Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Votre réaction à l'invalidation de J. Lang ?
M. Rocard : Je suis un peu triste pour lui. Je voudrais lui dire un signe d'amitié. Jack est un homme de culture. Il apporte quelque chose à la vie politique. Il va manquer au Parlement. Je le regrette beaucoup.
J.-P. Elkabbach : Doit-il poursuivre son destin politique ?
M. Rocard : Bien entendu.
J.-P. Elkabbach : Cela ne va pas le réduire au silence pendant une année ?
M. Rocard : Cela va lui compliquer la vie. C'est ce que je regrette. Mais j'espère que non.
J.-P. Elkabbach : A-t-il été trop dépensier ?
M. Rocard : C'est ce qu'il faut croire. J'en ai de profonds regrets. Il faut dire que cette loi, dont je suis l'auteur, est d'une application difficile. C'est une loi brutale par rapport au caractère malsain des financements politiques du pays avant que cette loi n'intervienne. J'ai en effet proposé au Parlement, qui l'a voté et durci, un texte très brutal qui plafonne les campagnes électorales, qui légalise leurs financements et met des contrôles draconiens. Tout le monde n'en a pas l'habitude. Il est difficile de se couler dans ce moule. Ce qui vient d'arriver à Jack, je le regrette beaucoup pour lui, mais je reconnais que c'est une des conséquences du nettoyage des Ecuries d'Augias des finances politiques. Je reste fier d'avoir fait cette loi. Mais Jack aurait dû faire un peu plus attention. Mais je voudrais tout de même lui dire mon amitié.
J.-P. Elkabbach : La France est-elle en train de gagner à propos du GATT ?
M. Rocard : Pas vraiment. On n'a pas remis en cause l'esprit catastrophique des accords qu'on désigne sous le nom de Blair House. C'est très dommage. Il faut savoir qu'avant ces accords, les agriculteurs d'Europe étaient protégés contre les variations du dollar. Par conséquent, notre activité agricole avait une protection un peu excessive qu'on pouvait protéger de la sous- évaluation du dollar. Ce n'est plus le cas à présent : c'est terrible. Deuxièmement, l'accord fait est dramatique puisqu'il oblige à une réduction des volumes exportés de 21 % : c'est gigantesque ! Cet accord a été négocié pour six ans. Quand vous vous lancez dans l'agriculture, qu'on choisisse de faire de l'élevage ou de la culture, d'acheter tel terrain ou tel autre, d'irriguer ou pas, c'est pour longtemps.
J.-P. Elkabbach : Ce sera neuf ans, pas six !
M. Rocard : Cela ne suffit pas, c'est une plaisanterie ! La structure d'une exploitation agricole, il fallait qu'elle soit pérenne. C'est d'ailleurs ce qu'avaient demandé tous les négociateurs européens. C'est une des raisons qui avait amené J. Chirac pendant la dernière campagne électorale à dire "veto, veto, veto". Rien n'a changé à cela, sinon qu'on est passé de six à neuf ans. Vous n'allez pas changer vos structures d'irrigation…
J.-P. Elkabbach : Vous êtes plus chiraquien que Chirac ?
M. Rocard : Je supporte mal que vous le preniez de la sorte ! Je ne dirais pas cela. Si j'étais toujours Premier ministre et que je rapporte cet accord à la France, on peut imaginer ce que diraient M. Chirac et BALLADUR : "c'est un accord épouvantable, c'est effrayant, ce gouvernement a très mal négocié, refusons la confiance, il ne faut pas signer". Ils mettraient même les campagnes à feu et à sang puisqu'ils ont, avec une partie du monde agricole, des relations beaucoup plus denses et confiantes que celles que nous pouvions avoir.
J.-P. Elkabbach : Vous comprenez les agriculteurs qui se plaignent ?
M. Rocard : Je les comprends très bien. La négociation n'est pas finie. Mais je ne vois pas comment on reviendrait sur la fin de la protection agricole, sur le fait que ce règlement n'est pas pérenne, sur cette réduction de 21 %. Tout cela est gravissime. Il y a eu quelques petits avantages on est passé de six à neuf ans. C'est peu de chose. Dans ce monde de jungle, mieux vaut un mauvais accord que pas d'accord du tout. Je n'aurais pas la démagogie dont M. Chirac principalement nous a entouré lors de la dernière campagne électorale. Nous payons un prix terrible : la manière dont le gouvernement a conduit cette fin de négociation a complètement isolé la France. Nous ne sommes pas porteurs d'intérêts seulement français. Il faut savoir que la Confédération paysanne allemande et deux ou trois grandes organisations d'agriculteurs belges sont d'accord avec nous. Il y a une certaine manière de dire les choses. On a laissé la presse américaine tirer sur la France : on a agacé. En plus, le fait que l'accord n'est pas bon se traduit par le fait que le gouvernement se retourne vers les autres Européens pour aller mendier. Cela montre que cet accord n'est pas équilibré. Je suis inquiet. Mais en effet, il n'y a pas de choix. Ne pas signer aggraverait tout. Il n'y a pas que des agriculteurs, même si leurs soucis me font souci, et même si je suis bien placé pour les comprendre et les appuyer. Mais nous avons 17 millions de salariés. Il y en a un sur quatre qui travaille pour l'exportation. Nous sommes la première nation du monde pour le tourisme. Il ne faut pas nous sortir du jeu des relations internationales.
J.-P. Elkabbach : N'est-ce pas difficile de comprendre qu'il faut quand même signer un accord mauvais ?
M. Rocard : C'est très difficile à comprendre. C'est pourquoi cette situation est effroyable. C'est pourquoi nous ne voterons pas la confiance au gouvernement pour cette mauvaise fin de négociation.
J.-P. Elkabbach : C'est la décision du PS entier ?
M. Rocard : Oui, elle est irrévocable.
J.-P. Elkabbach : La France demande à la Communauté des garanties. Êtes-vous d'accord ?
M. Rocard : Je n'aime que nous apparaissions comme quémandeurs. Mais il n'est pas improbable que les agriculteurs allemands, belges et espagnols appuient ces demandes, auquel cas la Communauté sera bien obligée de payer le prix de sa mauvaise négociation. C'est la Communauté qui a accepté Blair House.
J.-P. Elkabbach : Le PS prend le risque dire non à tout ?
M. Rocard : Pas à tout puisque je vous dis que mieux vaut un mauvais accord que pas d'accord du tout. À ce niveau, c'est dommageable. Nous ne sommes pas des inconditionnels de l'opposition.
J.-P. Elkabbach : Le président de la République en a-t-il trop fait ou pas assez ?
M. Rocard : Le Président a appuyé le gouvernement. Mon analyse sur l'étau ou la seringue où nous avons été mis vient du fait que, quand P. Bérégovoy, Premier ministre, a découvert la catastrophe de l'accord de Blair House, il a immédiatement demandé la confiance à l'Assemblée nationale pour pouvoir négocier un changement avec l'accord général du pays. On le lui a refusé brutalement. Alors tout le monde s'est dit que ce n'était plus la peine de négocier avec ce monsieur-là.
J.-P. Elkabbach : N'êtes-vous, pas en train d'affaiblir le gouvernement en tenant tous ces propos ?
M. Rocard : Je suis en train de dire qu'il nous faut un accord de toute façon. Il reste que nous sommes dans une situation sur laquelle n'importe quel expert ou n'importe quel paysan vous dira que ce qu'on a obtenu ces jours derniers est très peu de chose.
J.-P. Elkabbach : E. Balladur va tirer un grand profit politique de cet accord ?
M. Rocard : Pour 15 jours, cela va se payer. N'oublions pas que tout le problème de la culture est non-réglé, que quiconque produit de la chanson et du cinéma en France sait que nous avons maintenant une menace sur la survie commerciale des instruments de notre langue. C'est gravissime.
J.-P. Elkabbach : Vous l'attaquez parce vous le retrouverez en 1995 face à vous ?
M. Rocard : Non, c'est lui qui se trouve être Premier ministre. Les grands partis comptent. Ce sera plutôt J. Chirac. Mais ce n'est pas le problème. J'attaque un mauvais accord.
10 décembre 1993
Vendredi
GATT : refuser la confiance au gouvernement
Le gouvernement Balladur est pris au piège de ses contradictions. Au moment où, l'an dernier, il aurait fallu affirmer l'unité nationale, l'opposition d'alors, la majorité d'aujourd'hui, a refusé sa solidarité au gouvernement de Pierre Bérégovoy, affaiblissant ainsi la France dans la négociation. Le gouvernement Balladur a ensuite aggravé cette situation en isolant notre pays par ses rodomontades. Il est aujourd'hui contraint d'accepter un accord global qui n'est pas un bon accord.
Les objectifs affichés par le gouvernement et attendus par les Français ne sont en effet pas atteints. Dans le domaine agricole, l'accord de Blair House n'a pas été modifié, sinon à la marge, dans son interprétation. Sur l'exception culturelle, essentielle à notre identité collective, rien n'est acquis à ce stade. Sur la création jugée indispensable d'une organisation du commerce mondial, aucun progrès n'a été réalisé, ce qui représente une victoire majeure des États-Unis, qui pourront continuer de pratiquer tranquillement leur politique unilatérale. De ce fait aussi, ni les nécessités d'un nouvel ordre monétaire mondial protégeant contre les fluctuations monétaires, ni celles d'intégrer le respect de normes universelles de droit social ne seront prises en compte. Des éléments essentiels à une reprise économique en Europe et à la lutte contre le chômage seront ainsi manquants. Il reste au gouvernement à quémander, auprès de nos partenaires européens, des compensations et à demander aux contribuables des efforts pour limiter les conséquences négatives de l'accord final les socialistes appellent les Français à juger de l'écart entre les engagements pris devant les électeurs par l'actuelle majorité et les résultats obtenus. Ils en tireront les conclusions, en refusant la confiance au gouvernement le PS œuvrera au renforcement d'une Union européenne capable de faire triompher l'idée d'un commerce mondial équitablement organisé, évitant toute hégémonie et favorisant le développement des pays les plus pauvres.
Communiqué du bureau exécutif du 8 décembre 1993
Réorganiser l'espace politique à gauche
Prélude à l'organisation des assises de la transformation sociale, un appel devrait être lancé dans les prochains jours. Face au retour culturel et idéologique de la droite, un front des forces de progrès se met en place, comme l'explique Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire national du PS aux relations extérieures.
Vendredi : Où en sont les relations entre le PS et les autres forces d'opposition ?
M. Rocard : Nous avons repris contact avec l'ensemble des forces d'opposition démocratique dans notre pays. Si l'on ne se tourne pas vers nous, les rangs de l'opposition à la majorité RPR-UDF se renforcent.
Vendredi : Peut-on dégager des points de convergence sur le fond entre les différents partenaires ?
M. Rocard : Toutes les formations partagent notre analyse sur le libéralisme conservateur de la droite déréglementation des acquis, réglementation de la vie. Cette attitude où la droite, responsable de la situation quotidienne des Français, est l'adversaire principal, combinée à l'émergence de mouvements sociaux, ne modifie pas la donne post législative, mais, réorganise l'espace politique à gauche.
L'échec
Imaginez un instant que ce soient des socialistes qui aient présenté cet accord ! Vous les entendez, les cris d'horreur que pousseraient à l'unisson ceux-là mêmes qui, demain, vont nous expliquer comme ils ont bien travaillé ! Édouard Balladur comme Jacques Chirac, non seulement voteraient bruyamment contre, mais encore ils contribueraient à allumer dans les campagnes tous les feux possibles.
Et, certes, cet accord est mauvais. Mauvais par rapport à ce qu'il aurait pu être si, dès le début, la droite avait accepté, comme le lui proposait Pierre Bérégovoy, de renforcer les positions françaises par une manifestation d'unité nationale. Mauvais par rapport aux promesses dont cette même droite n'a cessé d'abreuver les Français. Mauvais pour notre culture qui reste menacée. Mauvais encore par toutes les questions qui ne sont pas réglées. Autant d'échecs que le talent de communication du gouvernement, pour indiscutable qu'il est, ne pourra pas faire oublier longtemps. Nous, en tous cas, ne l'oublierons pas. Et lorsque, la semaine prochaine, le gouvernement, en engageant sa responsabilité, demandera quitus de son action, il ne pourra compter que sur des soutiens aveugles, car tous ceux qui seront lucides le lui refuseront.
M. Rocard