Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur le projet de loi constitutionnelle relatif aux accords internationaux en matière de droit d'asile et sur la réforme constitutionnelle, Versailles le 19 novembre 1993.

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Circonstance : Réunion du Congrès du Parlement à Versailles le 19 novembre 1993

Texte intégral


Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître que les Etats de l'Ouest européen ne sont plus en mesure de faire face, seuls, à la pression migratoire des pays du Sud et de l'Est.
La coopération européenne représente la seule voie réaliste pour répondre à ce défi.
Cette coopération a pris forme avec la convention de Schengen, ratifiée par la France le 27 juin 1991, et qui entrera prochainement en vigueur, aussitôt que toutes les conditions de son application efficace seront réunies.
Le projet de révision constitutionnelle que j'ai l'honneur de présenter au Congrès tend à mettre la France en mesure d'appliquer pleinement cet accord, qui vise à faire de l'espace constitué par le territoire des Etats parties un périmètre non seulement de liberté, mais aussi de sécurité.
La suppression des contrôles aux frontières qu'il prévoit s'accompagne donc d'un certain nombre de mesures compensatoires.
Parmi celles-ci et s'agissant de l'accueil des réfugiés, il a posé la règle suivant laquelle un seul Etat est responsable du traitement d'une demande d'asile. Ce principe dit de "non duplication" est essentiel, car destiné à prévenir les demandes d'asile déposées simultanément ou successivement dans plusieurs Etats membres, aux seules fins de permettre le maintien de leurs auteurs sur le territoire commun.
La loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France tirait toutes les conséquences en droit interne de ce mécanisme.
Elle a été votée par le Parlement dans le respect de notre tradition libérale d'accueil et de protection des libertés individuelles.
Mais ses dispositions relatives à l'asile ont été censurées le 13 août dernier par le Conseil Constitutionnel qui, à cette occasion, a interprété le quatrième alinéa du préambule de la Constitution comme imposant une double obligation à la France.
Celle, tout d'abord, d'examiner la demande de toute personne se disant persécutée pour son action en faveur de la liberté, alors même que son cas relève d'un autre Etat partie en vertu de la Convention de Schengen.
Celle, ensuite, d'admettre ces personnes à séjourner provisoirement sur notre territoire, jusqu'à ce que les autorités compétentes se soient prononcées sur leur cas.
Les règles ainsi fixées par la décision du Conseil Constitutionnel emportent des conséquences considérables.
Elles font de notre pays l'instance d'appel unique de toutes les demandes d'asile rejetées par les autres Etats parties à la Convention de Schengen.
Or, vous le savez, le nombre de demandeurs d'asile en Europe est passé ces trois dernières années de 320 000 à 560 000. Près de quatre vingt dix pour cent de ces demandes sont rejetées, car elles émanent de ce qu'il convient d'appeler des "réfugiés économiques", c'est-à-dire des personnes qui n'ont pas droit au statut protecteur prévu par la Convention de Genève.
Il suffirait qu'un dixième seulement de ces demandeurs déboutés vienne en France tenter une seconde chance, pour que le nombre des candidats à l'asile dans notre pays passe du simple au triple.
Alors que les autres Etats ne seraient responsables que du traitement de leurs propres demandeurs d'asile, la France le serait non seulement des siens mais aussi de ceux de tous les autres pays.
Ainsi la France se retrouverait-elle dans une situation de grande inégalité par rapport à ses partenaires, car notre territoire deviendrait le lieu de convergence de toutes les demandes d'asile en Europe.
Ainsi serions nous placés en contradiction directe avec le principe de non duplication des demandes d'asile, pierre angulaire des stipulations de l'accord de Schengen en ce qui concerne l'accueil des réfugiés.
Par ses conséquences la décision du Conseil Constitutionnel modifie la portée de la Convention de Schengen, les principes sur lesquels elle repose et modifie aussi au détriment de la France les obligations réciproques des Etats parties.
Pour éviter de telles conséquences, certains ont soutenu qu'une révision constitutionnelle n'était pas indispensable, qu'il était possible de parvenir au même but par la loi ordinaire.
Le législateur aurait pu - a-t-il été affirmé - instaurer une procédure simplifiée d'examen des demandes d'asile fondées sur le 4ème alinéa du Préambule de la Constitution, en vue d'écarter rapidement ceux qui ne peuvent manifestement prétendre s'y référer à bon droit.
Bien évidemment le Gouvernement a exploré cette voie. Il est parvenu à la conclusion qu'elle conduisait à une impasse.
En effet, l'institution d'une procédure d'urgence, appliquée inévitablement à plusieurs dizaines de milliers de demandes, conduirait à un examen précipité, contraire à l'intérêt des demandeurs d'asile et à la tradition républicaine.
Le droit au séjour que la décision du Conseil Constitutionnel reconnaît, et auquel la loi ne pourrait faire échec, serait source - à terme – d'un accroissement du nombre d'étrangers en situation irrégulière. Il ne serait possible de conjurer ce risque - et très partiellement d'ailleurs - qu'en ayant recours massivement à la rétention administrative. Chacun le comprendra, nous ne voulons pas aller dans cette voie.
Pour être tout à fait éclairé j'ai décidé de saisir le Conseil d'Etat. Il a estimé, dans son avis du 23 septembre, qu'un examen même superficiel de ces demandes par la France, libérerait entièrement nos partenaires de leurs obligations, et notamment de celle d'assurer le renvoi dans leur pays d'origine des demandeurs d'asile déboutés.
En vertu des stipulations même de l'accord ces obligations incomberaient alors à la France, s'ajoutant à celles qui lui sont propres.
Il est indispensable, l'interprétation de notre loi fondamentale par le Conseil Constitutionnel étant ce qu'elle est, de procéder à une révision constitutionnelle pour que notre pays applique la convention de Schengen dans les mêmes conditions que les autres Etats parties et en recueille tous les bénéfices attendus.
C'est au pouvoir constituant, c'est-à-dire à vous, Mesdames et Messieurs, de dire clairement quel est le contenu de la loi fondamentale afin de permettre au législateur d'accomplir sa mission en toute sécurité.
Le premier alinéa du projet consacre la possibilité reconnue à la France de passer des accords de coopération en matière de traitement des demandes d'asile.
Ces accords ne pourront être conclus qu'avec des Etats liés à notre pays par une communauté de valeurs démocratiques. Ces Etats seront certes des Etats européens, mais ils pourront être extérieurs à l'Union Européenne. C'est pourquoi le texte soumis à votre approbation s'insère dans le titre VI de la Constitution et non pas dans son titre XIV.
Le second alinéa du projet fait de l'octroi de l'asile une prérogative de l'Etat et non plus seulement un droit de l'individu.
Il en résulte que le législateur est libre de préciser les conditions dans lesquelles cette prérogative s'exercera.
Le Gouvernement demandera au Parlement de reprendre les dispositions déclarées contraires à la Constitution par la décision du Conseil Constitutionnel du 13 Août dernier. Le but de la révision constitutionnelle est de le permettre.
Ainsi l'examen par nos autorités nationales d'une demande d'asile ne relevant pas de la compétence de la France redeviendra-t-il, comme le prévoit l'article 29-4 de la convention de Schengen, une simple faculté laissée à l'entière discrétion de l'exécutif, y compris lorsque ces demandes seront fondées sur le 4ème alinéa du Préambule de la Constitution.
Ainsi la France sera-t-elle dispensée de l'obligation d'accueillir provisoirement les auteurs de ces demandes sur notre territoire.
Ce projet Mesdames, Messieurs, est respectueux du droit d'asile. Il s'inscrit dans la continuité de notre tradition d'accueil. Mieux, il la renforce, puisque le droit d'asile passe du Préambule au corps même de la Constitution.
Les droits des demandeurs d'asile dont la France est responsable ne sont nullement modifiés.
Quant aux autres demandeurs d'asile ils pourront s'adresser à des Etats qui appliqueront le même droit d'asile que le nôtre : celui régi par la Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés et par le protocole de New York qui l'a complété en 1967.
Est-ce amoindrir le droit d'asile que de l'envisager dans le cadre d'un espace européen de liberté et de démocratie ? Certainement pas.
Les conventions portant coopération en matière d'asile auxquelles la France pourra adhérer devront enfin expressément réserver le droit souverain des autorités nationales d'examiner discrétionnairement une demande d'asile ne relevant pas de leur responsabilité en vertu de ces accords.
Sur ce point le projet garantit la souveraineté de la France mieux que le texte actuel de la Constitution de 1958.
En effet, la protection constitutionnelle de ce pouvoir souverain ne se limitera plus désormais aux seuls combattants de la liberté, elle s'étendra à toutes les autres catégories de demandeurs d'asile.
Voici donc, brièvement rappelé, le projet constitutionnel que vos deux Assemblées ont voté en termes identiques à l'issue d'un débat dont les observateurs ont souligné la richesse et la tenue. Les présidents des commissions des lois de chacune des Assemblées, MM. MAZEAUD et LARCHE ainsi que leurs rapporteurs MM. PHILIBERT et MASSON, y ont grandement contribué. Je tiens à leur adresser ici un hommage particulier.
Mesdames, Messieurs, pour la première fois dans notre histoire, le pouvoir constituant se réunit pour permettre le vote et la promulgation d'une disposition législative censurée par le Conseil Constitutionnel.
Cette situation est inédite. Elle mérite à coup sûr quelque réflexion. Vous conviendrez avec moi que le lieu et la circonstance s'y prêtent.
Depuis que le Conseil Constitutionnel a décidé d'étendre son contrôle au respect du Préambule de la Constitution, cette institution est conduite à contrôler la conformité de la loi au regard de principes généraux parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois contradictoires, et de surcroît conçus à des époques bien différentes de la nôtre.
Certains pensent même qu'il lui est arrivé de les créer lui-même.
Plutôt que de laisser au législateur un large pouvoir d'interprétation de ces principes, le Conseil Constitutionnel a préféré en définir lui-même et très précisément le contenu et indiquer au gouvernement et aux juges, administratifs ou judiciaires, comment la loi votée par le Parlement doit être appliquée, allant parfois loin dans le détail.
Quoi qu'il en soit, de la même manière qu'il est légitime pour le pouvoir législatif de préciser, à l'intention des juges administratifs ou judiciaires le sens d'une loi, il est légitime pour le pouvoir constituant, dont vous êtes les dépositaires, de dire lui-même quel est le contenu exact d'une disposition constitutionnelle. Nul n'est aussi qualifié que lui pour le faire.
Je l'ai dit ici même le 16 juillet dernier : il ne me paraissait pas opportun de nous engager dans une nouvelle réforme des institutions.
Le Gouvernement a d'autres priorités : le redressement intérieur et extérieur de la France, la sauvegarde des acquis sociaux, la sécurité.
Mais aujourd'hui, c'est le Conseil Constitutionnel qui nous contraint à revenir devant vous, non pas pour modifier nos organes institutionnels mais pour respecter l'engagement que nous avons pris devant les français sur un point essentiel - la maîtrise de l'immigration - pour respecter aussi nos engagements internationaux souscrits il y a deux ans.
Pour cela, force nous est de vous demander de dire vous-même, en dernier ressort, et dans l'exercice de votre souveraineté, quelle est la liberté d'action dont peut disposer le législateur.Ce que nous vous demandons, c'est de décider que notre action est bien fidèle aux principes fondamentaux de la République ; de décider qu'en entendant respecter à la fois les droits de l'Homme et les droits de la Nation, elle est fidèle à l'histoire de la démocratie dans notre pays.