Interview de M. Jacques Chirac, maire de Paris et président du RPR, dans "Paris-match" du 22 juillet 1983, sur l'immigration, les problèmes de Paris et l'Europe.

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Média : Actualité de Paris - FRA - PARIS - Paris Match

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Les diagnostics et les remèdes de Chirac par Jean Cau

L’Expo, la sécurité des Parisiens, les squatts, l’immigration sauvage et les problèmes de la rentrée…

« A l’automne, la France récoltera ce que le gouvernement a semé »

Jean Cau : Avez-vous été surpris par la rapidité avec laquelle le président de la République a classé définitivement le dossier Expo ?

Jacques Chirac : Dans un certain sens oui, mais à travers sa rapidité, je crois que le Président a montré surtout qu’il voulait sortir le plus rapidement possible d’un mauvais pas et que convaincu qu’il s’était engagé dans une affaire qui tournait mal, il n’a pas voulu en assumer les conséquences. J’en veux pour preuve qu’a été classé aussi le dossier de nos propositions de situer l’exposition à Marne-la-Vallée, à vingt kilomètres de Paris, c’est-à-dire hors les murs, comme ce fut le cas à Bruxelles, Osaka et Montréal. A partir de là, bien entendu, les thuriféraires du Président ont voulu me faire porter le chapeau en adoptant un ton polémique complètement déplacé, atteignant même, dans le cas de M. Jack Lang, un haut niveau d’élucubrations fort mal cultivées.


J.C. : Et l’affaire a glissé au plan politique pur.

J. Chirac : Ce gouvernement étant essentiellement de nature idéologique. Il fallait s’y attendre. Dès qu’il y a un problème qu’il ne peut ou ne veut affronter, il se réfugie dans l’idéologie manichéenne. Dans le partage bons et mauvais, blancs et noirs. Si on réagit, on est traité de factieux qui doivent s’effacer. Et, pour ce faire, on en appelle à une pseudo légitimité sociale qui est le contraire d’une légitimité démocratique.

J.C. : Là, on s’est écrié : « Du moment que Jacques Chirac oppose son veto… »

J. Chirac : Vous observerez quelle soudaine force a pris ce qu’ils appellent mon « veto » n’est-ce pas ? Mais quand il s’est agi, par exemple, du statut de Paris, et qu’une unanimité s’est dégagée contre celui-ci, vous observerez aussi que là, on a pas tenu du tout compte de nos avis. En vérité, je le répète, le gouvernement n’attendait qu’une occasion de s’enlever cette épine du pied. C’est tout.

J.C. : Vous aviez, lors de votre rencontre avec M. Mitterrand, parlé de l’Exposition…

J. Chirac : Oui, et nous lui avons exprimé notre idée de la déplacer.

J.C. : Et que vous a-t-il dit ?

J. Chirac : Qu’on « allait voir » et qu’il tiendrait « le plus grand compte, à ce sujet, de nos avis ». On a vu.

J.C. : Je voudrais maintenant — changeons de thème — vous parler d’un problème qui obsède à juste titre les Français en général et les Parisiens en particulier, et qui est celui de la sécurité. Rendu encore plus aigu en ces veilles de vacances où l’on annonce une recrudescence de cambriolages…
500 agressions dans le métro en 75 ; 3 500 en 82. En un an 25 % de plus d’agressions sur la voie publique ; vols et cambriolages, 40 %. Sans compter les actes de vandalisme et les méfaits non déclarés. Et la drogue…

J. Chirac : 100 % en un an.

J.C. : Alors ?

J. Chirac : Alors, le maire de Paris n’a pas de pouvoir de police et les tâches de maintien de l’ordre, en France, sont conférées à l’Etat. Je n’ai donc aucun pouvoir en matière de sécurité. Je ne le revendique pas, d’ailleurs, et trouve naturel que l’Etat l’assume. Mais j’ai conscience entière que c’est prioritaire et que, pour stopper et réduire l’insécurité, il faut que des moyens soient prioritairement mis en place. On a dépensé un argent fou, par exemple, pour des nationalisations ruineuses et inefficaces alors que sur la sécurité aucun effort n’a été fait. Ni en hommes ni en matériels. Notre police nationale, pourtant excellente et dévouée à ses tâches, n’a pas été dotée comme il aurait fallu. J’ajouterai qu’il y a aussi un « état d’esprit ». Pour nos responsables socialistes, un délinquant ne l’est qu’« à cause de la société ». Donc, quand il accomplit son méfait, c’est vous le coupable qui incarnez la société, ce n’est pas lui. Dès lors, la politique conduite dans le domaine de la justice — qui, elle, devrait sanctionner — s’est traduite par une excessive tolérance, un laissez-aller, une indulgence proche de la faiblesse…

J.C. : Que faire ?

J. Chirac : En effet, que faire ? Donner à la police les moyens et l’ambition de faire respecter la loi au lieu, trop souvent, de la désavouer. Démontrer — ce que ne fait pas l’Etat — qu’on a une volonté. Pour moi, je n’arrête pas de protester. Inlassablement. Mais si vous saviez le temps qu’il a fallu rien que pour obtenir l’expulsion des squatters de la rue de Flandre ! Si vous saviez !

J.C. : Il y a des lieux plus effarants  encore. Près de la gare de Lyon, par exemple… « L’îlot Chalon » où vivent 3 ou 4 000 Africains…

J. Chirac : Pour celui-là, c’est fait. C’est voté. Tout cet ensemble sera détruit, rénové.

J.C. : Dans quels délais ?

J. Chirac : Trois, quatre ans.

J.C. : C’est long.

J. Chirac : C’est exact. Trop long.

J.C. : Et où iront les milliers de gens qui occupent ce lieu ?

J. Chirac : C’est tout le problème. Tout le grave problème.

J.C. : Qui pourrait nous servir de transition pour parler de celui de l’immigration. Voulez-vous ?

J. Chirac : Oui, car c’est un grave problème.

J.C. : Qu’en pensez-vous ?

J. Chirac : Je pense qu’il y a là une situation qui devient de plus en plus préoccupante. L’ensemble des mesures adoptées par le gouvernement depuis mai 1981, à savoir notamment moins de contrôles aux frontières, peu d’expulsions, aide aux étrangers entrés illégalement, régularisation des situations irrégulières, etc., a conduit à un accroissement très sensible du nombre d’immigrés arrivant illégalement en France et principalement à Paris, qui attire beaucoup ces populations.

Il y a quelques mois, on a pu constater un accroissement de l’immigration traditionnelle d’Afrique du Nord, à laquelle s’ajoute maintenant une immigration supplémentaire qui arrive par vagues successives : les Indo-pakistanais puis, très récemment, des Africains en grand nombre (Ghanéens, Zaïrois, Angolais) et des Chinois de Hongkong. Ces immigrants clandestins se réclament du statut de réfugié politique. Ils sont de plus en plus anglophones et transitent par Londres qui les expulse sur la France, dernier pays « accueillant et ouvert » d’Europe occidentale, pays où, en outre, les prestations sociales sont distribuées très largement.

L’immigration : un problème qui s’aggrave

J.C. : Comment se répercute cette situation sur les différents services de la ville et du département de Paris ?

J. Chirac : Le nombre de demandes de « certificats d’hébergement » auprès des mairies annexes a augmenté entre 81 et 82 de près de 100 %. Le nombre global de certificats est passé en situation cumulée de 2 941 au 15 septembre 82 à 32 600 fin janvier 83. Sont concernés particulièrement les 2e, 10e, 11e, 18e et 20e arrondissements.

Dans le domaine scolaire, le nombre d’élèves étrangers inscrits dans l’enseignement pré-élémentaire et élémentaire à Paris augmente année après année pour se situer actuellement à 30 % en moyenne, chiffre considérable qui traduit des situations plus aiguës encore dans certains arrondissements : 52 % d’étrangers dans les écoles du 2e arrondissement, 42 % dans le 3e, 38 % dans les 1er, 10e et 11e arrondissements.

Les services du bureau d’aide sociale sont très largement sollicités par ces nouveaux immigrants. Ces populations sont particulièrement revendicatives et parfois agressives. Elles sont bien informées sur « leurs droits », ce qui témoigne de l’existence de filières et d’officines diverses les mettant en condition.

Les agents du b.a.s. font de plus en plus difficilement face à cette situation de tension permanente.

La direction départementale des affaires sanitaires et sociales ressent également ce phénomène par le biais des demandes d’introduction en France de familles de travailleurs migrants en vue de regroupements. Ces derniers sont maintenant facilités par les pouvoirs publics qui ont publié des dispositions très favorables en ce sens. En outre, les assistantes sociales sont de plus en plus sollicitées par ces populations.

En matière de demande de logement, le pourcentage d’étrangers est de 27 % et a crû sensiblement depuis trois ans.
Voilà les faits.

J.C. : Je pose encore une fois la question : que faire ?

J. Chirac : Que faire ? Ni laxisme, ni racisme. Mais plus précisément, il faut :

1) Un meilleur contrôle des frontières, qui permettrait d’éviter l’entrée de faux touristes. Le rétablissement de l’obligation de visa, pour certains pays, permettrait également un meilleur contrôle. Il conviendrait aussi de prévoir le refus automatique de régularisation des personnes entrées autrement que sur visa de long séjour (cas des conjoints entrés sur visa touristique). Nécessité de mentionner sur les passeports les interdictions de pénétrer sur le territoire, ou les injonctions de quitter le territoire, ce que les autorités françaises ne font pas, à la différence de la Grande-Bretagne et de la RFA par exemple.
2) Une politique nette à l’égard des « faux étudiants », qui utilisent abusivement le prétexte d’études pour s’installer.
3) Une lutte efficace contre les trafics de faux papiers est indispensable. Elle requiert la mise en place de policiers spécialisés et l’application de peines sérieuses.
4) Un meilleur contrôle des conditions dans lesquelles se font les regroupements familiaux. Cette mesure passe par un meilleur contrôle des lieux d’habitation et un contrôle des ressources.
5) Un contrôle des demandeurs d’asile. Deux mesures sont à mettre en place :
- non-admission des étrangers ayant séjourné plusieurs mois dans d’autres pays (exemple, les Congolais qui deviennent Zaïrois après être passés en Belgique) ;
- reconduite à la frontière lorsque les voies de recours sont épuisées et fermeture effective des frontières aux refoulés et reconduits, ce qui nécessite des moyens humains et la mise en place de fichiers.
6) L’encouragement au retour pour les réfugiés politiques de pays qui ont connu une évolution plus favorable. Par une aide à rétablir pour les personnes démunies d’emploi. Il est à noter que les renouvellements de cartes de séjour ne tiennent désormais plus compte de l’existence d’un emploi.
7) Une reconduite automatique aux frontières de manière à opérer une véritable dissuasion pour les entrants irréguliers : délinquants (pour certains crimes et délits) ; condamnés pour infraction à l’ordonnance de 1945 sur le séjour des étrangers ; condamnés pour usage de faux papiers.
8) Mettre fin à l’attribution de prestations sociales automatiques. Cette mesure implique que les pouvoirs publics n’accordent plus de prestations d’aide sociale, au titre de l’aide légale, aux étrangers en situation irrégulière, et ce par une modification des législations.
9) Adopter dans l’administration de la capitale des mesures spécifiques dans ses domaines de compétence pour lutter contre l’immigration clandestine :
- certificat d’hébergement. Ce document doit constituer l’une des pièces essentielles pour autoriser l’entrée sur le territoire. Je suis intervenu à plusieurs reprises auprès du ministère de l’Intérieur pour demander l’application du décret du 27 mai 82, le préfet de police, dans le cadre de ses compétences exclusives en matière de maintien de l’ordre, assure le contrôle effectif des conditions d’hébergement des immigrés postulants. Le ministère ne m’a pas fait connaître sa réponse. Le préfet de police m’a fait savoir qu’il n’était pas compétent. En conséquence, j’ai saisi le gouvernement de ce problème en lui faisant savoir que si une réponse rapide ne m’est pas donnée, les services municipaux ne délivreraient plus de certificats d’hébergement. Cette mesure devrait contribuer à réduire l’arrivée d’immigrés à Paris ;
- en matière scolaire. La ville refusera l’inscription en écoles maternelles et en crèches des enfants d’immigrés en situation irrégulière, c’est-à-dire partout où il n’y pas obligation scolaire ;
- en matière sociale. La ville et le bureau d’aide sociale ne feront plus bénéficier des prestations relevant de l’aide facultative les immigrés en situation irrégulière. De même, le département de Paris va intervenir auprès de l’Assistance publique de Paris pour mettre fin aux formules en vigueur de facturation automatique, adoptées par cette institution, des frais de séjour des immigrés sur le département de Paris au titre de l’aide médicale gratuite. Désormais, une enquête préalable sera nécessaire pour accepter un malade étranger en situation irrégulière, de même qu’un paiement préalable.

Pas de racisme c’est pour moi une obsession.

J.C. : Vaste programme que tout cela !

J. Chirac : En effet, c’en est un. Il n’est pas laxiste et justement parce qu’il ne l’est pas, il peut nous éviter le fléau du racisme. Car, je répète : pas de racisme, c’est pour moi une obsession. Aussi bien, complétant « ce programme », je suggère — mais leur énoncé serait ici trop long —, l’adoption de mesures qui pourraient être envisagées, dès lors que l’immigration serait maîtrisée, en faveur des immigrés en situation régulière pour faciliter leur intégration dans les meilleures conditions possibles. Car n’oublions pas que c’est la France qui les a fait venir et qu’ils ont largement contribué pendant toute une période à notre essor économique. Nous avons donc vis-à-vis d’eux contractés des devoirs et de la reconnaissance. Mais pour réussir en ce domaine, une nécessité absolue : assurer une véritable association des élus locaux à la politique d’immigration.

J.C. : Autre sujet : les élections européennes. Il n’y aura pas, dit-on, de liste unique de l’opposition. En êtes-vous déçu ?

J. Chirac : Je crois qu’il était de l’intérêt de l’opposition de proposer une liste unique. Pour sa part, le RPR maintient sa proposition et si l’UDF évoluait, nous sommes toujours prêts à de nouveaux examens.

J.C. : Cette évolution est-elle possible ?

J. Chirac : Je la souhaite. Quoi qu’il en soit, même s’il y a deux listes, je suis persuadé que nous aurons un projet européen commun et, à Strasbourg, un intergroupe pour défendre les intérêts de la France dans le cadre de l’Europe.

J.C. : A propos de l’Europe, que pensez-vous de l’entrée éventuelle de l’Espagne dans le Marché commun ?

J. Chirac : Je pense que l’affaire repose sur un malentendu entre nos partenaires et nous. Pour nos partenaires, l’Espagne serait un marché industriel ouvert aux Européens. En contrepartie, le marché agricole serait ouvert aux Espagnols — ce qui, évidemment, n’est pas notre intérêt, à nous Français.

J.C. : Pour faire pièce à l’Internationale socialiste, une Internationale a été créée récemment dont la première réunion a eu lieu, récemment, à Londres.

J. Chirac : Une Internationale des libertés, en effet, face à l’Internationale socialiste de plus en plus marxisée et qui va jusqu’à accepter en son sein des mouvements révolutionnaires d’inspiration communiste non déguisée.

J.C. : Le but de cette Internationale des libertés ?

J. Chirac : Il y avait, à Londres, M. Kohl, Mme Thatcher, les représentants — fait unique — à la fois des deux grands partis américains, républicain et démocrate, moi-même, etc. Tous représentants des partis à tendances différentes, certes, mais qui ont un but commun : la défense de la liberté des citoyens et des Etats. Pour ce faire, nous avons mis en place des groupes de travail permanent, nous multiplierons les contacts entre responsables…

J.C. : A votre avis, quels vont être, dès septembre, les grands problèmes de la rentrée ?

J. Chirac : Nous allons avoir à payer les suppléments fiscaux avec les effets néfastes sur l’emploi et les prix. Ensuite : l’accord salarial dans la fonction publique sera-t-il appliqué ou non ? Nous aurons aussi les élections à la Sécurité sociale, le 19 octobre, organisées dans des conditions de désordre très préoccupantes. D’où surenchères syndicales tout à fait contraires aux exigences d’une nécessaire rigueur. Nous aurons la définition du financement assurance chômage avant le 19 novembre. Nous aurons le vote d’un budget de grande austérité avec les équipements sacrifiés aux dépenses d’où conséquences sur l’emploi. Nous aurons les problèmes de la rentrée scolaire, etc.

J.C. : Un automne chaud ?

J. Chirac : En tout cas un automne de récoltes. La France récoltera ce que le gouvernement a semé. Et comme il a semé de très mauvaises graines…