Texte intégral
Monsieur le Président du CCBE (Michel Bénichou),
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de votre invitation et je suis très heureux, en tant que garde des Sceaux, d'ouvrir votre colloque.
Puisque vous évoquez Cicéron et donc le 1er siècle avant l'ère chrétienne, j'aimerais vous proposer un bref voyage dans un temps encore plus reculé.
Oui, Mesdames et Messieurs, au commencement
Eh bien, au commencement, il n'y avait pas d'avocat !
Il n'y avait pas non plus de Justice, ni de juges, ni de services juridiques, ni de barreaux.
Chronos a pu manger tous ses enfants, sauf Zeus, sans être inquiété !
Héphaïstos n'a pas pu traduire sa mère en Justice pour tentative d'infanticide !
Sans parler du pauvre Ulysse à qui un avocat a dû cruellement manquer, pour se défendre et expliquer à son épouse pourquoi il fut absent si longtemps !
La Justice des hommes est née progressivement, remplaçant la vengeance par le procès.
De la même manière, la profession d'avocat est née progressivement :
Car si Cicéron a fait ses preuves, en tant qu'avocat dans une affaire complexe de succession, il a fallu attendre Justinien 1er, au 5e siècle, pour qu'un ordre des avocats soit créé.
Si j'évoque cette histoire, c'est parce que je suis convaincu que l'institutionnalisation de la Justice, la naissance des avocats, la mise en place de services juridiques, font partie du processus de civilisation.
Comme le disait un autre romain, Tacite, au IIe siècle, « la liberté de la défense est une valeur publique, la figure de l'orateur symbolise une société de liberté ».
De ce point de vue-là, vous êtes des marqueurs, vous êtes des indicateurs.
Le coeur de votre art, c'est la défense.
Robert Badinter la définit d'ailleurs comme étant : « ni un rôle ni une fonction, mais une passion et une mission ».
Car entre l'Etat et le citoyen, il faut un tampon, et ce tampon, c'est l'avocat.
C'est pourquoi, Monsieur le président, vous êtes parfaitement dans votre rôle, en me faisant part de vos préoccupations à l'égard de l'Etat de droit.
Je l'ai dit publiquement à de nombreuses reprises :
- Je considère le droit comme notre boussole,
- Et non comme une pâte à modeler au gré des soubresauts du présent et des émotions qu'il provoque.
Je vous rejoins donc sur le refus d'un droit pénal qui reposerait sur les probabilités d'un danger ou sur une justice pénale prédictive.
Ce serait un retour aux lettres de cachet et à la tyrannie de la suspicion.
L'Etat de droit est notre colonne vertébrale.
Le remettre en cause, comme certains ne cessent de le faire ou de proposer de le faire, est non seulement une faute morale, mais aussi une erreur stratégique.
Lorsque le fantasme se fait législateur, il ouvre la voie à l'arbitraire car il n'est plus arrêté par la réalité.
Or c'est la réalité que prétendent combattre les différentes lois contre le terrorisme, votées au cours de ce quinquennat.
- Elles renforcent les moyens des magistrats et simplifient les procédures.
- Et parallèlement, elles offrent à la fois plus de sécurité et plus de garanties pour les justiciables.
La dernière par exemple, celle du 3 juin 2016, renforce le contradictoire et la présence de l'avocat dans la procédure.
Elle crée des mesures facilitant la possibilité d'exercer des recours.
Ainsi :
- L'accès au dossier sera possible pour le justiciable mis en cause ou par son avocat, dans les enquêtes dirigées par le procureur et ce, avant l'engagement des poursuites.
- De même, la présence de l'avocat sera garantie, lors des reconstitutions et des séances d'identification des suspects.
De plus, nous avons veillé à préserver votre secret professionnel, tout simplement parce que comme l'affirmait Henri Leclerc, « il est une norme nécessaire au bon fonctionnement de la justice ».
C'est dans le même esprit, que le législateur a réaffirmé l'impératif de protection du secret de l'avocat, en inscrivant dans la loi de 2015 sur le renseignement, l'impossibilité de mettre en oeuvre des techniques de renseignement à l'égard d'un avocat à raison de l'exercice de sa profession.
C'est pourquoi aussi nous ne transformerons jamais notre Etat de droit en Etat de police.
A cet égard, le régime juridique de l'état d'urgence prévu par la loi de 1955 a été amélioré.
Des garanties supplémentaires ont été instaurées par un renforcement du contrôle :
- du Parlement,
- du juge administratif.
Cette exigence de notre gouvernement à l'égard de l'Etat de droit s'inscrit aussi dans les valeurs européennes.
Notre continent est confronté à la menace terroriste.
Aussi l'UE s'est-elle dotée d'un ensemble de directives exclusivement destinées à harmoniser les garanties procédurales, dans le cadre des procédures pénales.
Cela concerne :
- le droit à l'interprétation et à la traduction
- le droit à l'information
- le droit d'accès à un avocat
- la présomption d'innocence
- des garanties particulières en faveur des enfants
Ce dispositif sera très prochainement complété par une directive harmonisant les conditions d'attribution de l'aide juridictionnelle, dans les procédures pénales.
Ce sont des avancées très tangibles pour les droits fondamentaux.
Vous vous interrogez également, Monsieur le Président, sur la place de l'avocat en Europe.
Je comprends vos inquiétudes à l'égard du brexit.
Vous savez comme moi que le Royaume-Uni bénéficie déjà d'un statut tout à fait dérogatoire dans le domaine de la justice et des affaires intérieures.
Il peut choisir « à la carte » les mesures qu'il applique ou pas.
Sa volonté de sortir de l'UE ne peut pas être sans conséquences.
Ceci étant, nous avons bien évidemment besoin de conserver des mécanismes de coopération policière et judiciaire efficaces avec le Royaume-Uni dans l'intérêt de tous.
Enfin, et c'est le coeur de votre réunion, vous vous interrogez sur les adaptations nécessaires de vos métiers à partir des valeurs que vous portez.
- Comment accueillir le nouveau ?
- Comment innover sans se travestir ?
- Comment se réinventer ?
Ce sont des questions auxquelles le gagnant du Prix de l'innovation, Maître Jean-François Henrotte, à qui je remettrai dans quelques instants son trophée, a su trouver des réponses !
Le dramaturge américain Neil Simon écrivait que « si personne ne prenait de risques, Michel-Ange aurait peint les planchers de la chapelle Sixtine » !
Si la chapelle Sixtine est un chef d'oeuvre universellement reconnu, c'est aussi parce que, derrière l'esthétique sublime, il y a un courage que chacun peut admirer et dont tous peuvent s'inspirer.
Aujourd'hui, comme Michel-Ange, mais de façon beaucoup plus modeste, il nous faut nous aussi peindre, trait à trait, le tableau de la Justice du 21e siècle.
Nous sommes à l'aube, et ce n'est à mon sens pas trop fort de le dire, d'une véritable révolution pour les métiers du droit.
Cette révolution repose sur deux piliers :
- la circulation de l'information,
- et l'intelligence artificielle.
Concrètement, cela concerne d'abord la communication entre les avocats et les juridictions.
Aujourd'hui obligatoire en appel, la communication électronique est possible en première instance devant les juridictions du ressort d'une même cour d'appel.
A ce stade il n'est pas possible, pour des raisons techniques, de la rendre obligatoire.
Mais l'horizon vers lequel nous orientons nos efforts est la dématérialisation de bout en bout pour le justiciable, pour l'ensemble des procédures civiles.
Cette dématérialisation est l'objectif de notre portail justice.fr.
Ce que nous voulons pour le justiciable ? Une meilleure défense, une meilleure accessibilité au droit et à la Justice.
Parce qu'une justice plus simple, plus moderne, plus accessible, plus transparente, c'est tout simplement une Justice plus juste.
En particulier à l'égard des plus démunis et des plus faibles.
C'est tout le sens du projet de loi J21, définitivement adopté la semaine dernière, comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Président.
La communication électronique n'est pas seulement la communication avec les juridictions, c'est aussi la communication avec les clients.
Il faut aujourd'hui tendre, à côté des services classiques, vers une offre de services dématérialisés.
C'est tout le sens d'un des articles de J21.
Bien sûr, le cabinet virtuel reste encore largement à inventer, mais il ouvre des perspectives formidables pour le développement d'une offre de services renouvelée et très performante.
Cette offre de services doit être repensée à l'aune de l'évolution de l'accès à la connaissance juridique.
La connaissance, la donnée brute, est aujourd'hui de plus en plus facilement accessible.
L'open data des décisions de justice, que nous construisons, en est un exemple.
Cette ouverture croissante de l'accès à la connaissance induit une évolution des métiers du droit, et notamment du métier d'avocat.
L'avocat ne peut plus facturer à son client une simple information sur l'état du droit.
Il doit y ajouter sa plus-value de professionnel du droit, c'est-à-dire sa capacité :
- à sélectionner l'information pertinente,
- et d'autre part, à analyser la situation de son client au regard de cette information.
Autrement dit, aujourd'hui, plus que jamais, ce qui fait le professionnel du droit, et notamment l'avocat, c'est le conseil, que ce soit en-dehors ou en vue d'une procédure contentieuse.
Un autre défi vous attend : l'intelligence artificielle
Son développement va accroitre notre efficacité.
En utilisant la matière première fournie par la jurisprudence, des algorithmes permettent déjà de prévoir le montant de l'indemnité de licenciement, ou bien encore d'une prestation compensatoire en cas de divorce.
De tels outils rejoignent une préoccupation constante de la Chancellerie : harmoniser la réparation du préjudice, et notamment la réparation du préjudice corporel.
Ainsi dans l'avant-projet de responsabilité civile, nous prévoyons la constitution d'une base de données jurisprudentielles pour définir un référentiel indicatif des préjudices corporels, définis selon une nomenclature.
Il s'agit avant tout d'outils statistiques, qui doivent être croisés avec une analyse juridique classique.
Il n'y a donc pas de concurrence.
Ce sont plutôt des outils qui enrichissent, complètent l'art du juriste et le rendent plus efficace.
La concurrence vient en revanche davantage de ces outils qui automatisent l'élaboration, voire la conclusion de documents et d'actes juridiques.
Mais là encore, l'intervention du juriste trouvera sa justification dans le travail d'analyse, et donc de conseil, qu'il est seul à même de fournir.
C'est lui seul qui saura, par son ingénierie, dépasser la simple application du droit, et par sa réflexion, adapter cette matière.
Voire en créer de nouvelles formes !
Cela suppose un travail coordonné et pluridisciplinaire entre le juriste et l'informaticien.
Pourra-t-on alors, comme le proclamait un article récent, confier la Justice à l'intelligence artificielle ?
Le droit n'est pas qu'une simple technique.
Il ne peut être détaché de ce qui le fonde, de ce qui le constitue :
- La vie d'êtres humains !
- Des situations vécues qui sont toutes singulières, et qui impliquent que la règle soit toujours adaptée.
C'est d'ailleurs toute la mission de l'avocat que d'appréhender la réalité humaine, en même temps qu'il procède à l'analyse juridique.
Son art est donc l'alliance de ces deux matériaux, humain et juridique.
C'est ce qui rendra toujours son intervention indispensable.
Conclusion
Et justement, Mesdames et Messieurs, Thomas More, - qui était pourtant avocat -, imaginait dans son célèbre ouvrage Utopie, une société idéale sans avocats !
Où chacun plaiderait sa propre cause !
C'était l'idéal, puisque les avocats, selon lui, « exposent les causes avec trop d'habileté et interprètent les lois avec trop de ruses » !
Je ne partage pas cette utopie qui ne serait qu'une société actant un retour à l'état de nature et à la loi du plus fort.
C'est pourquoi je n'ai pas de doute sur votre avenir.
Tant que les avocats existeront, tant qu'ils sauront s'adapter à la société, pour toujours mieux la défendre, alors il y aura une véritable Justice.
Alors notre Etat de droit sera garanti.
Alors le contrat social qui lie chaque individu avec son prochain, sera maintenu.
Cela vous donne une responsabilité immense et vous pourrez compter sur nous pour créer toutes les conditions vous permettant de l'assumer.
Je vous remercie de votre attention.
Source http://ccbeconference.eu, le 14 décembre 2016