Texte intégral
P. POIVRE d'ARVOR - Monsieur le Premier ministre bonsoir. On va vous parler d'un certain nombre de dossiers chauds, assez brûlants même, à dix jours de la Conférence nationale sur l'emploi du 10 octobre. Et on va commencer par les 35 heures. Monsieur le Premier ministre, êtes-vous bien sûr que ces 35 heures peuvent être créatrices d'emplois ?
L. JOSPIN - "Notre premier objectif, de toute façon, ça doit être l'emploi. On ne peut pas rester avec les taux de chômage que nous avons aujourd'hui. Alors, on sait qu'on va créer d'abord des emplois si on a plus de croissance, on espère une croissance plus forte à partir de 1998, mais avec un taux de croissance de 3 %, pendant cinq ans, on ne diminue le chômage par an que de 70 000 personnes."
Et à supposer que la croissance reste à 3 % ?
"Ca, c'est l'objectif.Ca dépend de décisions internationales multiples, mais c'est aussi l'objectif de notre politique budgétaire dont nous parlerons peut-être après, de faire qu'on ne casse pas cette croissance dont tout le monde nous dit qu'elle sera là l'année prochaine. Mais la croissance elle-même ne suffit pas à créer des emplois. Donc, par d'autres moyens, sauf à baisser les bras, il faut chercher des créations d'emplois. C'est l'objectif du plan Emplois-Jeunes, c'est l'objectif du Sommet sur l'emploi que nous avons obtenu de nos partenaires européens et qui se tiendra à Luxembourg en novembre, et c'est l'objectif d'un travail avec l'ensemble des partenaires sociaux, sur la diminution du temps de travail."
Je relisais tout à l'heure les 101 propositions du candidat Mitterrand, c'était il y a 16 ans de cela, en 1981, et il y avait déjà dans la proposition 23 les 35 heures, et ça ne s'est toujours pas fait, malgré deux septennats socialistes. Vous pensez vraiment qu'un jour ça peut se faire ?
"C'est justement pourquoi il faut le faire. Et l'objectif de la Conférence du 10 octobre, c'est justement de voir, avec les partenaires, à la fois les représentants des syndicats, les représentants du patronat comment l'emploi peut être la première priorité de nos décisions économiques. Puisque la croissance ne suffit pas, il faut utiliser la diminution du temps de travail, moyennant un certain nombre de conditions bien sûr."
Alors, ça n'a pas été facile de les réunir...
"Elles ne sont pas encore réunies puisque c'est le 10 octobre. Mais vous voulez toujours traiter les événements une dizaine de jours avant qu'ils se produisent."
Non, non. Le CNPF vient de dire aujourd'hui qu'il irait finalement, malgré les positions assez tranchées sur, justement, les 35 heures. Il est hostile à la fixation d'une loi-cadre et d'une date butoir, alors que L. Viannet, ce matin, à la fois sur Europe 1, dans le Parisien, a répété qu'il fallait absolument d'abord cette loi-cadre pour commencer les négociations, et ensuite une date butoir pour les finir, et au milieu un petit constat d'étape. Entre les deux, comment vous allez réussir à tenir, à passer par cette voie étroite ?
"Mon objectif, moi, c'est l'intérêt général. C'est ça la réponse d'un gouvernement digne de ce nom, face à des intérêts contradictoires, et qui, tous, peuvent apparaître comme légitimes : les entreprises qui ne veulent pas que leurs coûts de production soient accrus, en tout cas trop vite, et sans compensations de telle ou telle nature, par exemple dans l'organisation du travail ; et les salariés qui n'ont nullement l'intention d'accepter une baisse de leur salaire pour avoir une diminution du temps de travail, puisque leur part, la part des salaires dans le revenu national déjà, a trop baissé au cours des dix dernières années. Alors, qu'est-ce qui permet de passer par ce chemin étroit comme vous dites ? Eh bien d'abord, le sentiment que vous défendez l'intérêt général, de votre pays. Et que l'ensemble des acteurs doivent se mettre autour de la table pour faire des efforts en allant dans ce sens. Et puis des éléments concrets. C'est d'abord le temps : il ne s'agit pas de passer aux 35 heures tout de suite, immédiatement. C'est ensuite l'impulsion de l'Etat : il fixe un cas, c'est son aide ; il peut donner des incitations fiscales à certaines entreprises qui auront plus de difficultés, qui seront plus exposées, ou surtout qui passeront plus vite à l'objectif. Et puis, c'est aussi la négociation. Parce que, moi, ce qui me réjouit dans cette Conférence, c'est que, à nouveau on retrouve un Gouvernement qui a le souci de rencontrer les partenaires sociaux et de leur proposer des grands objectifs. C'est la démarche du Gouvernement que je conduis."
Alors, vous dites "impulsion de l'Etat", ça c'est un mot. Dans la traduction, est-ce que ça va être une loi-cadre, comme a l'air de le souhaiter abondamment, notamment votre ministre de l'Emploi, M. Aubry ? Ou est-ce que, comme le suggère D. Strauss-Kahn, son collègue de l'Economie et des Finances, on peut passer, faire, sur une loi-balai, une loi qui vienne un peu plus tard, une fois que toutes les négociations auront lieu, branche par branche ?
"J'ai travaillé samedi après-midi, dernier..."
Avec les deux ?
"Trois ou quatre heures, ils étaient trois, il y avait même le ministre du Budget, C. Sautter, et puis un certain nombre de nos conseillers, pour élaborer une position qui nous est commune. Le Gouvernement présentera une position commune. Je souris un peu quand j'entends qu'on prête à tel ou tel, une position. Et d'ailleurs cet ensemble..."
C'est pas un pragmatique et une dogmatique, non ? Ou une dogmatique et un pragmatique ?
"Non, non, non. M. Aubry est la maîtresse d'oeuvre de cette Conférence, même si c'est naturellement moi qui fais faire les propositions au nom du Gouvernement. Elle multiplie les contacts avec l'ensemble des organisations concernées, mais c'est ensemble, M. Aubry et D. Strauss-Kahn, qu'ils présenteront, le vendredi, le 3 octobre, parce que cette Conférence on la prépare sérieusement, et ce Gouvernement essaye de travailler sérieusement, qu'ils présenteront à l'ensemble des organisations syndicales, disons aux numéros deux, aux responsables économiques, des organisations syndicales et du patronat, le diagnostic économique sur la base duquel on peut faire des propositions. Et pardonnez-moi, P. Poivre d'Arvor, mais..."
C'est pas ici que vous allez nous annoncer ce que vous allez leur dire...
"Voilà, j'ai promis... Vouloir discuter, négocier, trouver des compromis avec des partenaires, c'est d'abord les respecter. Et donc, c'est à eux que, le 10 octobre prochain, je ferai mes propositions au nom du Gouvernement."
Il y a une autre piste qui est explorée : c'est la chasse aux heures supplémentaires injustifiées. Je crois que c'était une des propositions que vous faisiez à l'Assemblée. Il y a un document du ministère de l'Emploi, aujourd'hui, qui a prouvé qu'au fond, si on arrivait vraiment aux 39 heures, mais pas d'heures supplémentaires, ça créerait entre 108 000 ou 230 000 autres emplois. Est-ce qu'il y a quelque chose à gratter de ce côté-là, ou vous ne l'explorerez pas, cette voie-là ?
"Mais la question des heures supplémentaires sera sur la table, certainement, y compris parce que, si la durée légale du travail... puisque je rappelle qu'il s'agit de la durée légale, il ne s'agit pas de la durée réelle : on n'impose pas aux entreprises de ne travailler que 35 heures ou 36 heures, ou aujourd'hui 39 heures ; la durée légale aujourd'hui est à 39 heures ; la durée effective est en gros à 41 heures aujourd'hui en France. Bien ! Et donc, à partir du moment où on est au-dessus de la durée légale, on rentre dans le jeu des heures supplémentaires. Je pense que ce dossier des heures supplémentaires fera partie de la discussion. Mais toute la question par exemple de la réorganisation des processus de production, pour que les entreprises regagnent en productivité, par exemple, ce qu'elles pourraient perdre en termes de coûts de production, ça aussi..."
Elles disent à peu près 11,5 % de perdus, si on passe de 39 à 35 heures.
"Oui, mais de toute façon, comme je vous dis, et en admettant que cela se fasse, ça ne fera pas du jour au lendemain, d'une part. D'autre part, on constate que les nouveaux employés qu'on embauche, quand on doit embaucher parce que la durée légale diminue, sont des employés plus jeunes. Ils sont payés donc moins cher que ceux qui sont en fin de période, et donc le coût est en réalité moindre. Mais de toute façon, ne nous engageons pas dans cette discussion dès maintenant, parce que, c'est progressivement qu'on ira vers cet objectif des 35 heures qui reste celui du Gouvernement. Et je souhaite, moi, que le patronat, comme les représentants des salariés s'engagent dans cette grande cause nationale qu'est l'emploi, de même sur les emplois-jeunes, parce qu'on reparlera des emplois-jeunes dans la Conférence du 10 octobre."
On peut faire mieux que les 350 000 que vous avez promis, que vous avez déjà engagés ?
"Les 350 000 que nous avons promis sont dans le champ public au sens large, même s'il ne s'agit pas d'emplois de la fonction publique en aucun cas. Et le Gouvernement montre qu'il tient ses promesses. Nous avons travaillé pendant l'été, y compris avec des gens de terrain, y compris avec les parlementaires, et nous avons fait passer en première lecture, à l'Assemblée, notre projet de loi. Et la conception même de ces emplois est prête et va pouvoir démarrer dans un certain nombre de secteurs, notamment l'éducation, la sécurité, par exemple, la présence d'effectifs dans les quartiers difficiles, dans le domaine de la justice ; mais dans bien d'autres secteurs encore ! Donc, nous tenons nos engagements sur ce terrain. Et nous souhaitons que le patronat, eh bien, lui-même s'engage sur cette voie et se concentre sur cette grande cause nationale. Parce que, honnêtement, face à la responsabilité des chefs d'entreprise, la difficulté de leur métier, bien sûr, et l'attente des Français, ils ne peuvent pas se contenter de dire non. Donc, il faut qu'ils soient eux-mêmes en situation et en volonté de propositions."
Etes-vous bien sûr qu'en vous en prenant financièrement à ces familles qui ont des gardes d'enfants à domicile, vous fassiez le bon choix ?
"Attendez. Je voudrais quand même rappeler, puisqu'on dit qu'existait, pour une fois, une mesure intelligente, que c'est nous l'avions mise en place M. Aubry précisément."
Depuis 1991, cela a créé 235 000 emplois.
"C'était 25 000, le plafond, pour pouvoir en bénéficier. M. Balladur en 1994 a fait passer ce plafond à 90 000. Nous proposons, simplement, non pas de le redescendre à la mesure initiale qui était de 25 000, mais à 45 000. Je ne peux pas laisser dire que cela touche les familles modestes. Cela va toucher 66 000 familles. Il y a 15 millions de familles en France. Cela veut dire que va être touché 0,25 % des familles. Donc, il n'y a pas de raison que l'on aide davantage des familles pour prendre quelqu'un qui reste à domicile que des familles beaucoup plus modestes pour la crèche ou pour des haltes-garderies."
Dans ces familles, il y en a 65 % qui ont des revenus inférieurs à 30 000 francs. Ce sont des revenus très confortables, mais c'est jamais que deux tiers des Français.
"Le revenu moyen d'une famille en France, c'est environ 13 700 francs. Le revenu moyen du salarié, c'est environ 11 000 francs. On est donc largement au-dessus de cette catégorie. Quand on dit que ne seront touchées que 66 000 personnes, et par la remise en cause du plafond tel qu'il est calculé aujourd'hui, que cela touche 0,25 % des familles, on ne peut pas me dire que ça touche des familles de la classe moyenne. Je crois au contraire que ces classes moyennes, l'ensemble de nos mesures les avantage. Qu'est-ce qui caractérise ces classes moyennes, indépendamment de ces questions de revenus ? C'est des hommes et des femmes qui vivent pour l'essentiel de leur travail, salarié pour la plupart du temps, puisque 80 % de la population active en France est maintenant salariée, 85 %, et qui sont profondément attachés à une valeur essentielle, parmi bien d'autres : la valeur de la promotion sociale. Ils croient au travail ; ils croient au progrès par le travail, pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
A partir du moment où nous favorisons l'éducation ; à partir du moment où nous favorisons la culture, la recherche ; à partir du moment où nous créons des centaines de milliers d'emplois pour les jeunes, y compris pour des jeunes relativement qualifiés, qui sont souvent leurs enfants ; à partir du moment où nous commençons à mettre en cause ce qu'on appelle les niches fiscales, c'est-à-dire la façon qu'ont de tourner l'impôt, conseillées par des conseillers fiscaux, des catégories toutes petites de la population en utilisant différents moyens, on aide les familles de la classe moyenne parce que, elles, elles payent leurs impôts. Donc, lorsqu'on diminue les privilèges indus dans le maquis de la fiscalité, d'un certain nombre de toutes petites catégories fiscales, en réalité, on allège la charge qui pèsera sur les classes moyennes. Enfin, quand on transfère les cotisations salariées pour la maladie sur la CSG, on sait tous, on l'a dit maintenant, et c'est reconnu, que cela provoquera un transfert de pouvoir d'achat d'environ 1 % en faveur des salariés, qui profitera à ce qu'on appelle la classe moyenne. C'est une ruse classique de l'histoire que de toutes petites catégories essayent d'amalgamer leur situation avec des catégories plus larges pour leur faire penser qu'elles sont touchées afin d'en ressentir l'effet de protection."
L'écart est différent selon que l'on est dans une grande ville, à Paris...
"Certainement, mais c'est d'ailleurs pour tenir compte d'un certain nombre de problèmes que nous avons augmenté le plafond, par exemple pour les familles de trois enfants, par exemple pour les familles où les deux membres de la famille travaillent. Donc, nous tenons compte des préoccupations qui nous ont été exprimées par l'Union nationale des associations familiales, dont j'ai reçu le président."
S. Veil disait tout à l'heure que le Gouvernement prenait des mesures contre l'emploi des femmes. Elle faisait allusion à tous ces effets pervers qui vont consister à ne plus employer de nounou, ou de la payer au noir. Toutes choses qui sont des retours en arrière, non ?
"Il me semble que ceux qui envisageaient de faire un retour en arrière sont ceux qui voulaient mettre une allocation parentale de façon à ce que les femmes reviennent au foyer. Ca alors, c'était à contre-courant de l'évolution des moeurs, des attitudes, et de l'envie d'indépendance et de réalisation par le travail, des femmes. Ce n'est pas du tout notre approche. En réalité, nous sommes en train de préparer un budget qui est destiné à favoriser la croissance et l'emploi. Comme nous avons hérité d'une ardoise de la part du gouvernement précédent... Quand même, je voudrais le rappeler ici : quelle a été la raison principale de la dissolution, qui a abouti aux élections, qui a abouti à la mise en place du Gouvernement que je dirige ? C'était l'idée que le budget de 1998, celui que nous sommes en train de présenter aux Français, était impossible à faire."
Vous en êtes sûr ? Cela n'a pas été présenté comme ça par le Président de la République quand il a annoncé la dissolution. Il n'a pas dit : je ne vais pas réussir à boucler le budget 98...
"C'est pour ça qu'on n'a pas tout à fait compris pourquoi il avait voulu dissoudre, ce qui a eu un certain nombre de conséquences. On disait que la situation serait tellement difficile après qu'il fallait la devancer et qu'il fallait faire les élections avant. Nous, nous héritons de cette situation. Nous héritons de comptes publics qui étaient en dérive. Vous savez que nous avons fait faire un audit en juillet qui a montré qu'au lieu d'être à 3 % pour le budget 1997, nous étions à 3,6 %. Pour préparer le budget 1998, il nous manquait les 40 milliards, c'est-à-dire les 0,4 % de France Télécom, c'est-à-dire des sommes que l'Etat a pris sur les fonds de retraite à France Télécom, et qu'on ne pouvait faire qu'en une seule fois. Donc, quand D. Strauss-Kahn, C. Sautter et moi-même avons préparé avec le Gouvernement le budget de 1998, nous démarrions à 4 %. Il faut être à 3 % parce que nous voulons tenir nos engagements européens, mais nous voulons aussi être à 3 % parce qu'au-delà de 3 % de déficit de l'Etat, de la Sécurité sociale, on fait de la dette. Si la France continue de s'endetter, elle limite la possibilité d'interventions, notamment de l'Etat et du Gouvernement dans les dépenses publiques. Donc, nous avons dû réduire ce budget. Nous l'avons réduit en le faisant de façon équitable, c'est-à-dire en équilibrant ce qui est demandé au capital et ce qui est demandé au travail, en équilibrant ce qui est demandé aux impôts directs et aux impôts indirects. Le précédent gouvernement avait chargé à fond les impôts indirects, augmenté la TVA, donc touché toutes les familles, donc ponctionné 95 milliards sur les ménages. Nous, les sommes que nous prélevons sur les ménages dans ce budget représentent 6 milliards environ. On voit tout à fait la différence de la politique qui est suivie."
Et tout ceci, vous l'avez dit au Président de la République, quand il vous a fait les remarques au Conseil des ministres : "Attention aux familles", "faites bien garde aux conséquences" ?
"L'allusion aux raisons de la dissolution et la difficulté de faire ce budget dans les conditions qui nous étaient laissées, oui, bien sûr, je le lui ai dit. C'est pourquoi un budget qui était, paraît-il, impossible, ne peut pas être non plus tout à fait un budget indolore. Mais en même temps, les dépenses publiques ne vont pas augmenter plus vite que les prix ; en même temps, les prélèvements obligatoires ne vont pas augmenter, mais légèrement baisser ; en même temps, ce budget est centré sur une priorité : l'emploi et l'accompagnement de la croissance qui, espérons-le, sera au rendez-vous en 1998. Donc, je pense que les Français comprennent à la fois la difficulté qui était notre tâche, et notre volonté d'équilibrer les efforts, avec ensuite une certain nombre de priorités. Parce que là, on parle des recettes, il faudrait parler de ce à quoi elles servent. C'est-à-dire les dépenses : priorité à l'éducation, priorité à la justice, priorité à la recherche, priorité à l'emploi, naturellement, je l'ai déjà dit, priorité aussi à la sécurité. Donc, un budget qui prépare l'avenir, qui équilibre les efforts, et dont je pense que les Français le reconnaîtront comme tel."
Avez-vous apprécié que le Président vous tance, depuis la Russie, à travers une interview à la télévision russe ?
"Ma fonction, c'est de gouverner, ce n'est pas d'échanger des propos avec le Président de la République, sauf dans le cadre des entretiens que nous pouvons avoir. J'ai été formé aux questions internationales, d'abord par ma formation initiale professionnelle, mais aussi aux côtés de F. Mitterrand. C'est vrai qu'une des premières choses qu'il m'avait dites, quand je l'accompagnais dans ses voyages, il y a très longtemps maintenant, il y a plus de vingt ans, c'était : vous savez, L. Jospin, il ne faut jamais parler de politique intérieure française et encore moins critiquer son Gouvernement depuis l'étranger. C'est vrai que c'est une règle que j'ai toujours respectée depuis."
A part cela, la cohabitation se passe bien entre vous deux ?
"Elle se passe de façon tout à fait correcte, on pourrait même dire cordiale, dans les rapports personnels. Le Président de la République a le droit de s'exprimer. Lorsque le Gouvernement, dans tel ou tel champ ministériel, estimera que telle ou telle remarque n'est pas fondée, ou en tout cas mérite une réponse, ces réponses seront faites. Quant à moi, je m'attacherai essentiellement à ma tâche qui est de gouverner."
On évoquait tout à l'heure les niches fiscales. Vous ne vous en prenez pas aux avantages de la loi Pons. En revanche, vous vous en prenez à l'assurance-vie qui représentait une sorte de capital-retraite pour un certain nombre de Français, un Français sur deux ?
"Non. Nous nous attachons uniquement à mettre en cause les privilèges excessifs. Il n'est pas normal que la majeure partie des Français qui paient l'impôt, puisque la moitié en gros ne le paient pas, parce que les revenus sont en-dessous, mais il n'est pas normal que les hommes et les femmes qui paient l'impôt, qui ne peuvent pas se soustraire à l'impôt, voient des catégories très particulières, généralement limitées, réaliser une sorte d'évasion du fisc, si vous voulez, une sorte d'évasion fiscale par des procédures ou des procédés qui sont légaux, mais que les gouvernements de droite ont laissé se développer, parce qu'ils favorisent plutôt certaines catégories. Nous, notre objectif, il est, par notre politique, naturellement de traiter les problèmes du pays, de préparer l'avenir, mais il est de le faire en essayant de prendre en préoccupation les problèmes des classes moyennes et des classes populaires. C'est ça qui fait que nous sommes un gouvernement de gauche, mais c'est aussi ça qui nous permettra, parce que ça concerne le plus grand nombre, de mieux servir l'intérêt général, me semble-t-il."
Quand vous nous parlez de croissance à 3 %, pardonnez-moi de vous poser la question si crûment, qu'est-ce que vous en savez, parce que les experts changent tellement de langage selon qu'on est au mois de janvier, mars. Vous êtes sûr qu'on va aller vers cette croissance à 3 %, en 98 ?
"Toutes les prévisions le disent. L'évolution et l'analyse de la situation internationale permettent de le penser. Le cours du dollar est quelque chose qui nous favorise. Il y a certainement une part de pari. Mais honnêtement, pour le Gouvernement, aujourd'hui, qui pense raisonnablement qu'il va avoir la croissance l'année prochaine, est-ce que sa politique budgétaire doit consister à la casser, ou est-ce que son esprit de responsabilité doit consister au contraire à l'accompagner et à faire qu'elle soit possible ? C'est la politique qui est la nôtre."
Il y a un aspect psychologique dans tout ça. Vous pensez qu'à un moment donné la confiance va naître de la croissance, et la croissance de la confiance ?
"Dans les comportements des hommes et des femmes, dans les comportements des acteurs économiques, il y a des données qui relèvent effectivement de la psychologie. Pourquoi nous gouvernons différemment du gouvernement précédent ? D'abord parce que nous considérons que nous n'avons pas à faire la leçon aux Français. Nous avons à les écouter, nous avons à dialoguer avec leurs représentants. Nous avons à leur expliquer la réalité telle que nous la voyons, de bonne foi, de façon intellectuellement honnête. Les hommes et les femmes qui composent ce Gouvernement ne sont pas différents par leur essence de la masse des Français. Ils travaillent et ils travaillent beaucoup. Et je crois que cette façon d'être, cette façon de se comporter, effectivement, contribue à redonner confiance. Confiance dans l'action publique, confiance dans la vie politique. Et ça, c'est tout à fait indispensable pour que les Français retrouvent le moral, et donc utilisent l'ensemble de leurs capacités dans la bataille économique mondiale. Ils doivent aussi être conscients que ce Gouvernement n'est en aucun cas passif devant la mondialisation, devant l'ultralibéralisme et l'ultracapitalisme. La mondialisation existe, nous le savons, mais nous pensons qu'il y a place en France, en Europe, pour continuer à développer un certain modèle de société, un certain modèle de civilisation. Et donc, je crois que les Français sentent cette volonté et ce travail. Cette façon de traiter les problèmes les uns après les autres, et puis cette façon de faire avancer nos engagements : le programme Jeunes, la Conférence sur l'emploi, la lutte contre le cumul des mandats bientôt, l'indépendance de la justice. Dans tous les domaines, nous essayons d'avancer."
Puisqu'on parle de mondialisation, deux questions sur la politique étrangère. D'abord, avez-vous donné votre aval au pétrolier Total qui a signé un accord important avec l'Iran, ce qui irrite beaucoup les Etats-Unis, qui parlent de rétorsions possibles ? Dans une interview au Monde, le PDG de Total a affirmé qu'il disposait de votre soutien.
"Les entreprises privées, françaises ou étrangères, décident librement de leurs investissements. Elles ne sont pas contrôlées par nous, et c'est le cas de Total. Je pense, surtout dans un Iran où après l'élection récente du Président de la République, qui est une figure nouvelle, un peu différente, où s'esquisse peut-être une évolution que nous souhaitons, qu'il est bon que les entreprises françaises ne soient pas forcément les dernières. Et ça n'est pas parce que le Congrès américain, le Sénat américain, les parlementaires américains prennent des lois pour les Américains que celles-ci doivent s'adresser aux Français et aux entreprises françaises. Cette fameuse loi d'Amato est peut-être valable pour les Américains..."
C'est la loi qui interdit de commercer avec les pays terroristes.
"Oui, enfin, avec les pays pour lesquels les Etats-Unis ont décidé qu'il y avait embargo. Mais, les Nations unies n'ont pas décidé de mettre un embargo sur l'Iran, comme par exemple ils l'ont fait sur l'Irak, par une décision des Nations unies. Cette très grande entreprise française a la possibilité de remporter de grands contrats. Personnellement je m'en réjouis. Par ailleurs, j'espère que ce régime iranien va continuer à évoluer. Quand il s'agit d'être solidaires de nos amis allemands, par exemple, nous n'avons plus notre ambassadeur actuellement en Iran parce que nous sommes solidaires de l'ambassadeur allemand qui a été sanctionné en quelque sorte par les autorités iraniennes, eh bien, je considère que nous devons le faire. Et en tous cas, ça c'est une question de principe absolu, les lois américaines s'appliquent aux Etats-Unis, elles ne s'appliquent pas en France. Et l'ensemble de la communauté économique européenne, de l'Union européenne, est solidaire de la position qui est la nôtre parce que personne n'accepte l'idée que les Etats-Unis puissent faire passer maintenant leurs lois à l'échelle mondiale. Sinon alors, la planète aurait changé de visage et nous ne serions plus la vieille nation indépendante que nous sommes."
Là, on vous sent très vigoureux. En revanche, dès qu'il s'agit de parler de l'Algérie, tous les gouvernements français, de gauche ou de droite, semblent être extrêmement gênés pour condamner ce qui se passe là-bas, et surtout pour montrer les responsables.
"Mais je suis, sinon à l'aise, en tout cas net dans le cas qui vient de précéder parce que la situation est claire. On peut l'exposer très clairement. Dans le cas de l'Algérie, la très grande difficulté, c'est que nous ne savons pas comprendre ce qui se passe véritablement en Algérie. Nous voyons bien une terreur affreuse, une violence scandaleuse qui se développent contre la population, mais il est extrêmement difficile d'identifier ce qui se passe. Nous ne sommes pas au moment du Chili de Pinochet, si vous voulez, où des démocrates lutteraient contre un pouvoir dictatorial. Nous sommes contre une opposition fanatique et violente qui lutte contre un pouvoir qui, lui-même, utilise d'une certaine façon la violence et la force de l'Etat. Alors, nous sommes obligés d'être effectivement assez prudents. D'autant plus prudents, pardonnez-moi, que là où je suis, au Gouvernement, et ce sont des questions dont je discute avec le ministre des Affaires étrangères et le ministère de l'Intérieur , je dois aussi penser quand même aux Français. Nous avons déjà été frappés, et je dois veiller à ces questions, c'est ma responsabilité. Mais je suis pour que notre solidarité, la solidarité des intellectuels, des universités, la solidarité du Gouvernement, par exemple en assouplissant pour tous ceux qui craignent pour leur vie en Algérie, la politique des visas. Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C'est lourd de dire cela. Mais vous comprendrez aussi pourquoi il est de ma responsabilité de le dire."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 7 janvier 2002)
L. JOSPIN - "Notre premier objectif, de toute façon, ça doit être l'emploi. On ne peut pas rester avec les taux de chômage que nous avons aujourd'hui. Alors, on sait qu'on va créer d'abord des emplois si on a plus de croissance, on espère une croissance plus forte à partir de 1998, mais avec un taux de croissance de 3 %, pendant cinq ans, on ne diminue le chômage par an que de 70 000 personnes."
Et à supposer que la croissance reste à 3 % ?
"Ca, c'est l'objectif.Ca dépend de décisions internationales multiples, mais c'est aussi l'objectif de notre politique budgétaire dont nous parlerons peut-être après, de faire qu'on ne casse pas cette croissance dont tout le monde nous dit qu'elle sera là l'année prochaine. Mais la croissance elle-même ne suffit pas à créer des emplois. Donc, par d'autres moyens, sauf à baisser les bras, il faut chercher des créations d'emplois. C'est l'objectif du plan Emplois-Jeunes, c'est l'objectif du Sommet sur l'emploi que nous avons obtenu de nos partenaires européens et qui se tiendra à Luxembourg en novembre, et c'est l'objectif d'un travail avec l'ensemble des partenaires sociaux, sur la diminution du temps de travail."
Je relisais tout à l'heure les 101 propositions du candidat Mitterrand, c'était il y a 16 ans de cela, en 1981, et il y avait déjà dans la proposition 23 les 35 heures, et ça ne s'est toujours pas fait, malgré deux septennats socialistes. Vous pensez vraiment qu'un jour ça peut se faire ?
"C'est justement pourquoi il faut le faire. Et l'objectif de la Conférence du 10 octobre, c'est justement de voir, avec les partenaires, à la fois les représentants des syndicats, les représentants du patronat comment l'emploi peut être la première priorité de nos décisions économiques. Puisque la croissance ne suffit pas, il faut utiliser la diminution du temps de travail, moyennant un certain nombre de conditions bien sûr."
Alors, ça n'a pas été facile de les réunir...
"Elles ne sont pas encore réunies puisque c'est le 10 octobre. Mais vous voulez toujours traiter les événements une dizaine de jours avant qu'ils se produisent."
Non, non. Le CNPF vient de dire aujourd'hui qu'il irait finalement, malgré les positions assez tranchées sur, justement, les 35 heures. Il est hostile à la fixation d'une loi-cadre et d'une date butoir, alors que L. Viannet, ce matin, à la fois sur Europe 1, dans le Parisien, a répété qu'il fallait absolument d'abord cette loi-cadre pour commencer les négociations, et ensuite une date butoir pour les finir, et au milieu un petit constat d'étape. Entre les deux, comment vous allez réussir à tenir, à passer par cette voie étroite ?
"Mon objectif, moi, c'est l'intérêt général. C'est ça la réponse d'un gouvernement digne de ce nom, face à des intérêts contradictoires, et qui, tous, peuvent apparaître comme légitimes : les entreprises qui ne veulent pas que leurs coûts de production soient accrus, en tout cas trop vite, et sans compensations de telle ou telle nature, par exemple dans l'organisation du travail ; et les salariés qui n'ont nullement l'intention d'accepter une baisse de leur salaire pour avoir une diminution du temps de travail, puisque leur part, la part des salaires dans le revenu national déjà, a trop baissé au cours des dix dernières années. Alors, qu'est-ce qui permet de passer par ce chemin étroit comme vous dites ? Eh bien d'abord, le sentiment que vous défendez l'intérêt général, de votre pays. Et que l'ensemble des acteurs doivent se mettre autour de la table pour faire des efforts en allant dans ce sens. Et puis des éléments concrets. C'est d'abord le temps : il ne s'agit pas de passer aux 35 heures tout de suite, immédiatement. C'est ensuite l'impulsion de l'Etat : il fixe un cas, c'est son aide ; il peut donner des incitations fiscales à certaines entreprises qui auront plus de difficultés, qui seront plus exposées, ou surtout qui passeront plus vite à l'objectif. Et puis, c'est aussi la négociation. Parce que, moi, ce qui me réjouit dans cette Conférence, c'est que, à nouveau on retrouve un Gouvernement qui a le souci de rencontrer les partenaires sociaux et de leur proposer des grands objectifs. C'est la démarche du Gouvernement que je conduis."
Alors, vous dites "impulsion de l'Etat", ça c'est un mot. Dans la traduction, est-ce que ça va être une loi-cadre, comme a l'air de le souhaiter abondamment, notamment votre ministre de l'Emploi, M. Aubry ? Ou est-ce que, comme le suggère D. Strauss-Kahn, son collègue de l'Economie et des Finances, on peut passer, faire, sur une loi-balai, une loi qui vienne un peu plus tard, une fois que toutes les négociations auront lieu, branche par branche ?
"J'ai travaillé samedi après-midi, dernier..."
Avec les deux ?
"Trois ou quatre heures, ils étaient trois, il y avait même le ministre du Budget, C. Sautter, et puis un certain nombre de nos conseillers, pour élaborer une position qui nous est commune. Le Gouvernement présentera une position commune. Je souris un peu quand j'entends qu'on prête à tel ou tel, une position. Et d'ailleurs cet ensemble..."
C'est pas un pragmatique et une dogmatique, non ? Ou une dogmatique et un pragmatique ?
"Non, non, non. M. Aubry est la maîtresse d'oeuvre de cette Conférence, même si c'est naturellement moi qui fais faire les propositions au nom du Gouvernement. Elle multiplie les contacts avec l'ensemble des organisations concernées, mais c'est ensemble, M. Aubry et D. Strauss-Kahn, qu'ils présenteront, le vendredi, le 3 octobre, parce que cette Conférence on la prépare sérieusement, et ce Gouvernement essaye de travailler sérieusement, qu'ils présenteront à l'ensemble des organisations syndicales, disons aux numéros deux, aux responsables économiques, des organisations syndicales et du patronat, le diagnostic économique sur la base duquel on peut faire des propositions. Et pardonnez-moi, P. Poivre d'Arvor, mais..."
C'est pas ici que vous allez nous annoncer ce que vous allez leur dire...
"Voilà, j'ai promis... Vouloir discuter, négocier, trouver des compromis avec des partenaires, c'est d'abord les respecter. Et donc, c'est à eux que, le 10 octobre prochain, je ferai mes propositions au nom du Gouvernement."
Il y a une autre piste qui est explorée : c'est la chasse aux heures supplémentaires injustifiées. Je crois que c'était une des propositions que vous faisiez à l'Assemblée. Il y a un document du ministère de l'Emploi, aujourd'hui, qui a prouvé qu'au fond, si on arrivait vraiment aux 39 heures, mais pas d'heures supplémentaires, ça créerait entre 108 000 ou 230 000 autres emplois. Est-ce qu'il y a quelque chose à gratter de ce côté-là, ou vous ne l'explorerez pas, cette voie-là ?
"Mais la question des heures supplémentaires sera sur la table, certainement, y compris parce que, si la durée légale du travail... puisque je rappelle qu'il s'agit de la durée légale, il ne s'agit pas de la durée réelle : on n'impose pas aux entreprises de ne travailler que 35 heures ou 36 heures, ou aujourd'hui 39 heures ; la durée légale aujourd'hui est à 39 heures ; la durée effective est en gros à 41 heures aujourd'hui en France. Bien ! Et donc, à partir du moment où on est au-dessus de la durée légale, on rentre dans le jeu des heures supplémentaires. Je pense que ce dossier des heures supplémentaires fera partie de la discussion. Mais toute la question par exemple de la réorganisation des processus de production, pour que les entreprises regagnent en productivité, par exemple, ce qu'elles pourraient perdre en termes de coûts de production, ça aussi..."
Elles disent à peu près 11,5 % de perdus, si on passe de 39 à 35 heures.
"Oui, mais de toute façon, comme je vous dis, et en admettant que cela se fasse, ça ne fera pas du jour au lendemain, d'une part. D'autre part, on constate que les nouveaux employés qu'on embauche, quand on doit embaucher parce que la durée légale diminue, sont des employés plus jeunes. Ils sont payés donc moins cher que ceux qui sont en fin de période, et donc le coût est en réalité moindre. Mais de toute façon, ne nous engageons pas dans cette discussion dès maintenant, parce que, c'est progressivement qu'on ira vers cet objectif des 35 heures qui reste celui du Gouvernement. Et je souhaite, moi, que le patronat, comme les représentants des salariés s'engagent dans cette grande cause nationale qu'est l'emploi, de même sur les emplois-jeunes, parce qu'on reparlera des emplois-jeunes dans la Conférence du 10 octobre."
On peut faire mieux que les 350 000 que vous avez promis, que vous avez déjà engagés ?
"Les 350 000 que nous avons promis sont dans le champ public au sens large, même s'il ne s'agit pas d'emplois de la fonction publique en aucun cas. Et le Gouvernement montre qu'il tient ses promesses. Nous avons travaillé pendant l'été, y compris avec des gens de terrain, y compris avec les parlementaires, et nous avons fait passer en première lecture, à l'Assemblée, notre projet de loi. Et la conception même de ces emplois est prête et va pouvoir démarrer dans un certain nombre de secteurs, notamment l'éducation, la sécurité, par exemple, la présence d'effectifs dans les quartiers difficiles, dans le domaine de la justice ; mais dans bien d'autres secteurs encore ! Donc, nous tenons nos engagements sur ce terrain. Et nous souhaitons que le patronat, eh bien, lui-même s'engage sur cette voie et se concentre sur cette grande cause nationale. Parce que, honnêtement, face à la responsabilité des chefs d'entreprise, la difficulté de leur métier, bien sûr, et l'attente des Français, ils ne peuvent pas se contenter de dire non. Donc, il faut qu'ils soient eux-mêmes en situation et en volonté de propositions."
Etes-vous bien sûr qu'en vous en prenant financièrement à ces familles qui ont des gardes d'enfants à domicile, vous fassiez le bon choix ?
"Attendez. Je voudrais quand même rappeler, puisqu'on dit qu'existait, pour une fois, une mesure intelligente, que c'est nous l'avions mise en place M. Aubry précisément."
Depuis 1991, cela a créé 235 000 emplois.
"C'était 25 000, le plafond, pour pouvoir en bénéficier. M. Balladur en 1994 a fait passer ce plafond à 90 000. Nous proposons, simplement, non pas de le redescendre à la mesure initiale qui était de 25 000, mais à 45 000. Je ne peux pas laisser dire que cela touche les familles modestes. Cela va toucher 66 000 familles. Il y a 15 millions de familles en France. Cela veut dire que va être touché 0,25 % des familles. Donc, il n'y a pas de raison que l'on aide davantage des familles pour prendre quelqu'un qui reste à domicile que des familles beaucoup plus modestes pour la crèche ou pour des haltes-garderies."
Dans ces familles, il y en a 65 % qui ont des revenus inférieurs à 30 000 francs. Ce sont des revenus très confortables, mais c'est jamais que deux tiers des Français.
"Le revenu moyen d'une famille en France, c'est environ 13 700 francs. Le revenu moyen du salarié, c'est environ 11 000 francs. On est donc largement au-dessus de cette catégorie. Quand on dit que ne seront touchées que 66 000 personnes, et par la remise en cause du plafond tel qu'il est calculé aujourd'hui, que cela touche 0,25 % des familles, on ne peut pas me dire que ça touche des familles de la classe moyenne. Je crois au contraire que ces classes moyennes, l'ensemble de nos mesures les avantage. Qu'est-ce qui caractérise ces classes moyennes, indépendamment de ces questions de revenus ? C'est des hommes et des femmes qui vivent pour l'essentiel de leur travail, salarié pour la plupart du temps, puisque 80 % de la population active en France est maintenant salariée, 85 %, et qui sont profondément attachés à une valeur essentielle, parmi bien d'autres : la valeur de la promotion sociale. Ils croient au travail ; ils croient au progrès par le travail, pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
A partir du moment où nous favorisons l'éducation ; à partir du moment où nous favorisons la culture, la recherche ; à partir du moment où nous créons des centaines de milliers d'emplois pour les jeunes, y compris pour des jeunes relativement qualifiés, qui sont souvent leurs enfants ; à partir du moment où nous commençons à mettre en cause ce qu'on appelle les niches fiscales, c'est-à-dire la façon qu'ont de tourner l'impôt, conseillées par des conseillers fiscaux, des catégories toutes petites de la population en utilisant différents moyens, on aide les familles de la classe moyenne parce que, elles, elles payent leurs impôts. Donc, lorsqu'on diminue les privilèges indus dans le maquis de la fiscalité, d'un certain nombre de toutes petites catégories fiscales, en réalité, on allège la charge qui pèsera sur les classes moyennes. Enfin, quand on transfère les cotisations salariées pour la maladie sur la CSG, on sait tous, on l'a dit maintenant, et c'est reconnu, que cela provoquera un transfert de pouvoir d'achat d'environ 1 % en faveur des salariés, qui profitera à ce qu'on appelle la classe moyenne. C'est une ruse classique de l'histoire que de toutes petites catégories essayent d'amalgamer leur situation avec des catégories plus larges pour leur faire penser qu'elles sont touchées afin d'en ressentir l'effet de protection."
L'écart est différent selon que l'on est dans une grande ville, à Paris...
"Certainement, mais c'est d'ailleurs pour tenir compte d'un certain nombre de problèmes que nous avons augmenté le plafond, par exemple pour les familles de trois enfants, par exemple pour les familles où les deux membres de la famille travaillent. Donc, nous tenons compte des préoccupations qui nous ont été exprimées par l'Union nationale des associations familiales, dont j'ai reçu le président."
S. Veil disait tout à l'heure que le Gouvernement prenait des mesures contre l'emploi des femmes. Elle faisait allusion à tous ces effets pervers qui vont consister à ne plus employer de nounou, ou de la payer au noir. Toutes choses qui sont des retours en arrière, non ?
"Il me semble que ceux qui envisageaient de faire un retour en arrière sont ceux qui voulaient mettre une allocation parentale de façon à ce que les femmes reviennent au foyer. Ca alors, c'était à contre-courant de l'évolution des moeurs, des attitudes, et de l'envie d'indépendance et de réalisation par le travail, des femmes. Ce n'est pas du tout notre approche. En réalité, nous sommes en train de préparer un budget qui est destiné à favoriser la croissance et l'emploi. Comme nous avons hérité d'une ardoise de la part du gouvernement précédent... Quand même, je voudrais le rappeler ici : quelle a été la raison principale de la dissolution, qui a abouti aux élections, qui a abouti à la mise en place du Gouvernement que je dirige ? C'était l'idée que le budget de 1998, celui que nous sommes en train de présenter aux Français, était impossible à faire."
Vous en êtes sûr ? Cela n'a pas été présenté comme ça par le Président de la République quand il a annoncé la dissolution. Il n'a pas dit : je ne vais pas réussir à boucler le budget 98...
"C'est pour ça qu'on n'a pas tout à fait compris pourquoi il avait voulu dissoudre, ce qui a eu un certain nombre de conséquences. On disait que la situation serait tellement difficile après qu'il fallait la devancer et qu'il fallait faire les élections avant. Nous, nous héritons de cette situation. Nous héritons de comptes publics qui étaient en dérive. Vous savez que nous avons fait faire un audit en juillet qui a montré qu'au lieu d'être à 3 % pour le budget 1997, nous étions à 3,6 %. Pour préparer le budget 1998, il nous manquait les 40 milliards, c'est-à-dire les 0,4 % de France Télécom, c'est-à-dire des sommes que l'Etat a pris sur les fonds de retraite à France Télécom, et qu'on ne pouvait faire qu'en une seule fois. Donc, quand D. Strauss-Kahn, C. Sautter et moi-même avons préparé avec le Gouvernement le budget de 1998, nous démarrions à 4 %. Il faut être à 3 % parce que nous voulons tenir nos engagements européens, mais nous voulons aussi être à 3 % parce qu'au-delà de 3 % de déficit de l'Etat, de la Sécurité sociale, on fait de la dette. Si la France continue de s'endetter, elle limite la possibilité d'interventions, notamment de l'Etat et du Gouvernement dans les dépenses publiques. Donc, nous avons dû réduire ce budget. Nous l'avons réduit en le faisant de façon équitable, c'est-à-dire en équilibrant ce qui est demandé au capital et ce qui est demandé au travail, en équilibrant ce qui est demandé aux impôts directs et aux impôts indirects. Le précédent gouvernement avait chargé à fond les impôts indirects, augmenté la TVA, donc touché toutes les familles, donc ponctionné 95 milliards sur les ménages. Nous, les sommes que nous prélevons sur les ménages dans ce budget représentent 6 milliards environ. On voit tout à fait la différence de la politique qui est suivie."
Et tout ceci, vous l'avez dit au Président de la République, quand il vous a fait les remarques au Conseil des ministres : "Attention aux familles", "faites bien garde aux conséquences" ?
"L'allusion aux raisons de la dissolution et la difficulté de faire ce budget dans les conditions qui nous étaient laissées, oui, bien sûr, je le lui ai dit. C'est pourquoi un budget qui était, paraît-il, impossible, ne peut pas être non plus tout à fait un budget indolore. Mais en même temps, les dépenses publiques ne vont pas augmenter plus vite que les prix ; en même temps, les prélèvements obligatoires ne vont pas augmenter, mais légèrement baisser ; en même temps, ce budget est centré sur une priorité : l'emploi et l'accompagnement de la croissance qui, espérons-le, sera au rendez-vous en 1998. Donc, je pense que les Français comprennent à la fois la difficulté qui était notre tâche, et notre volonté d'équilibrer les efforts, avec ensuite une certain nombre de priorités. Parce que là, on parle des recettes, il faudrait parler de ce à quoi elles servent. C'est-à-dire les dépenses : priorité à l'éducation, priorité à la justice, priorité à la recherche, priorité à l'emploi, naturellement, je l'ai déjà dit, priorité aussi à la sécurité. Donc, un budget qui prépare l'avenir, qui équilibre les efforts, et dont je pense que les Français le reconnaîtront comme tel."
Avez-vous apprécié que le Président vous tance, depuis la Russie, à travers une interview à la télévision russe ?
"Ma fonction, c'est de gouverner, ce n'est pas d'échanger des propos avec le Président de la République, sauf dans le cadre des entretiens que nous pouvons avoir. J'ai été formé aux questions internationales, d'abord par ma formation initiale professionnelle, mais aussi aux côtés de F. Mitterrand. C'est vrai qu'une des premières choses qu'il m'avait dites, quand je l'accompagnais dans ses voyages, il y a très longtemps maintenant, il y a plus de vingt ans, c'était : vous savez, L. Jospin, il ne faut jamais parler de politique intérieure française et encore moins critiquer son Gouvernement depuis l'étranger. C'est vrai que c'est une règle que j'ai toujours respectée depuis."
A part cela, la cohabitation se passe bien entre vous deux ?
"Elle se passe de façon tout à fait correcte, on pourrait même dire cordiale, dans les rapports personnels. Le Président de la République a le droit de s'exprimer. Lorsque le Gouvernement, dans tel ou tel champ ministériel, estimera que telle ou telle remarque n'est pas fondée, ou en tout cas mérite une réponse, ces réponses seront faites. Quant à moi, je m'attacherai essentiellement à ma tâche qui est de gouverner."
On évoquait tout à l'heure les niches fiscales. Vous ne vous en prenez pas aux avantages de la loi Pons. En revanche, vous vous en prenez à l'assurance-vie qui représentait une sorte de capital-retraite pour un certain nombre de Français, un Français sur deux ?
"Non. Nous nous attachons uniquement à mettre en cause les privilèges excessifs. Il n'est pas normal que la majeure partie des Français qui paient l'impôt, puisque la moitié en gros ne le paient pas, parce que les revenus sont en-dessous, mais il n'est pas normal que les hommes et les femmes qui paient l'impôt, qui ne peuvent pas se soustraire à l'impôt, voient des catégories très particulières, généralement limitées, réaliser une sorte d'évasion du fisc, si vous voulez, une sorte d'évasion fiscale par des procédures ou des procédés qui sont légaux, mais que les gouvernements de droite ont laissé se développer, parce qu'ils favorisent plutôt certaines catégories. Nous, notre objectif, il est, par notre politique, naturellement de traiter les problèmes du pays, de préparer l'avenir, mais il est de le faire en essayant de prendre en préoccupation les problèmes des classes moyennes et des classes populaires. C'est ça qui fait que nous sommes un gouvernement de gauche, mais c'est aussi ça qui nous permettra, parce que ça concerne le plus grand nombre, de mieux servir l'intérêt général, me semble-t-il."
Quand vous nous parlez de croissance à 3 %, pardonnez-moi de vous poser la question si crûment, qu'est-ce que vous en savez, parce que les experts changent tellement de langage selon qu'on est au mois de janvier, mars. Vous êtes sûr qu'on va aller vers cette croissance à 3 %, en 98 ?
"Toutes les prévisions le disent. L'évolution et l'analyse de la situation internationale permettent de le penser. Le cours du dollar est quelque chose qui nous favorise. Il y a certainement une part de pari. Mais honnêtement, pour le Gouvernement, aujourd'hui, qui pense raisonnablement qu'il va avoir la croissance l'année prochaine, est-ce que sa politique budgétaire doit consister à la casser, ou est-ce que son esprit de responsabilité doit consister au contraire à l'accompagner et à faire qu'elle soit possible ? C'est la politique qui est la nôtre."
Il y a un aspect psychologique dans tout ça. Vous pensez qu'à un moment donné la confiance va naître de la croissance, et la croissance de la confiance ?
"Dans les comportements des hommes et des femmes, dans les comportements des acteurs économiques, il y a des données qui relèvent effectivement de la psychologie. Pourquoi nous gouvernons différemment du gouvernement précédent ? D'abord parce que nous considérons que nous n'avons pas à faire la leçon aux Français. Nous avons à les écouter, nous avons à dialoguer avec leurs représentants. Nous avons à leur expliquer la réalité telle que nous la voyons, de bonne foi, de façon intellectuellement honnête. Les hommes et les femmes qui composent ce Gouvernement ne sont pas différents par leur essence de la masse des Français. Ils travaillent et ils travaillent beaucoup. Et je crois que cette façon d'être, cette façon de se comporter, effectivement, contribue à redonner confiance. Confiance dans l'action publique, confiance dans la vie politique. Et ça, c'est tout à fait indispensable pour que les Français retrouvent le moral, et donc utilisent l'ensemble de leurs capacités dans la bataille économique mondiale. Ils doivent aussi être conscients que ce Gouvernement n'est en aucun cas passif devant la mondialisation, devant l'ultralibéralisme et l'ultracapitalisme. La mondialisation existe, nous le savons, mais nous pensons qu'il y a place en France, en Europe, pour continuer à développer un certain modèle de société, un certain modèle de civilisation. Et donc, je crois que les Français sentent cette volonté et ce travail. Cette façon de traiter les problèmes les uns après les autres, et puis cette façon de faire avancer nos engagements : le programme Jeunes, la Conférence sur l'emploi, la lutte contre le cumul des mandats bientôt, l'indépendance de la justice. Dans tous les domaines, nous essayons d'avancer."
Puisqu'on parle de mondialisation, deux questions sur la politique étrangère. D'abord, avez-vous donné votre aval au pétrolier Total qui a signé un accord important avec l'Iran, ce qui irrite beaucoup les Etats-Unis, qui parlent de rétorsions possibles ? Dans une interview au Monde, le PDG de Total a affirmé qu'il disposait de votre soutien.
"Les entreprises privées, françaises ou étrangères, décident librement de leurs investissements. Elles ne sont pas contrôlées par nous, et c'est le cas de Total. Je pense, surtout dans un Iran où après l'élection récente du Président de la République, qui est une figure nouvelle, un peu différente, où s'esquisse peut-être une évolution que nous souhaitons, qu'il est bon que les entreprises françaises ne soient pas forcément les dernières. Et ça n'est pas parce que le Congrès américain, le Sénat américain, les parlementaires américains prennent des lois pour les Américains que celles-ci doivent s'adresser aux Français et aux entreprises françaises. Cette fameuse loi d'Amato est peut-être valable pour les Américains..."
C'est la loi qui interdit de commercer avec les pays terroristes.
"Oui, enfin, avec les pays pour lesquels les Etats-Unis ont décidé qu'il y avait embargo. Mais, les Nations unies n'ont pas décidé de mettre un embargo sur l'Iran, comme par exemple ils l'ont fait sur l'Irak, par une décision des Nations unies. Cette très grande entreprise française a la possibilité de remporter de grands contrats. Personnellement je m'en réjouis. Par ailleurs, j'espère que ce régime iranien va continuer à évoluer. Quand il s'agit d'être solidaires de nos amis allemands, par exemple, nous n'avons plus notre ambassadeur actuellement en Iran parce que nous sommes solidaires de l'ambassadeur allemand qui a été sanctionné en quelque sorte par les autorités iraniennes, eh bien, je considère que nous devons le faire. Et en tous cas, ça c'est une question de principe absolu, les lois américaines s'appliquent aux Etats-Unis, elles ne s'appliquent pas en France. Et l'ensemble de la communauté économique européenne, de l'Union européenne, est solidaire de la position qui est la nôtre parce que personne n'accepte l'idée que les Etats-Unis puissent faire passer maintenant leurs lois à l'échelle mondiale. Sinon alors, la planète aurait changé de visage et nous ne serions plus la vieille nation indépendante que nous sommes."
Là, on vous sent très vigoureux. En revanche, dès qu'il s'agit de parler de l'Algérie, tous les gouvernements français, de gauche ou de droite, semblent être extrêmement gênés pour condamner ce qui se passe là-bas, et surtout pour montrer les responsables.
"Mais je suis, sinon à l'aise, en tout cas net dans le cas qui vient de précéder parce que la situation est claire. On peut l'exposer très clairement. Dans le cas de l'Algérie, la très grande difficulté, c'est que nous ne savons pas comprendre ce qui se passe véritablement en Algérie. Nous voyons bien une terreur affreuse, une violence scandaleuse qui se développent contre la population, mais il est extrêmement difficile d'identifier ce qui se passe. Nous ne sommes pas au moment du Chili de Pinochet, si vous voulez, où des démocrates lutteraient contre un pouvoir dictatorial. Nous sommes contre une opposition fanatique et violente qui lutte contre un pouvoir qui, lui-même, utilise d'une certaine façon la violence et la force de l'Etat. Alors, nous sommes obligés d'être effectivement assez prudents. D'autant plus prudents, pardonnez-moi, que là où je suis, au Gouvernement, et ce sont des questions dont je discute avec le ministre des Affaires étrangères et le ministère de l'Intérieur , je dois aussi penser quand même aux Français. Nous avons déjà été frappés, et je dois veiller à ces questions, c'est ma responsabilité. Mais je suis pour que notre solidarité, la solidarité des intellectuels, des universités, la solidarité du Gouvernement, par exemple en assouplissant pour tous ceux qui craignent pour leur vie en Algérie, la politique des visas. Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C'est lourd de dire cela. Mais vous comprendrez aussi pourquoi il est de ma responsabilité de le dire."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 7 janvier 2002)