Texte intégral
Modifie-t-on une loi, vieille de cent quarante-trois ans, définissant et précisant un principe fondateur de notre République sans y prendre garde ?
Le mauvais coup de M. Bayrou sur la loi Falloux mérite que l'on s'interroge sur la forme, sur le pré- texte utilisé et, bien sûr, sur le fond. D'abord il y a la forme, à l'emporte-pièce, pour faire adopter un texte à tout prix. Au basket, l'arbitre sifflerait pour "passage en force" ! Déjà, au printemps, la méthode employée par M. Bayrou n'avait rien eu de bien courageux ni de très respectueux des bonnes manières parlementaires. Pas courageuse ? Il n'avait pas voulu déposer un projet de loi, sans doute pour ne pas être contraint de demander son avis au Conseil d'État. Irrespectueuse des droits du Parlement ? Il avait laissé la proposition de loi d'un certain nombre de parlementaires dociles parler de tout et de rien… sauf de l'article 69 de la loi Falloux, afin que cette proposition, créant une charge publique non financée, ne soit irrecevable ! Il avait donc agi par voie d'amendement gouvernemental, sans que la commission concernée ait le temps d'en débattre.
Eh bien, comme rien ne sert de leçon à M. Bayrou, il vient de recommencer au Sénat !
Un texte inscrit à midi en conférence des présidents du Sénat, pour être débattu en séance publique à 16 heures, c'est du jamais vu dans l'histoire du Parlement ! Des dizaines d'amendements jugés "globalement irrecevables" pour ne pas être débattus, c'est du jamais vu au Parlement ! Or le droit d'amendement est un droit consacré par la Constitution, et le respect de la minorité est le signe des démocraties majeures, à défaut des gouvernements sereins…
M. Dailly, vice-président du Sénat, qui ne passe pas pour un dangereux gauchiste, s'est lui-même ému de cette pratique.
Ensuite il y a le prétexte : le rapport Vedel. Destiné, à l'origine, à fournir "des éléments d'information sur le régime juridique des aides apportées par les collectivités locales aux établissements d'enseignement privé sous contrats" à dresser "un tableau relatif à la pratique", à procéder à "une analyse des données statistiques"… et à "une évaluation du coût des opérations nécessaires à la remise en état des bâtiments", il s'est résumé, de fait, à un seul mot : SÉCURITÉ !
Ainsi voit-on M. Bayrou, la main sur le cœur, affirmer dans tous les médias : "Moi ministre, je ne peux accepter une minute de plus que quelque enfant que ce soit subisse le moindre risque pour sa sécurité. C'est moralement inacceptable." En matière de morale, M. Bayrou n'en est pas à une argutie près, quitte à aller trop loin en mettant en cause la responsabilité des propriétaires immobiliers de ces établissements privés et à provoquer des réactions vives de leur part.
Le secrétaire général de l'enseignement catholique reconnaissait, lui-même, qu'il était abusif de parler d'insécurité quand il s'agissait de mise aux normes de sécurité (le Monde du 16 décembre). Quant au maire de Romans, il a opportunément et spectaculairement rappelé, depuis, que les établissements publics pouvaient aussi avoir des problèmes de sécurité. Mais, de cette sécurité-là, M. Bayrou semble peu soucieux ou, en tout cas, moins soucieux.
La réalité apparaît désormais évidente : le rapport Vedel n'était qu'un prétexte. À preuve ? Les sénateurs ne l'ont reçu que la veille du débat et aucune commission parlementaire compétente n'en a été saisie !
À preuve encore : les conditions de réalisation de ce rapport commencent à prêter singulièrement à discussion. Mais l'important était d'aller vite
À preuve enfin : M. Vedel lui-même a reconnu qu'il a été surpris par l'utilisation précipitée qui a été faite de son rapport.
Enfin reste le fond : que le gouvernement de M. Balladur, tournant le dos à l'intérêt général, ait, une fois de plus, cédé à un lobby, celui de l'enseignement privé, après avoir cédé à celui de TF1 pour l'audiovisuel, celui des cliniques privées pour les dépenses de santé, ou encore celui des milieux financiers pour les privatisations, qui s'en étonne encore ? Les naïfs ?
On joue avec le feu
Que M. Bayrou ait voulu, en payant rubis sur ongle une dette idéologique, honorer son titre de ministre de l'Enseignement privé, qui s'en étonnera ? Ce serait oublier que dans le budget qu'il a présenté au Parlement il y a quelques semaines, budget de rupture politique profonde avec la priorité à l'éducation, il avait pourtant trouvé le moyen de dégager 1,7 milliard de francs de mesures nouvelles pour l'enseignement privé !
Mais on joue avec le feu : car ce qui motive profondément les protestations et la colère des défenseurs de l'école publique et laïque, fondement essentiel de notre République, c'est que, derrière tout cela, se cache un projet politique.
Un projet qui ne met pas l'enseignement public et l'enseignement privé à parité mais qui établit une priorité à l'enseignement privé.
Un projet qui ne cherche pas, par le débat et la concertation, à faire triompher une solution raisonnable mais qui veut opérer une revanche politique, j'allais dire politicienne.
Car ce texte, partisan, ne garantit pas le respect du principe, affirmé par le préambule de la Constitution de 1958, selon lequel "l'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État". De fait, on livrerait le système de gestion du grand service public d'éducation aux aléas des représentations locales partisanes, en prenant le risque d'inégalités inexplicables.
Il ne fait pas non plus une juste application du principe de la liberté de l'enseignement dont le Conseil constitutionnel a jugé qu'il constituait "l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République". Il est impossible que l'organisation de l'exercice d'une liberté publique dépende de décisions des collectivités locales et, ainsi, puisse ne pas être la même sur l'ensemble du territoire.
Il ne garantit pas le respect des principes posés par l'article 13 de la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, ni celui du principe de laïcité de la République française consacré par l'article 2 de la Constitution qui exclut que la collectivité publique puisse affecter des crédits publics au patrimoine immobilier d'une personne.
J'entends dire : "Mais vous avez, vous-même, ouvert la voie avec les accords Lang-Cloupet ou le financement de l'enseignement agricole", etc.
Pardon : comparaison n'est pas raison… Dans ces domaines-là, il s'agissait de résoudre, par la négociation et non par l'oukaze, un contentieux juridique et non une dette idéologique sur des crédits de fonctionnement et non sur le financement public de patrimoines privés.
Et il y a plus grave, qui est apparu lors des débats parlementaires, suite à de nombreuses interpellations du ministre par des parlementaires vigilants et inquiets : le principe dit de "spécificité" est relégué aux oubliettes.
Essayons d'être pédagogue. Quel est ce principe de "spécificité" ? Il édicte l'idée que les collectivités n'interviennent que, spécifiquement, dans le domaine de leurs compétences. En matière d'éducation, les compétences sont : pour les régions, les lycées; pour les départements, les collèges et, pour les communes, les écoles maternelles et primaires.
Or, ces principes stricts pour les crédits destinés à l'enseignement public sont volontairement ignorés par la nouvelle loi menaçante : en clair, une commune pourra intervenir financièrement pour des collèges ou des lycées privés, ce qu'elle ne peut pas faire pour des collèges ou lycées publics ! Y a-t-il preuve plus irréfutable de ce renversement de priorité, de ce changement politique profond ?
Je suis maire d'une commune où coexistent une école publique et une école privée et vice-président d'un conseil général où coexistent collèges publics et collèges privés. Je connais précisément l'état de nos finances locales et je sais le prix politique que nous payons pour maintenir la fiscalité locale dans des limites raisonnables. Et je veux dénoncer avec force la supercherie de ceux qui plastronnent dans l'hémicycle de l'Assemblée ou dans les médias en annonçant qu'ils vont baisser l'impôt sur le revenu et qui, parallèlement, indirectement mais inéluctablement, obligent les collectivités locales à augmenter les impôts locaux.
C'est trop facile… et c'est aussi de cela qu'il s'agit ici : créer une charge nouvelle pour les collectivités, sans leur en donner les moyens.
Derrière un problème de forme, au-delà d'un prétexte fallacieux, malgré les attendus constitutionnels et la tradition républicaine, c'est tout un projet politique qui se dessine: quand il faudrait redoubler d'efforts pour que l'école de la République s'ouvre plus encore à la modernité, s'adapte mieux encore aux réalités économiques et sociales, joue pleinement son rôle intégrateur et émancipateur, notamment dans tant de banlieues difficiles, on nous propose une dérégulation pour que la formation soit réduite à un vaste marché où une soi-disant libre-concurrence régnerait. On sait qui paierait le prix de ce projet: les plus défavorisés. Projet idéologue et dangereux qui montre, que le libéralisme reste une menace quand il s'attaque aux fondements de notre République.