Déclaration de Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication, sur internet et les libertés publiques, notamment la liberté d'expression, le pluralisme et la diversité et la régulation dans l'espace de communication, Paris le 19 juin 2000.

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Circonstance : Colloque "internet et libertés publiques" à l'Assemblée nationale le 19 juin 2000

Texte intégral

Monsieur le Président, Cher Daniel, Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de me permettre d'ouvrir votre colloque dans ce lieu, La Mutualité, si symbolique du débat démocratique, lieu de liberté d'opinion et de liberté d'expression.
Vous abordez aujourd'hui, à l'invitation de Daniel Marcovitch, le sujet de l'internet et des libertés. C'est un vaste sujet. Le mot " internet " est très souvent associé à l'adjectif " libre ". Il convient de s'arrêter un moment sur cette idée. L'internet donne-t-il plus de liberté, notamment de cette liberté d'expression que j'évoquais à l'instant. Donne-t-il la liberté d'apprendre plus et mieux, partout et à tout moment ? Donne-t-il plus de liberté à la création ? Je le dis d'emblée.
Je crois que l'internet peut, c'est certain, être un outil de liberté. Mais il ne l'est pas en lui-même. Il est de notre responsabilité de favoriser l'accès du plus grand nombre à cet outil pour un usage conforme à nos valeurs. La devise de la République, à côté du mot " liberté " place " égalité " et " fraternité ".
La responsabilité du ministère de la culture et de la communication, et mon attention sont très concernés par chacun des thèmes que vous aborderez aujourd'hui : la liberté d'expression et les contenus illicites, la protection des uvres de l'esprit, le pluralisme et la diversité, la régulation, enfin, qui embrasse tous ces sujets et qui est le thème sur lequel je souhaite m'arrêter plus longuement devant vous aujourd'hui.
Pourquoi la régulation ? Cela me paraît évident. Il n'y a pas, dans une société, de liberté sans organisation de cette liberté. Si nous voulons que l'internet soit un espace de liberté, il nous faut l'organiser. Je ne crois pas qu'il faille voir dans l'internet un instrument de débat qui se substituerait à la représentation nationale et à ses choix. C'est un vecteur neuf d'expression, d'alerte, de protestation ou d'échange. Il l'a prouvé lors des débats sur l'AMI ou à l'OMC et le prouvera encore. Mais l'internet ne produit pas par lui-même une légitimité égale ou supérieure à celle des institutions démocratiques.
La régulation par la loi est donc un impératif démocratique : l'entrée de l'Internet dans la vie quotidienne avec ses multiples usages donne tout son rôle à la loi.
D'abord au niveau national :
Dans une démocratie, c'est la loi qui garantit les libertés et qui garantit l'égalité de traitement de chaque citoyen. Nos institutions ont maintenant montré qu'elles pouvaient agir dans ce nouvel espace de communication. Nous sortons de la troisième lecture du texte de la loi sur la liberté de communication à l'Assemblée nationale et les amendements déposés par le député Patrick Bloche, à l'article 1er A qui déterminent la responsabilité des hébergeurs, viennent d'être votés. Le travail accompli est exemplaire. Chaque acteur a joué son rôle. Le gouvernement a apporté son soutien à cette initiative et a demandé que le texte soit précisé. Les différentes lectures des deux assemblées ont très efficacement contribué à améliorer le texte. Les représentants des parties concernées ont été consultées. Un équilibre a été trouvé et a été voté par la représentation nationale. Est-ce que nous avons réglé tous les problèmes ? Sans doute non. Est-ce que l'équilibre que nous avons atteint restera immuable ? Peut-être pas. En tout cas, les institutions démocratiques de notre pays ont montré qu'elles savaient s'emparer de ce sujet.
Au niveau international :
J'ai souvent entendu dire qu'il ne servirait à rien de légiférer au niveau national puisque l'internet est mondial. Je ne suis pas de cet avis.
Il est indispensable de mener des concertations internationales et de s'efforcer de faire partager nos objectifs à nos partenaires, spécialement au niveau européen et dans les enceintes internationales. Mais pour négocier, il faut savoir ce que l'on pense et ce que l'on veut. Quand les positions de la France sont claires, notre action est plus forte à l'international et peut emporter l'adhésion des autres pays. Le débat démocratique, qui permet d'élaborer des positions plus fortes et plus justes nous rend plus forts à l'international. Nous l'avons déjà montré, par exemple, dans deux domaines avec succès :
1 - Dans le domaine des données personnelles grâce à la loi " informatique et libertés " qui est devenue une référence en Europe, ce qui permet de négocier avec fermeté, notamment avec les Etats-Unis. Le droit à la vie privée, la protection de l'anonymat qui figure désormais dans la loi, vise bien à conjurer le risque d'une " société de contrôle " envahissante.
2 - Dans le domaine des droits d'auteur : Vous savez que le droit d'auteur est dit " à la française " car la France a beaucoup contribué aux conventions internationales dans ce domaine. Elle continue et sa voix est entendue dans le cadre de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l'OMPI, comme dans la négociation du texte de la Directive droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information. Tout au long de l'élaboration de cette directive, qui devrait être prochainement adoptée, la France n'a jamais transigé sur les intérêts des auteurs et des créateurs. Le texte reflète bien, pour l'essentiel, ses positions.
Mais la régulation par la loi n'est pas suffisante.
Je ne connais pas de domaines où la loi seule suffit à réguler. Le bon fonctionnement d'une société dépend de bien d'autres facteurs de régulation. Les facteurs économiques, l'emploi, l'environnement, etc.
Nous devons aborder l'internet dans cet esprit et nous intéresser à tous les facteurs qui peuvent concourir à sa régulation dans un objectif d'exercice des libertés.
C'est le sens de l'action du gouvernement de Lionel Jospin, tant au niveau national qu'international, en faveur d'un processus de corégulation. Le Premier ministre a confié sur ce thème une mission au député Christian Paul. Je sais qu'il remettra très prochainement son rapport au Premier ministre avec des propositions concrètes.
Les types de régulation qu'il faut prendre en compte sont variés. Je n'en citerai ici que 3.
1 - La régulation par la technique
Je l'aborde en premier car on y pense rarement. J'ai été frappée par la force des propos du Professeur Lessig, récemment dans Libération. Décidés dans des lieux discrets, l'architecture du réseau, ses protocoles techniques déterminent aussi l'exercice des libertés. En la matière, nous devons saluer l'action clairvoyante du Premier ministre, qui a bien perçu l'importance stratégique de ces lieux et qui a mis en place le Programme d'action gouvernementale pour la société de l'information, le PAGSI. Les institutions " historiques " de l'internet, les discours des pères fondateurs sont d'ailleurs marqués par un vrai souci humaniste.
Mais, la neutralité de la technique, nous le savons depuis longtemps, est un leurre.
L'histoire juridique récente de la société Microsoft et, dans le même temps, l'essor du système d'exploitation libre qu'est Linux le montrent très clairement. C'est pourquoi le gouvernement met tout en uvre pour que la France soit bien présente dans les instances internationales. N'oublions pas que c'est grâce à l'action de la France qu'une représentation des gouvernements a finalement été acquise dans l'organisme international qui gère les noms de domaine, l'ICANN (The Internet Corporation for Assigned Names and Numbers)
Autre point sur lequel je serai particulièrement attentive : les procédés techniques qui permettent une meilleure protection des ayants droits des oeuvres numériques circulant sur les réseaux et notamment de lutter efficacement contre le piratage. Des actions ont été menées dans le cadre du programme PRIAMM, programme de recherche et développement pour les industries audiovisuelles et multimédias, mis en uvre par le secrétariat d'État à l'industrie et mon ministère. Le bilan est en cours. Nous étudions comment aller plus loin dans ce domaine, avec l'ensemble des professionnels concernés.
2 - Autre type de régulation, la régulation économique
Là encore, ce n'est qu'un outil. S'agit-il, comme dans le secteur des télécommunications, d'organiser un marché ? Ou s'agit-il, comme dans celui de l'audiovisuel, d'agir aussi en faveur de la diversité et de la qualité ?
Je m'attacherai au second aspect de cette question. À première vue, le caractère presque infini de la Toile, peut laisser croire que les objectifs de pluralisme et de diversité culturelle sont d'emblée réalisés. Je crois que ce n'est qu'une apparence. Les fusions et les concentrations d'entreprises toujours plus puissantes doivent alerter notre vigilance.
L'internet est un lieu de concentration très forte, très rapide et à l'échelle mondiale. Quelques sites - des annuaires et portails, pour l'essentiel - concentrent l'essentiel du trafic, accumulent le financement publicitaire et des positions de force pour négocier les contenus, etc.
Loin d'être absente d'internet, comme pourrait le faire croire le mot fétiche de gratuité, la logique capitaliste, s'y exprime pleinement.
Il nous faudra trouver, tous ensemble, des outils de régulation adaptés à ce nouveau monde qui permettent de garantir le pluralisme.
Comment ? On ne le sait pas encore très clairement mais nous voyons cependant se dessiner quelques pistes. Nous savons, par exemple, qu'un système d'accès " propriétaire " permet de capter les abonnés, qu'un logiciel breveté enferme souvent ses utilisateurs et que les contrats d'abonnements méritent d'être lus attentivement, etc. Le pluralisme, la diversité, l'accès libre à l'information, la création doivent guider cette régulation. La convergence des réseaux numériques, la diversité des modes d'accès (l'ordinateur, le téléphone, la télévision, la console de jeux), ne changent pas ces objectifs. La future loi sur la société de l'information, que prépare le gouvernement, sera l'occasion de poser les premiers jalons en faveur des utilisateurs de l'internet. Et c'est parce que cela concerne le développement industriel, les droits de la personne et de grands enjeux culturels que nous y travaillons à plusieurs : Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, Ministère de la justice et Ministère de la culture et de la communication.
3 - Enfin il y a une 3ème forme de régulation que je souhaite aborder avec vous aujourd'hui, la régulation par la présence et par l'action. Peut-on d'ailleurs l'appeler régulation ? Je pense que, comme nous le voulons pour l'audiovisuel, il faut créer un espace public fort sur l'internet. Les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer dans la constitution d'une offre de contenus d'intérêt général de qualité. La liberté ce doit être aussi la liberté d'accès pour tous. La décision du Premier ministre, dès 1997, de rendre disponibles gratuitement sur l'internet les données publiques essentielles est, en cela, une décision majeure. Les actions de numérisation du patrimoine public, la mise à disposition à la Bibliothèque Nationale de France de 35 000 ouvrages numérisés libres de droit, les sites des musées, particulièrement celui du Louvre, contribuent à l'édification d'un espace public de l'internet conforme à nos attentes et à celles des internautes. Cette offre de culture et d'éducation, qui renforce la francophonie sur les réseaux, est essentielle à l'exercice de toute liberté. Je souhaite la renforcer de façon significative car trop peu de nos concitoyens ont à ce jour accès au réseau. Je suis particulièrement heureuse que le ministère de la culture se soit bien mobilisé dans ce secteur. Il a été récemment récompensé pour le site sur l'internet qui permet de visiter la grotte de Lascaux. Il a reçu les " Webby Awards ". J'ai vivement félicité ceux qui ont permis cette réussite.
Il développe aussi sur l'ensemble du territoire un programme d'Espaces Culture Multimédia qui rencontre un franc succès. Le réseau de ces lieux très divers, installés dans des équipements culturels (notamment des bibliothèques et des médiathèques) sera étendu et renforcé.
Cependant, la question des moyens financiers nécessaires demeure posée. Pour les contenus culturels publics, nous comptons en millions là où d'autres comptent en milliards. Nous devrons bien poser un jour la question brûlante de ce déséquilibre. Il n'est pas pensable de laisser, faute de moyens suffisants, des pans entiers du patrimoine public numérisé en jachère et voir s'instaurer sur les réseaux des péages multiples.
La liberté, c'est aussi celle de réaliser des projets. Je l'ai dit récemment, je suis très attentive aux nouveaux entrants. Le plus souvent, ce sont de jeunes entrepreneurs, qui essaient de monter des projets dans les secteurs culturels et de la presse en ligne. J'ai demandé au CNC et au SJTIC de me faire des propositions sur la façon d'améliorer l'environnement économique de ces entreprises. La porte du ministère est ouverte à ces entrepreneurs et à leurs associations. Ils le savent. Je crois que nous pourrons aboutir par la concertation à des situations et à des pratiques plus satisfaisantes.
J'ai balayé devant vous plusieurs axes de régulation, un peu à la manière dont on navigue sur la page d'accueil d'un site de l'internet. Ils vont de la loi à l'action publique, en passant par la négociation internationale, la régulation technique et la régulation économique. Ils doivent tous porter notre souci d'élargir l'accès à la société de l'information. C'est ce qui guide mon analyse et mon action en la matière.
Je vous remercie et vous souhaite une excellente réflexion.

(Source http://www.culture.gouv.fr, le 22 juin 2000)