Article de M. Jacques Toubon, ministre de la culture et de la francophonie, dans "Le Monde" du 1er octobre 1993, sur la nécessité d'une clause "d'exception culturelle" afin d'exclure les œuvres audiovisuelles de l'application des principes du GATT, intitulé "Laisser respirer nos âmes ".

Prononcé le 1er octobre 1993

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Média : Le Monde

Texte intégral

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l'Accord général sur le commerce et les droits de douane (GATT) ne portait que sur l'échange des marchandises et donc excluait la culture.

Les États-Unis demandent, dans la négociation actuelle, que les échanges culturels soient considérés comme les autres services (services financiers, télécommunications) et soient désormais régis par les principes du GATT, notamment la clause de la nation la plus favorisée et la non-discrimination.

Nous voulons convaincre nos partenaires, la Commission et plus tard les négociateurs américains, que seule une clause "d'exception culturelle", qui exclut les œuvres audiovisuelles de l'application des principes du GATT, peut sauver l'indépendance et l'existence du cinéma et de l'audiovisuel européens.

Ces données ont été largement reprises par la presse ; mais la position française a été parfois présentée de façon caricaturale ; à en croire certains, le débat actuel sur l'exception culturelle des œuvres audiovisuelles serait un débat typiquement français, dépourvu de tout enjeu économique réel, révélateur des angoisses identitaires d'une société française en mal de projet. J'exagère à peine.

En réalité, trois faits sont évidents et motivent notre position :

1. La production européenne n'est pas l'industrie marginale ou moribonde que l'on voudrait nous faire croire, si mal en point qu'elle ne mériterait même pas l'effort d'un dernier combat.

2. C'est non seulement l'avenir de la production, mais aussi celui de tous les diffuseurs qui est en jeu.

3. La survie des producteurs et diffuseurs européens, au-delà de ses enjeux économiques considérables, revêt un intérêt culturel majeur, qui touche à la survivance même des différentes formes de l'identité européenne.

Nous ne jouons pas "pavane pour une industrie défunte". La vérité est que, tant aux États-Unis qu'en Europe, le poids de la production audiovisuelle proprement dite est relativement modeste, en termes d'investissements ou en termes d'emplois, si on le compare à d'autres types de services, comme les télécommunications ou les services financiers. On estime l'investissement global français dans l'audiovisuel, pour 1991, à 6,3 milliards de francs environ ; le secteur emploie 47 000 personnes. Au niveau européen, l'investissement en production est évalué à 28 milliards de francs.

Quant à la diffusion, le chiffre d'affaires global de l'audiovisuel français était, en 1991, de 45 milliards de francs.

Les entreprises audiovisuelles européennes, pour leur part, ont vu leur chiffre d'affaires atteindre, en 1991, 33,15 milliards d'écus – ce qui représente un quart du total de l'audiovisuel américain. Je précise également que quarante-cinq entreprises européennes figurent dans le classement des cent premières entreprises audiovisuelles mondiales.

Des perspectives qui donnent le vertige

Si l'on raisonne à plus long terme, la multiplication des canaux qu'entraîneront la numérisation et surtout l'intégration des services, télématique, télévision, informatique personnelle, que permettront les futures "autoroutes de la communication", ouvre des perspectives industrielles et commerciales qui donnent le vertige, et nous savons que l'arrivée de ces innovations est pour bientôt.

Le problème est le suivant : dans ce qui sera le secteur-clé des services de l'avenir, continuerons-nous à exister ?

Par rapport aux Américains, la réponse est malheureusement négative, pour des raisons démographiques et historiques. Dans aucun pays de la CEE, l'industrie audiovisuelle ne jouit d'un marché à la mesure de celui des États-Unis : la population des Douze est certes de 330 millions d'habitants, mais elle ne constitue pas un marché linguistique homogène.

Le marché audiovisuel national est donc beaucoup plus développé aux États-Unis qu'en Europe ; cette avance qu'explique la dimension du marché américain a permis à de grandes entreprises du secteur, comme les studios de Hollywood, de se structurer dès les années 30, et de s'implanter en Europe, alors que les entreprises européennes ne travaillaient que sur des marchés nationaux de petite taille. Le résultat apparaît dans le déficit de la balance des paiements européens qui, sur le poste "audiovisuel", atteint 22 milliards de francs ; il était de 9 milliards en 1980. Le paradoxe de l'histoire est que ce sont les Américains qui crient au protectionnisme…

Si l'ampleur croissante des importations de produits audiovisuels américains n'a pas empêché les entreprises audiovisuelles européennes de se développer, c'est grâce aux réglementations nationales favorables, dont le maintien est indispensable pour éviter l'émergence d'un déséquilibre suicidaire pour nous. Sans en faire le recensement et pour en rester à l'exemple français, on sait que l'essor de la production s'explique par le jeu d'un double mécanisme : une réglementation de la diffusion, comportant notamment des quotas de diffusion et des obligations de production des chaînes qui ont permis aux producteurs de programmer leur développement ; un système d'aide financière à travers le compte de soutien géré par le Centre national de la cinématographie du ministère de la Culture.

Un combat pour l'avenir

Les disciplines commerciales prévues par le futur accord GATT – services condamneraient les règles communautaires et nationales même si la lettre du traité donnait l'apparence de les épargner.

Nous ne pouvons, au nom du succès des négociations, sacrifier un secteur industriel majeur même s'il n'atteint pas la dimension de l'industrie américaine. Nous ne saurions décider délibérément, en acceptant de soumettre les biens culturels au GATT, que dans dix ans les films et les programmes audiovisuels seront tous d'origine américaine ou japonaise. Notre combat n'est pas celui du passé, mais celui de l'avenir, d'une économie qui représente une des meilleures chances pour le futur.

Les chaînes de télévision sont menacées comme les producteurs eux-mêmes. Contrairement à ce qui a été écrit, nous ne cherchons pas à barrer la route en Europe aux programmes américains. Nous en avons besoin. Mais l'aide et le soutien à la production européenne deviendront quasi impossibles si les règles du GATT incluent ce secteur, et cela implique à terme la quasi-disparition des productions nationales en Europe.

Or la production européenne remplit quelque 40 % à 50 % du temps d'antenne en Europe et offre à nos diffuseurs un avantage économique extraordinairement précieux celui d'une garantie d'approvisionnement pour la "matière première" que constitue le programme. Les coûteuses aventures de Canal + aux États-Unis s'expliquent parce que l'entreprise de diffusion la plus profitable du monde vit dans la hantise du refus de vente des films des majors américaines.

Or, avec Ted Turner, les studios américains ont changé de stratégie. Plutôt que d'inonder les chaînes européennes de paquets de programmes déjà amortis, ils tentent de vendre désormais, également à des prix de dumping (5 F par abonné pour les chaînes Turner, contre 7 à 8 francs pour les autres chaînes), des chaînes "clés en main", aux programmes exclusivement américains, qui inonderont rapidement les réseaux de câblodistribution dont la capacité devrait être multipliée par dix avec le développement du numérique.

En conséquence, les grands diffuseurs européens, qui ont fait une partie de leurs profits grâce à la distribution de produits américains, n'auront plus accès à ces programmes ; il sera plus avantageux pour un groupe de la taille de Viacom-Paramount, en voie de constitution, réunissant en une seule entité intégrée les canaux du câble et les programmes de la major hollywoodienne, de vendre directement des chaînes américaines plutôt que de vendre des programmes aux chaînes européennes.

Cette révolution menace directement tous les diffuseurs européens. Pour nous en préserver, nous ne disposons que de deux armes, auxquelles nous devrons renoncer si l'audiovisuel est banalisé au sein du GATT :

La première consiste à préserver et promouvoir la production européenne, qui, pour être plus chère que les programmes américains, reste, comme l'attestent toutes les études, la préférée du public européen, et qui en outre assure la sécurité d'approvisionnement de nos diffuseurs.

La seconde consiste à assurer la préférence communautaire pour l'accès au câble. C'est cette préférence qui a permis au CSA et à son homologue belge d'interdire motif du non-respect des quotas la reprise des chaînes Turner sur le câble, reprise qui aurait très rapidement fait exploser la réglementation communautaire et les réglementations nationales, car il serait impossible à un État d'imposer à ses nationaux des contraintes dont sont dispensés les étrangers.

Ayons une vision lucide du futur si le GATT s'applique à l'audiovisuel, à court ou à moyen terme, c'est une Europe totalement ouverte qui s'offre au déferlement des chaînes et des programmes américains.

Pas d'anti-américanisme : la survie de notre culture et le pluralisme sont en cause. Personne au monde n'a été, n'est aussi chaleureusement favorable aux grands cinéastes américains que le public européen. Ce cinéma-là fait partie désormais de notre culture, au même titre que Shakespeare ou Molière, et, pour prendre un exemple plus actuel, ce n'est pas un hasard si Woody Allen sort d'abord ses films en Europe. Et nous ne refusons pas non plus le "cinéma de distraction" dans lequel les Américains sont passés maîtres et qui a conquis le public : je l'ai dit, nous en avons besoin, pour nos salles comme pour nos télévisions. Mais le problème est ailleurs ; il est culturel.

On me dit : la culture vit d'échanges et de croisements, et non pas d'un repli identitaire. J'en suis d'accord, et nul plus que moi ne croit à la fécondité de l'échange des cultures. Mais, pour qu'il y ait échange, il faut un minimum d'équilibre, et de réciprocité, il faut être deux.

Les écrans européens sont occupés à 74 % par les films américains. Partout en Europe, nos films éprouvent de plus en plus de difficultés à sortir dans des conditions satisfaisantes, les salles étant retenues plusieurs mois à l'avance par les "majors" de la distribution pour les grosses machines de Hollywood, Les situations d'entente comme celle de UIP, qui rassemble pour la distribution les forces de trois majors, ne font qu'aggraver le phénomène. Où est l'échange ? Où est le croisement des cultures ?

Un mode de vie sous influence

Les citoyens de la CEE passent cinq milliards d'heures par an à regarder des films américains à la télévision, quand les Américains ne consacrent que 180 millions d'heures à regarder des films européens. On peut dire, en caricaturant, que les Européens sont, en matière de télévision, vingt-sept fois plus ouverts que les Américains. Où est la libre circulation des idées ?

J'ajouterai une précision encore : 92 % de la fiction étrangère diffusée sur toutes nos chaînes nationales est d'origine américaine. Quelle ouverture au reste du monde offrons-nous à nos enfants et à nous-mêmes ?

Soyons attentifs : dans ce déséquilibre, dans cette absence de diversité et de pluralisme, il y a, en germe, toutes les frustrations identitaires, génératrices, à terme, de toutes les xénophobies. Et, par le biais des images, c'est notre mode de vie en général qui est sous influence.

Quand un film donne lieu à un matraquage médiatique de l'ampleur de celui qu'on observe aujourd'hui ; quand ce matraquage est redoublé par la déclinaison, dans le monde entier, de plus de 1 000 produits dérivés, pour un bénéfice attendu de 1 milliard de dollars ; quand, en France, l'industrie alimentaire, l'industrie du jouet et la distribution de quartier ne voient, pour cette rentrée, leur salut que dans l'exploitation d'images sous licence de ce même film, je constate simplement qu'il y a appauvrissement du cadre de vie de chacun, et, par là même, de l'imaginaire collectif et individuel.

Nous ne voulons pas que nos âmes soient asphyxiées, nos yeux aveuglés, nos entreprises subjuguées. Nous voulons respirer librement, respirer l'air qui est le nôtre, l'air qui a nourri toute la culture du monde et qui, demain, risquerait de manquer à l'humanité. Tous ensemble, des deux côtés de l'Atlantique et du Pacifique, soyons mobilisés pour cette bataille de la vie.