Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à Europe 1 le 7 juillet 1998, sur la concertation entre les médecins, les laboratoires pharmaceutiques et la CNAM pour maîtriser le déficit de la Sécurité sociale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach
La chasse continue ? La chasse aux professionnels de santé qui ne savent pas compter ou qui comptent trop bien à leur profit ?

M. Aubry
- « Je ne dirais pas les choses comme cela. Vous savez, on était à 55 milliards de déficit il y a deux ans, 35 l'année dernière. Si nous n'avions pas pris les mesures lors de la dernière loi, nous serions à 35 milliards. Nous serons en fait à 12 cette année. Si nous ne prenions pas de mesures aujourd’hui, on serait a un peu plus de 12. Donc, je souhaite rester dans les clous et je prends quelques mesures. »

J.-P. Elkabbach
Vous avez trouvé le plan Juppé - j'ai lu tout ce que vous avez dit - injuste et inefficace. Mais pourquoi ne pas l'avoir supprimé dès votre arrivée ? Parce qu'il y a à peu près 13 mois perdus. Et on sent, en même temps, que le dérapage, vous pouvez le calculer mois après mois, pourquoi cela n'a pas été arrêté avant ?

M. Aubry
- « D’abord, les dépenses ont commencé à réaugmenter en décembre 1996, donc bien avant notre arrivée, comme c'est toujours le cas sur des plans qui ne s'appuient que sur des mesures de reversements et de menaces, comme la clause de reversement du plan Juppé. Ce que nous avons essayé de faire en arrivant, parce que vous savez si la sécurité sociale se redressait en un an avec des mesures, cela se saurait. Cela fait 15 ans qu'il y a des plans qui ne mènent à rien. Ce que j'ai essayé de faire depuis que je suis arrivée… »

J.-P. Elkabbach
D’ajouter le vôtre sur la liste ?

M. Aubry
- « Non, ce n'est pas un plan du tout, c'est une politique sur l’assurance-maladie. »

J.-P. Elkabbach
Justement, les états généraux de la santé vont avoir lieu à la fin de l’année, à l’automne. Est-ce qu'on peut dire qu'à ce moment-là, va apparaître la vraie réforme Aubry sur la santé ou la sécurité sociale ?

M. Aubry
- « La vraie réforme, elle a lieu depuis 12 mois. Nous sommes convaincus que c'est avec la responsabilité individuelle et collective des médecins qu’on changera le système de santé, les comportements. Ce n'est pas en leur disant : vous allez payer un peu plus dans l’année, qu’on changera les comportements. C'est en faisant en sorte qu'ils soient, par exemple, informatisés et que, par exemple, en ce début d’année, où il y a eu une grippe virale, on n'ait pas un milliard d’antibiotiques, alors que cela ne sert à rien. Mais parce qu'ils seront bien informés, ils auront des protocoles qui s'afficheront sur leur petit écran. C'est en ayant une formation continue qui était totalement bloquée, et que nous sommes en train de débloquer, qui leur permettra effectivement d’avancer. C'est par une responsabilité collective, au niveau régional, lorsqu'il y a des dérapages. Pour cela, il faut qu'il y ait des statistiques fiables, comme vous le dites, qui sortent par région et par spécialité. Sur tout cela, rien n’avait été fait. »

J.-P. Elkabbach
Vous avez bien dit, hier : le Gouvernement ne tolérera aucun dérapage, il n'y aura pas de relâchement. C'est-à-dire que vous ne précisez pas les modalités des sanctions, mais s’il n'y a pas de discipline, vous parlez de menaces comme Juppé-Barrot ?

M. Aubry
- « Si vous pouvez me laisser expliquer deux minutes : le plan Juppé était fondé sur un point, les clauses de reversement. si les médecins ne tiennent pas, ils payeront et comme ils doivent payer, ils changeront de comportement. Je n'ai jamais cru à cela. Mais en même temps, j'ai toujours dit, et je continue à dire que si les mesures de fond que nous avons mises en place depuis que nous sommes là, une autre politique du médicament, une sortie des guides des génériques, aujourd’hui, dans le Journal Officiel, qui fait que beaucoup de médicaments, ce sera 40 % moins cher, l'informatisation des médecins, la formation continue, un internat - nous avons signé un accord avec les internes l’année dernière - où sortiront des spécialités dont on a besoin en France… »

J.-P. Elkabbach
Avec des quotas, comme vous disiez hier.

M. Aubry
- « Voilà, et non pas les spécialités que souhaitent les jeunes. Tout cela nous l'avons fait pendant 12 mois. Cela portera ses fruits, au fur et à mesure, dans les deux à trois ans qui viennent, car je compte sur les médecins pour accepter cette responsabilité. »

J.-P. Elkabbach
Et avec des corrections progressives. Chaque fois qu'il y a un surplus, vous tapez, ou vous corrigez ?

M. Aubry
- « Non, en attendant, j'ai toujours dit que je ne laisserai pas déraper la sécurité sociale, car les Français y sont attachés, c'est la condition pour que tous aient accès à la santé. Nous aurons les 12 milliards prévus cette année. On est arrivé de 35, on aura 12 et on aura 0 l'année prochaine. Pour cela, nous prenons des mesures correctrices pour des secteurs d’activité qui, sans raison médicale, ont dérapé. Je pense principalement aux radiologues, car avec les biologistes, qui ont bien tenu les années précédentes, nous allons négocier je pense que nous arriverons à nous mettre d’accord. »

J.-P. Elkabbach
Les radiologues, il paraît qu'ils étaient prêts à faire des économies, qu'ils avaient dit à la CNAM, depuis six mois, qu'ils attendaient que vous leur donniez le top de départ.

M. Aubry
- « Que la CNAM leur donne le départ. »

J.-P. Elkabbach
Oui, la CNAM. Mais la CNAM-vous, il y a des relations donc on parlera peut-être tout à l’heure. Vous leur demandez 450 millions en trois semaines d’ici à la fin juillet.

M. Aubry
- « Non, on leur demande de trouver les moyens pour que, d’ici à la fin de l’année, nous rentrions, je dirais, dans les frais qui ont été réalisés et qui n'ont pas de raison médicale. »

J.-P. Elkabbach
Donc le remboursement, c'est déjà une sanction.

M. Aubry
- « Non, puisque nous allons discuter. Moi, vous savez, je ne prends pas des décision dans mon bureau. Cela fait 12 mois que nous discutons. Si nous avons signé l'accord avec les internes tout à l’heure, si en arrivant j'avais dit, comme le faisait A. Juppé : “il y aura des quotas à la sortie de l’internat”, j'aurais eu une grève générale et  il n’y aurait rien eu. J'ai discuté pendant 12 mois, nous n’en n'avons pas parlé, il y eu un accord. Avec l'industrie pharmaceutique, nous regardons, nous avons regardé par classe de médicaments - c'est un travail considérable - où étaient les volumes et pourquoi ils dépassaient ce dont avaient besoin les Français. Où étaient les laboratoires qui ne respectaient pas leurs conventions entre les volumes et les prix ? C'est à partir de ce travail-là que des mesures ponctuelles vont être prises avant la fin du mois de juillet. »

J.-P. Elkabbach
Est-ce que vous estimez qu'il y a trop de laboratoires en France ? Il paraît qu'il y en a 318 ou 320 ?

M. Aubry
- « Le problème n'est pas là, mais il est d’aider les laboratoires et vous verrez que dans le budget de C. Allègre, cette année, nous en avons beaucoup discuté. La recherche médicale vient en numéro un. Nous devons aider les laboratoires français, comme le font les autres pays en matière de recherche. Mais, en même temps, nous devons leur demander de retirer du marché des produits qui, aujourd’hui, n'ont plus de valeur médicale et de baisser leur prix lorsque ceux-ci ne se justifient pas. C'est ce travail-là qui est un travail patient, qui ne nécessite pas des coups de menton, et des discours tous les jours que nous avons fait depuis 12 mois. Grâce à cela, nous ferons rentrer 1,5 milliard à 2 milliards, pas pris au hasard, mais en fonction des décisions par classe. Par exemple les antibiotiques, par rapport à un laboratoire qui n'a pas respecté ses volumes. »

J.-P. Elkabbach
Les antidépresseurs ?

M. Aubry
- « Par exemple : nous allons discuter avec eux et vous avez vu d'ailleurs qu'ils ont réagi correctement en disant : nous sommes prêts à la discussion, tout comme les radiologues d’ailleurs. »

J.-P. Elkabbach
Frapper les laboratoires, c'est toujours une bonne mesure de gauche. Il n'y a qu'à regarder, ce matin, L’Humanité : « Il faut faire payer les industries pharmaceutiques. » Faire payer les riches ?

M. Aubry
- « Moi, mon sujet n'est pas là, mais mon sujet est de voir là où cela ne va pas et de discuter. Nous concerter pour faire rentrer dans les clous. C'est ce que nous allons faire avec les radiologues, avec l'industrie pharmaceutique. Je n'ai pas d’a priori ni biologique, ni théorique. »

J.-P. Elkabbach
Les dentistes : 200 millions.

M. Aubry
- « Les dentistes, dans ces 400 millions, que nous avons refusé de leur verser - c'est la troisième étape de revalorisation qui a déjà eu lieu. Ils ont dérapé de 6 % pendant les 4 premiers mois de l’année, nous allons les rencontrer. Je n'ai pas annulé cette augmentation, je l’ai repoussée, tant que nous ne trouvons pas les moyens de rentrer dans les clous. Vous savez, la politique de santé, cela ne se joue pas à coups de bâton dans le bureau du ministre. Cela se joue en concertation avec les professionnels et en mettant les outils pour qu'ils acceptent de jouer une responsabilité individuelle et collective. En soignant mieux les Français, par exemple en leur donnant moins d’antibiotiques - aujourd’hui, on consomme dans certaines classes sept fois plus que les Allemands. Et puis, en même temps, dans les hôpitaux, un certain nombre de germes résiste aux antibiotiques parce qu'on consomme trop d’antibiotiques. Et bien, en soignant mieux, donc par exemple en donnant moins d’antibiotiques, on soignera moins cher, mais surtout on fera en sorte que les Français soient mieux soignés, ce qui est quand même l'objectif numéro un d'une politique de santé. »

J.-P. Elkabbach
Les Français ne sont pas soignés, alors qu'ils dépensent beaucoup ?

M. Aubry
- « Je ne dis pas qu'ils ne sont pas soignés. »

J.-P. Elkabbach
Ils ne sont pas bien soignés !

M. Aubry
- « Ils sont souvent soignés avec trop de médicaments. Nous le savons. Nous consommons beaucoup plus que tout le reste de l’Europe. Et nous ne sommes pas pour cela en meilleur état de santé. »

J.-P. Elkabbach
La réforme Juppé-Barrot, c'était trois ordonnances structurelles. Il y en a une qui était la loi annuelle de financement de la sécurité sociale, qui marquait pour la première fois le rôle du Parlement. Vous la gardez ?

M. Aubry
« C’est très bien. J'ai toujours dit que j'étais favorable à cela. Cela permet un vrai débat démocratique. Mais après que ces grandes enveloppes seront définies, nous négocierons avec l'ensemble des organisations syndicales, avec la CNAM, pour répartir ces enveloppes entre l'hôpital et les médecins, ce qui n'a jamais été fait jusqu'à présent. »

J.-P. Elkabbach
La CNAM aura plus d’autonomie, comme elle le réclame ?

M. Aubry
- « La CNAM n’aura pas l'autonomie complète qu'elle souhaite, car je pense qu’aujourd’hui, la CNAM doit mieux fonctionner pour sortir des statistiques fiables, pour contrôler les médecins qui sont à la marge de ces dérives. Mais la CNAM pourras mieux fonctionner dans le quotidien. Je prendrai un certain nombre de mesures dans les jours qui viennent. »

J.-P. Elkabbach
La deuxième ordonnance portait sur l’informatisation, le codage de certains actes, y compris chez les pharmaciens. Vous le relancez, donc c'est maintenu !

M. Aubry
- « Non. Quand nous sommes arrivés, il n'y avait qu'une seule proposition réalisée par le plan Juppé, et pas réalisée dans les faits : c'est le fait que les médecins devaient envoyer les ordonnances à la sécurité sociale. Les médecins ont pris l’informatique comme un outil de coercition et de contrôle, comme l'ensemble du plan Juppé. Pour moi, l’informatique, ce n'est pas cela : c'est que chaque médecin aura un ordinateur sur son bureau et aura une aide au diagnostic, aura une aide à la prescription. On lui dira “Vous avez diagnostiqué telle maladie : voilà le meilleur protocole médicamenteux”. On lui dira : “Posez la question à votre malade : a-t-il du diabète, de l’hypertension ? Dans ce cas-là, ne lui donnez pas ce médicament”. Aujourd’hui, il y a eu 1 million de journées d'hospitalisation par des erreurs médicamenteuses. Avec un ordinateur qui fonctionne et de bons logiciels, nous aurons effectivement des effets. Rien n'avait été fait quand nous sommes arrivés. Aujourd’hui, le réseau santé sociale est en place. Avant le début de l'an 2000, l'ensemble des médecins en France aura ordinateur et aide au diagnostic. »

J.-P. Elkabbach
La dernière ordonnance exigeait la régulation économique. Vous y êtes favorable, vous allez le faire à votre manière, c'est-à-dire plus en parlant qu'avec la contrainte.

M. Aubry
- « Non. Le dispositif prévu par le plan Juppé a été annulé par le Conseil d’Etat, parce qu'il était bureaucratique, inefficace et inapplicable. Nous mettrons en place un dispositif qui ne montre pas du doigt les médecins, qui met une co-responsabilité à l’ensemble, médecins et industrie pharmaceutique, et qui permet de réguler l'ensemble du système, car - je l'ai dit - nous ne laisserons pas déraper la sécurité sociale. Les Français y sont attachés. C'est un élément majeur de notre cohésion sociale. »

J.-P. Elkabbach
Personne ne le veut…

M. Aubry
- « Oui, mais nous, nous le ferons. »

J.-P. Elkabbach
A. Juppé avait pour boucs émissaires les médecins ; vous, vous avez Juppé. Je n'ai rien pour ou contre Juppé.

M. Aubry
- « C’est vous qui me posez des questions sur A. Juppé ! »

J.-P. Elkabbach
Il y a une part du plan qui demeure. Avez-vous le titre de Libération ? Vous reconnaissez-vous dans la réforme Jubry ?

M. Aubry
- « Quand on parle de santé, on parle des mêmes mots : on parle de médicaments, de malades, de médecins, d’informatisation. Tout le problème est de savoir comment on fait. J'ai expliqué comment A. Juppé considérait l'informatisation comme un outil de contrôle et de coercition pour les médecins. Pour moi, l’informatisation, c'est une aide au diagnostic. Il y a le même mot, mais derrière, il y a des pratiques très différentes et une méthode totalement différente. »

J.-P. Elkabbach
Pourquoi ne touche-t-on pas à l’hôpital, aux pratiques médicales, aux pratiques pharmaceutiques des hôpitaux ?

M. Aubry
- « D’abord, parce que l'hôpital travaille depuis dix mois. Je ferai le bilan dans 15 jours, comme je l'avais dit, et vous verrez qu'il y a eu d’énormément d’avancées dans les hôpitaux. Nous l'avons fait là aussi sans bruit, car notre méthode, ce n'est pas de lancer un communiqué à chaque fois qu'un service ferme. Beaucoup de services ont fermé ou ont été reconvertis cette année. Cela s'est passé dans de bonnes conditions. Je ferai le point dans 15 jours. La communauté hospitalière est extrêmement mobilisée pour mieux soigner, pour s’ouvrir, pour aller vers les malades qui ne viennent pas vers elle. Elle est d’extrême qualité. Vous verrez que les résultats sont bons. »

J.-P. Elkabbach
Ne pensez-vous pas, bien que vous refusiez le tout-libéral, qu'on aille vers un peu de privé et beaucoup de public, qu’un jour ou l’autre, on ira tout droit, à coups de déficits et de dérapages, vers un peu plus de privé dans le système ?

M. Aubry
- « Il faut quand même regarder la réalité : il y avait 55 milliards il y a deux ans ; il y avait 35 milliards l'année dernière ; avec le plan Juppé, si nous n'avions pas pris les mesures en septembre dernier, nous serions à 33 milliards cette année. Nous serons à 12 et nous serons à l'équilibre l’année prochaine. Je prends rendez-vous avec vous. A partir de ce moment-là, la sécurité sociale est sauvée. Avec la CSG, nous lui avons donné des recettes complémentaires qui n'existaient pas auparavant. Donc, il n'y aura pas d'assurance privée dans ce pays pour le régime général. Je crois que les Français sont attachés, avec juste raison, à la sécurité sociale. Il faudrait aussi que les médecins comprennent qu’avec des assurances privées, plus d'un tiers d'entre eux disparaitraient car ils seront trop nombreux en France. »

J.-P. Elkabbach
Quand vous voyez tous les plans précédents arriver au chiffre qu’on connait, est-ce qu'il ne faut pas appliquer la vertu jospinienne par excellence, la modestie ?

M. Aubry
- « La modestie n'empêche pas le réalisme. Je crois que nous tiendrons les 12 milliards cette année. Faisons-en le pari ! »