Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Le débat qui nous réunit aujourd'hui sur le thème du service public et l'Europe est, pour moi, un vrai débat de société, pour ne pas dire un vrai débat de civilisation.
Il concerne d'abord l'Europe mais au-delà il concerne le monde. L'enjeu de la mondialisation suscite des controverses, voire des luttes et des affrontements. De plus en plus nombreux sont ceux qui n'acceptent pas ce qu'on leur présente comme des données incontournables de prétendues lois naturelles de l'économie et du développement. Il est difficile de nier l'aggravation des inégalités dans le monde. N'est-il pas urgent de redonner aux hommes, aux politiques plutôt qu'aux forces obscures du marché, des pouvoirs dont on feint de croire qu'ils sont l'apanage des seules forces adaptées ou soumises au marché capitaliste ?
Vous me permettrez de dire à ce propos combien je trouve prémonitoire cette réflexion de l'historien britannique Éric J. HOSBSBAWM qui écrit dans "l'âge des extrêmes" en octobre 99 :
"La distribution sociale, plutôt que la croissance, devrait dominer la vie politique du prochain millénaire. L'allocation des ressources hors du marché ou, tout au moins, la diminution sévère de l'allocation par le marché est essentielle pour conjurer la crise écologique imminente. D'une manière ou d'une autre, le sort de l'humanité dépend de la restauration des autorités publiques".
Je crois, pour ma part, que cette restauration des autorités publiques ne peut passer par un retour à l'étatisme mais par une nouvelle approche dans laquelle les services publics sont mis en situation de rénover la démocratie, de satisfaire les besoins des usagers et des citoyens.
Tout le contraire de ce qui fut le dogme de ces dix dernières années et que le poète Octavio PAZ énonçait en quelques mots :
"Le marché est peut-être efficace, mais il est sans bonté ni miséricorde".
Or, plus que jamais, la bonté, la fraternité, la solidarité sont des valeurs qui fondent la liberté réelle des individus et des peuples.
C'est dans une telle démarche que je situe ma réflexion sur les services publics et l'Europe, pour reprendre la terminologie usuelle, les "services d'intérêt général et l'Europe". Je n'ignore pas, que l'Europe, telle qu'elle s'est construite, n'a guère contribué à leur essor au nom de la sacro sainte libre concurrence. Raison de plus, à l'heure des remises en forme des réflexions sur les services publics, pour apporter le poids de l'expérience française dans ce domaine.
C'est tout naturellement que le ministère de l'Équipement, des Transports et du Logement a pris l'initiative, conjointement avec le ministère des affaires étrangères, d'organiser cette rencontre.
Mon département ministériel est, en effet, particulièrement concerné par la problématique des services publics, ayant compétence sur les transports, les réseaux urbains, le logement social.
Depuis 10 ans, il a oeuvré pour la reconnaissance de la spécificité des services d'intérêt général en rédigeant les moutures initiales du projet de charte déposé par notre pays auprès de la Commission en 1993 et du mémorandum remis le 28 juillet dernier.
Cet engagement très fort de ce ministère part de notre conviction majeure que l'Europe a besoin de service public et que le service public a besoin de l'Europe.
C'est d'ailleurs ce que souligne la Commission dans son rapport à l'intention du Conseil européen de Laeken, je cite :
"Dans un monde en mutation, les services d'intérêt général restent une composante essentielle du modèle de société européen. (...). Ces services contribuent à la qualité de vie des citoyens et sont un préalable au plein exercice de nombre de leurs droits fondamentaux. L'accès de tous aux services d'intérêt général figure parmi les valeurs communes propres à toutes les sociétés européennes. Les services d'intérêt général contribuent à la compétitivité des industries européennes et renforcent la cohésion sociale et territoriale de l'Union européenne".
Il s'agit bien d'un projet de société et les services publics peuvent contribuer au développement plus efficace de la société européenne.
Mais, vos débats l'ont amplement souligné, nous sommes aujourd'hui dans une situation ambiguë, voire paradoxale. Les services sont reconnus comme essentiels pour la vie des gens. Des textes spécifiques des institutions européennes les consacrent. Mais, en même temps, ils demeurent suspects d'entraver la libre concurrence, d'où la très forte tentation de certains de les engager dans un processus de libéralisation sans même qu'une évaluation sérieuse de leur impact social ou territorial soit engagée. J'ai parfois le sentiment que ce processus de libération se poursuit inéluctablement comme si l'on ne savait pas faire autrement.
C'est ainsi qu'est mis sur la table du Conseil et du Parlement européen des projets de directives ou de règlements visant à accroître la libéralisation dans les transports terrestres, dans l'énergie, dans les télécommunications.
N'est-il pas temps d'ouvrir les yeux. La situation des chemins de fer en Angleterre ou de la distribution de l'énergie électrique en Californie nous imposent de nous interroger sérieusement sur les orientations politiques qui ont guidé ces choix.
Permettez-moi, à titre d'exemple concret, de m'attarder sur le projet de règlement " sur les obligations de services publics dans les transports par fer, route et voie navigable ". Il est significatif des difficultés que nous rencontrons sur la question des services publics.
L'économie de ce texte vise à imposer, chaque fois que la puissance publique décide des missions de service public, un contrat de service public et un appel d'offre. Ainsi, la régie directe sera petit à petit impossible, même si juridiquement elle n'est pas interdite. Bien entendu ce texte comporte bien d'autres aspects comme des critères de qualité des services, l'évaluation, le financement qui ne sont pas inintéressants et qu'il convient de discuter. Mais c'est le coeur même de la démocratie locale qui se trouve affectée par ce projet. Les collectivités locales n'ont, en effet, plus le choix. Elles doivent obligatoirement faire appel à la gestion déléguée pour fournir les services publics locaux.
Ces propositions sont justifiées par la Commission dans un rapport récent daté du 17 octobre par le fait qu'il existe aujourd'hui un marché européen des transports terrestres, notamment des transports urbains.
On ne voit pas au nom de quoi demain, des secteurs tels que l'eau, les déchets, les cantines scolaires, échapperaient à la même logique puisque, dans le cadre des échanges entre les États membres, des entreprises peuvent déjà conquérir des marchés dans plusieurs États.
C'est donc l'ensemble des services publics locaux qui seront progressivement, obligatoirement soumis à la concurrence sans réelle régulation.
La gestion déléguée est une vieille tradition française. Elle a ses avantages, mais depuis toujours, l'autorité publique a le libre choix d'y recourir ou non, et essentiellement d'y renoncer.
Or c'est justement ce libre choix et ce retour que ne permettra plus le processus proposé par la Commission.
Les principes politiques d'une telle importance ne peuvent être réglés, subrepticement, par le biais d'une législation sur la concurrence. Ils doivent faire l'objet d'un véritable débat politique et je note que nous ne sommes pas isolés sur une telle analyse.
C'est pourquoi la France a fait des propositions précises dans le mémorandum déposé auprès des institutions européennes en juillet dernier.
Ces propositions portent sur les principes et méthodes de régulation par la puissance publique des missions ou obligations de services publics, quel que soit l'opérateur fournissant le service, le financement avec une évaluation qui doit être aussi pluraliste et publique que possible.
Le mémorandum propose ainsi que soit élaboré un texte intersectoriel évitant la segmentation de la problématique des services d'intérêt général ; segmentation qui permet de poursuivre le processus de libéralisation, domaine par domaine, sans que soient examinés ses effets sur la cohésion sociale, économique et territoriale.
En effet, une évaluation sectorielle, prenant en compte essentiellement le prix (le coût) et le fonctionnement des règles du marché -les règles de concurrence-, ne peut rendre compte des effets réels sur la société de la libéralisation des services publics.
Je constate avec satisfaction que la préoccupation de la France, en proposant des textes transversaux, est partagée par plusieurs États membres, par le Parlement, le Comité des régions ou le Comité économique et social, par des organisations de la société civile et par la Confédération européenne des syndicats qui ont élaboré leur propre projet de directive cadre.
Le mémorandum de la France s'inscrit volontairement dans le cadre des traités et de la jurisprudence actuelle. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement pour des raisons d'efficacité.
Il ne peut donc répondre totalement aux trois questions que vous avez débattues dans votre journée de travail :
Première question, la différenciation entre service économique d'intérêt général et service d'intérêt général. Aujourd'hui, seuls les services économiques d'intérêt général sont soumis aux traités. Mais la cohésion sociale, économique, territoriale au sein de l'Union implique aussi les services d'intérêt général.
Deuxième question, le moment n'est-il pas venu de définir une notion européenne des services d'intérêt général ayant vocation a être précisée dans les textes fondamentaux de l'Union ?.
La création de service d'intérêt général européen, dans certains secteurs bien spécifiques répondant aux exigences d'une société moderne me paraît aujourd'hui totalement d'actualité.
Je pense entre autre au fret, à Galileo, à la sécurité alimentaire, maritime ou aérienne.
Ne sommes nous pas légitimement aujourd'hui amenés à nous poser la question de la nécessité de créer des entreprises publiques ou mixtes permettant de répondre aux exigences légitimes des citoyens européens en faveur de plus de qualité, de sûreté, d'accessibilité, de respect de l'environnement ?
Troisième question, qui englobe les deux autres. Ne faut-il pas pour résoudre ces questions, modifier les textes fondateurs de l'Union. C'est l'objectif de la prochaine conférence intergouvernementale prévue en 2004. Celle-ci débouchera peut-être sur une Constitution européenne.
Ne faut-il pas dès lors que la Constitution européenne comprenne un chapitre sur les services d'intérêt général en Europe? Chapitre qui devra, bien entendu, être, discuté par la " Convention " que devrait mettre en place le Sommet de Laeken.
Nous voyons bien que les objectifs qui ressortent de cette journée de débat sont ambitieux. Les atteindre est non seulement possible, mais indispensable pour construire une Europe plus démocratique et plus proche des citoyens européens et de tous ceux qui vivent sur son territoire.
C'est une tache majeure et prioritaire à laquelle nous devons travailler sans relâche. Pour ma part, j'y suis prêt, et je me rallierai volontiers à l'esprit du projet de conclusion du conseil marché intérieur, consommateurs et tourisme dont mon ami Charles PICQUE, Ministre Fédéral belge de l'Économie et de la recherche scientifique m'a fait part ce matin.
Il y est proposé que les services d'intérêt général constituent un élément constitutif des valeurs de l'Union Européenne et une des pierres angulaires du modèle social européen. Dans le contexte actuel de libéralisation, l'ouverture à la concurrence présente des avantages mais aussi des risques potentiels de déséquilibres qu'ils convient d'évaluer et d'encadrer. Un ensemble de mécanismes d'accompagnement doivent ainsi protéger les intérêts collectifs des citoyens européen que les seules forces du marché ne peuvent garantir.
Il y est également suggéré la nécessité que des aides d'État puissent être utiles à certains fournisseurs pour compenser les charges supplémentaires destinées à réaliser la prestation du service sur l'ensemble du territoire communautaire, tout en respectant le droit communautaire et sans entraver le droit à la concurrence.
Par ailleurs, ce texte prévoit qu'une évaluation qualitative de la performance des services d'intérêt général soit conduite en terme de qualité, de continuité, d'égalité, d'accessibilité, de sécurité et de prix.
Enfin, le renforcement de la place des services d'intérêt général dans le cadre juridique communautaire est plus qu'évoqué.
Le débat doit se poursuivre. Vous avez ressenti mon sentiment sur ce sujet majeur. Soyez sur que je suis prêt à travailler sans relâche sur ce dossier fondamental pour l'avenir de l'Europe.
Je vous remercie de votre attention et de votre participation constructive à notre réflexion.
(Source http://www.equipement.gouv.fr, le 13 novembre 2001)