Texte intégral
Tocqueville l'avait très bien décrit : il y a toujours un retard de la perception sur la réalité. C'est ainsi qu'en
1789 se déclenchait une révolution contre la noblesse au moment où pourtant l'aristocratie avait perdu l'essentiel
de ses pouvoirs. Nous avons assisté, au cours des années 80 à un phénomène contraire avec l'Etat. Il a été
fortement contesté alors qu'il avait pourtant enclenché une formidable modernisation. En effet, c'est au cours des
années 80 que l'Etat a commencé de s'adapter à une triple contrainte, née des exigences des sociétés industrielles
et des démocraties modernes. Contrainte de productivité qui a touché tous les services et d'abord le plus noble
d'entre eux, le service public. Contrainte de proximité, liée à l'augmentation du niveau de formation et
d'information des citoyens et au développement de leurs exigences de consommateurs. Contrainte de responsabilité,
liée, s'agissant des rapports avec les usagers, aux progrès de la transparence dans les sociétés démocratiques, et,
s'agissant des agents, à la conception nouvelle que nous nous faisons collectivement des relations du travail
depuis la mise en cause des modèles tayloriens.
Le Forum "innovations du service public" montre cela beaucoup mieux qu'un discours. C'est une première. Jamais
l'ensemble des administrations et des services publics n'avaient été ainsi réunis pour présenter toutes les
facettes de leurs activités quotidiennes. Chacun pourra constater à cette occasion que l'Etat n'est pas ce monstre
opaque et aveugle que l'on se représente trop souvent de manière caricaturale. La France a changé. Mais l'Etat n'a
pas été en reste, il n'est pas demeuré immobile. Et il est bon que les usagers comme les fonctionnaires puissent
prendre la mesure de l'ampleur du travail accompli.
Lors de ma déclaration de politique générale du 8 avril, j'ai dit que la modernisation du service public était un
des chantiers de l'avenir. En effet, je crois que nos sociétés modernes, parce qu'elles ont tendance à déchirer
notre tissu social, ont besoin, plus que jamais, de l'Etat, principal facteur de cohésion nationale. Parce que nos
sociétés modernes sont très largement tournées vers l'épanouissement des initiatives individuelles et des libertés
particulières, elles ont besoin plus que jamais de l'Etat, instrument privilégié de régulation, gardien de
l'intérêt général, organisateur de l'égalité des chances, de la solidarité nationale, du développement équilibré du
territoire.
Ni les exigences de la compétition économique, ni la construction européenne, ni la décentralisation n'impliquent
l'effacement de l'Etat. Au contraire, nos sociétés ont besoin d'un Etat de droit, efficace dans son action,
rigoureux dans sa gestion, proche des citoyens, et capable de voir loin. Si j'avais une seule leçon à tirer des
élections américaines qui viennent de se dérouler, c'est cette leçon là que je tirerais : contrairement à ce qui a
été si souvent dit, il y a une demande d'Etat de la part des citoyens, qui mesurent que lorsqu'il y a vide de
l'action publique, l'inégalité s'y engouffre résolument.
Je ne suis pas un étatiste dogmatique. Ceux qui en ont la tentation, doivent méditer l'exemple des sociétés
muselées et des économies administrées à l'est de l'Europe. Mais je ne saurais me satisfaire d'un Etat faible. La
démocratie que l'on lie de plus en plus à l'économie de marché exige une instance capable de réduire l'incertitude,
de contenir les effets pervers du marché, ou de le suppléer lorsqu'il est inefficient, incapable aussi d'exprimer
un projet collectif et de transformer en destin l'histoire de l'homme. Personne ne conteste que le marché est un
facteur irremplaçable defficacité économique. Mais il doit s'accompagner d'un Etat actif, sauf à accepter
l'accroissement des inégalités, la déchirure du tissu social, et l'exclusion des plus faibles. L'économie de marché
sera sociale ou elle sera mise en cause tôt ou tard. Ceux qui prônent un Etat faible s'interdisent d'assurer la
cohésion sociale du pays.
Etre partisan de l'Etat, cela ne signifie pas se confiner dans l'immobilisme. Qui croit en la mission de l'Etat
doit souhaiter avec passion qu'il s'adapte et se rénove. Contrairement aux apparences, ce sont les tenants de
l'Etat modeste qui, en matière de service public, sont les plus conservateurs. Ils entendent toucher le moins
possible aux principes de fonctionnement de l'Etat parce qu'ils espèrent ainsi qu'il tombera en désuétude, qu'il se
sclérosera, bref, qu'il dépérira et que les lobbies auront le terrain libre pour agir comme ils l'entendent. Je
souhaite, au contraire un Etat moins arrogant et plus performant car je désire sa modernisation. Libéraliser non
pour diriger moins mais pour diriger mieux : c'était la maxime de Pierre MENDES FRANCE et nous pouvons la faire
nôtre. Parce que la société est complexe, parce que l'exigence des citoyens est toujours plus grande, l'Etat doit
changer. J'observe d'ailleurs - et chaque stand de ce Forum l'illustre - que l'Etat change déjà. Moins vite que
nous le souhaiterions parfois, plus vite cependant que ses détracteurs ne le prétendent.
La modernisation de l'Etat, c'est d'abord la déconcentration. J'ai demandé à chaque Ministre d'établir à cet égard
des propositions pour les services centraux et territoriaux qui dépendent de lui. Elles seront examinées d'ici la
fin de l'année. C'est une action de longue haleine dans laquelle il convient de s'engager résolument. C'est le
second étage d'une démarche dont le premier a été la décentralisation.
Déconcentrer, cest renforcer la cohérence et l'autorité des services territoriaux de l'Etat. C'est rapprocher
l'administration des usagers. C'est favoriser, sous l'autorité des Préfets, le succès des politiques
interministérielles essentielles que sont par exemple la politique de l'emploi, politique de la ville, du
développement du milieu rural ou de l'environnement.
Déconcentrer c'est en même temps dégager les administrations centrales des tâches qu'elles ne sont pas les mieux
placées pour remplir et leur permettre, à l'inverse, de prendre mieux en charge les fonctions de conception, de
programmation, de contrôle et d'évaluation qui leur reviennent en propre.
Transparence et proximité : c'est le deuxième objectif de la modernisation.
La charte des services publics a été adoptée en mars dernier. Elle simplifie et elle accélère les procédures ; elle
améliore la qualité des réponses apportées aux besoins des usagers. Cette charte fera l'objet d'un bilan d'ici la
fin de l'année. Ce bilan sera transmis au Parlement avec l'avis du Conseil d'Etat et du Conseil Economique et
Social. Ainsi, la représentation nationale pourra-t-elle mesurer les progrès accomplis.
Dans les prochaines semaines, un comité interministériel arrêtera les nouveaux projets à soumettre à la procédure
d'évaluation des politiques publiques. Il tirera les conclusions des premiers travaux menés à bien, à commencer par
celui relatif à l'informatique de l'Etat. Ce développement de l'évaluation est l'une des clefs de voûte de la
modernisation. Evaluer c'est en effet donner à l'administration l'équivalent du marché pour l'entreprise, c'est-à-
dire les indicateurs à partir desquels elle doit corriger ses méthodes, adapter son activité.
Déconcentration, transparence et proximité. Il faut ajouter : responsabilité.
L'Etat, en effet, doit mieux diffuser la responsabilité en son sein. Il a la chance de disposer d'une fonction
publique dont chacun reconnaît la très grande qualité, une fonction publique qui a une très haute conscience
professionnelle et une très haute conception de l'intérêt général. L'Etat doit mieux utiliser cette formidable
ressource en lui permettant de s'engager davantage dans son métier.
Une meilleure répartition des responsabilités grâce à la déconcentration ; des outils de gestion modernisés ; une
organisation du travail plus respectueuse des agents ; des structures plus simples et plus lisibles : voilà
quelques instruments qui permettront de mieux répondre aux attentes des fonctionnaires et, par conséquent, de mieux
satisfaire les demandes des usagers.
Chacun doit pouvoir connaître les objectifs qui lui sont assignés et chacun doit pouvoir exercer pleinement ses
responsabilités pour les mettre en oeuvre. Chacun enfin doit rendre compte du travail qu'il a accompli.
La responsabilité c'est aussi le développement du dialogue social. Concertation dans l'élaboration des projets de
service ou dans la mise en oeuvre des transferts de service en province ; activation des instances paritaires ;
politique contractuelle : voilà les piliers d'un dialogue social renouvelé qui participe pleinement à la démarche
de modernisation. La réforme de la grille, l'accord salarial, l'accord cadre sur la formation continue, l'ouverture
de nouveaux champs de concertation sur l'hygiène, la sécurité, et la médecine du travail : voilà des exemples
récents du souci d'une véritable politique contractuelle.
Un Etat mieux organisé, un Etat plus ouvert, un Etat soucieux de mobiliser ses ressources humaines : ce sont, à mes
yeux, les trois lignes d'horizon de la modernisation.
Mon ami, Michel DELEBARRE, Ministre d'Etat, chargé de la fonction publique et des réformes administratives s'y
emploie avec talent et conviction. Tous les ministres doivent lui apporter leur concours. L'Administration forme un
tout, il n'y a pas de chasse gardée. C'est d'un même élan qu'elle doit se moderniser et se transformer dans un
monde en mouvement mais qui a souvent peur de changer. L'Administration est forte de son rôle irremplaçable. Elle
est riche du dévouement de ses personnels à tous les échelons de la hiérarchie. Je lui fais confiance.
S'il arrive à nos concitoyens de l'oublier parfois, les historiens eux le savent : certaines nations se sont
constituées autour de leur langue, de leur religion ou de leurs grandes cités ; la France, elle, s'est constituée
autour de son Etat. C'est lui qui de siècle en siècle a fabriqué ce ciment national qui fait aujourd'hui notre
force. Il est sain que cet Etat respire, qu'il se décentralise, qu'il se modernise. Il est sain qu'à côté de la
légitimité du service public soient reconnues la nécessité du marché et l'utilité de la société civile. Mais il
serait absurde qu'après avoir peut-être aimé trop exclusivement l'Etat, nous nous mettions à le réprouver. Je crois
au contraire que le siècle qui vient sera celui d'une action publique forte.
Rien de tout cela ne se fera si les agents de l'Etat ne s'engagent pas avec enthousiasme dans la modernisation. A
chaque période de notre histoire récente correspond un grand projet mobilisateur pour l'administration. Il y a eu
la reconstruction dont le ministère des Finances et le commissariat au Plan ont été les ouvriers principaux ainsi
que le ministère de l'Urbanisme et du Logement. Il y a eu l'ambition industrielle dont les années 60 furent
l'occasion. Il y a eu la décentralisation, rupture avec plusieurs siècles de tradition française, et qui a été la
grande affaire des années 80. La modernisation de l'Etat doit être, pour l'administration le chantier de la
décennie qui s'ouvre. Et je crois que c'est une projet capable de susciter l'enthousiasme des fonctionnaires. Je
crois qu'ils peuvent montrer au pays qu'ils sont capables, probablement plus que d'autres encore de changer les
règles de fonctionnement et les mentalités, d'inventer une nouvelle culture de l'Etat. C'est en tous cas à cela que
je les invite. Et si nous y parvenons, nous aurons donné à notre pays un atout maître.