vocation noble. Elle est dure ! Elle est ardue !
La gestion de l'Etat appelle des compétences. Elle sont sans doute moins bien réparties dans le monde de la production, et il est vrai que les produits sortant de cette école, si j'ose ce vocabulaire marchand, ont un supplément de qualification, qui, par conséquent, explique, en termes statistiques, le peuplement du Parlement et des gouvernements dans des conditions où les énarques dépassent un peu en pourcentage leur part dans la population française.
Laisser se développer par trop cette imbrication serait probablement faire courir un risque à la cohésion sociale de notre pays, sinon même à la démocratie ! Prenez garde que commander trop tôt, c'est commander sans expérience des hommes, qu'il y a là danger, que le métier, la fonction politique - mais j'aime dire le métier politique - est un vrai métier. Il est d'écoute, il est de rapprochement des citoyens, il est d'apprentissage de la contradiction qu'il peut y avoir entre des sensibilités, des intérêts et un impératif de bonne gestion ou de rigueur. Il est sage de l'apprendre sur le terrain, à la base.
Nous sommes nombreux, énarques en politique. Peu ont commencé en bas - tâcher une demi-douzaine de pantalons avec de la colle à affiches, arracher tous leurs mandats un par un - en payant leur appartenance de corps plutôt d'un préjudice que d'un avancement de carrière.
Mais je vous conseille cette voie-là si vous voulez rendre votre passage en politique respectable. En tel cas, il faut commencer tôt, ne pas se tromper de casquette et savoir que c'est risqué. C'est un métier dangereux ! Mais les parachutages sur avantage acquis au nom de la compétence et la prétention, au nom d'une capacité à faire tourner les rouages de l'Etat, à en prendre ensuite la direction, faute d'avoir appris la lourdeur de la fonction de représentation et d'écoute de l'opinion, je ne saurais trop vous les déconseiller. Je pense, d'ailleurs, que le suffrage universel est parti puissamment dans une direction qui pourrait dissuader beaucoup de s'attarder trop dans cette voie.
En tout cas, mes voeux vous accompagnent, tout du moins, sur la condition que vos choix soient clairs, précoces, et que vous sachiez qu'ils ont un prix que l'on doit assumer dès le début. Quand on entre en politique, la seule assurance, c'est qu'on y sera insulté, que c'est encore plus hasardeux du point de vue de la carrière que tout autre voie. Mais c'est le plus beau des métiers. Je ne le laisserai nier par personne.
Mon expérience de la vie sociale, associative, productive, mon expérience de maire, de ministre et de Premier ministre m'ont appris que ce qui se fait d'important passe par un travail en équipe. C'est ainsi que je conçois le travail gouvernemental comme le travail administratif.
Et cette exigence me paraît essentielle à l'heure où le monde traverse une période de tensions graves et de crises internationales. Vous êtes de futurs responsables de l'administration. Vous aurez un rôle important à jouer dans une période décisive pour notre pays.
Je compte sur vous pour exercer votre fonction dans le respect de l'indépendance, de l'équité, de la neutralité, de la responsabilité qui doivent la caractériser. Votre métier appelle le dialogue et le respect des citoyens ; il exigera également de vous des choix, des déterminations claires pour faire progresser les vraies réformes qui engagent l'avenir vers le progrès et la justice.