Interview de M. Emile Zuccarelli, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation, dans "Les Echos" du 23 juin 1998, sur la collaboration entre l'Etat et les entreprises privées, la notion de gestion publique, notamment au niveau des collectivités locales et la relance de l'évaluation des politiques publiques.

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Les Échos : De plus en plus d’États reconsidèrent leur rôle traditionnel. Depuis quelques années, ils utilisent les compétences des entreprises privées en concluant des accords avec elles. Est-ce un mal, une nécessité ou un mal nécessaire ?

Émile Zuccarelli : Votre question est multiple. Si vous voulez dire que certains États ont une conception des services publics fort différente de la nôtre, c’est une évidence et ce n’est pas nouveau. Les pays anglo-saxons, par culture, mais aussi par le fruit d’orientations politiques délibérées (Grande-Bretagne), ont décidé de systématiser une approche libérale de la gestion des services collectifs. Pour eux, le recours à la gestion privée serait par essence vertueux, la gestion publique à combattre. Dans d’autres pays, c’est le problème de la qualité des services publics qui a amené les gouvernements à envisager certains transferts vers le privé. Pour ma part, j’ai une approche républicaine de cette question, fondée sur l’intérêt général, la cohésion sociale. Ce qui compte, c’est que les citoyens soient placés dans une position d’égal accès, et cela, le marché ne le garantit pas spontanément, au contraire. Ceci dit, l’État doit utiliser les savoir-faire des entreprises lorsque cela se justifie.

Les Échos : En France, les accords ponctuels se développent (informatisation des écoles…). Doivent-ils se généraliser ? Quels secteurs pourraient y gagner ?

Émile Zuccarelli : Dans notre pays, l’État ou les collectivités locales ont depuis longtemps appris à collaborer avec les entreprises. La notion de concession existe depuis plusieurs siècles. Parfois avec bonheur, parfois de manière moins probante. La conclusion d’accords ne peut qu’être encouragée dès lors que la collectivité publique n’a pas les moyens techniques ou financiers d’assumer, à elle seule, telle ou telle mission mais à condition qu’elle conserve sa capacité de décision, de prescription des objectifs à atteindre. C’est le cas depuis longtemps pour les autoroutes ou les transports régionaux. Pour des raisons stratégiques, de tels accords peuvent être noués. Je pense à La Poste qui travaille de plus en plus sur le secteur concurrentiel. S’agissant des missions essentielles pour la cohésion sociale et territoriale de notre pays, je suis très réservé. Pour les missions régaliennes, j’y suis opposé.

Les Échos : L’un des objectifs de la modernisation de l’État était aussi d’insuffler certaines méthodes de management du privé dans l’administration…

Émile Zuccarelli : La bonne gestion, l’efficacité, le management ne sont pas l’apanage du secteur privé. Par ailleurs, la gestion des ressources humaines n’est pas forcément la qualité première du management privé. Il suffit de se souvenir d’exemples fameux dans la sidérurgie ou l’automobile. Il est vrai par contre que des impératifs de rentabilité obligent les entreprises à être plus attentives à un meilleur rapport entre les moyens utilisés et les prix de revient. L’administration a été longtemps en dehors de cette problématique. Aujourd’hui, c’est différent. Les usagers sont plus exigeants et les contribuables plus regardants. Il convient donc de mieux gérer les ressources publiques, d’être plus efficaces et plus transparents.

Les Échos : Le cas de l’arsenal de Toulon (1) montre que ce type d’évolution suscite des réticences fortes parmi les personnels. Faut-il dresser des garde-fous protégeant les fonctionnaires ? Si oui, allez-vous prendre des mesures ?

Émile Zuccarelli : D’une manière générale, cette situation pose le problème des entreprises publiques autrefois en situation de monopole et qui aujourd’hui se trouvent exposées à la concurrence nationale ou internationale. L’adaptation est toujours délicate mais assez souvent réussie. Les phases de transition doivent se gérer en douceur, en permettant des évolutions de gestion, mais en les maniant dans le respect des droits des agents. Elles doivent se dérouler dans la concertation avec les personnels. Il n’y a donc pas de garde-fous à dresser mais des solutions, chaque fois différentes, à imaginer, à négocier et à mettre en œuvre.

Les Échos : En concédant la gestion de l’eau, les collectivités locales ont connu bien des déboires et tentent de reconsidérer leurs rapports avec les grands distributeurs. Quels enseignements en tirez-vous ?

Émile Zuccarelli : Le problème de l’eau est à la fois particulier et caractéristique. Dans ce domaine, la délégation au secteur privé a conduit à d’incontestables dérives. J’ai noté avec plaisir la volonté des élus de remettre de l’ordre. Au-delà de ce thème de l’eau, il me paraît que trois conditions doivent être remplies pour que les collectivités locales, puissent rendre un service public de qualité. Elles doivent se regrouper, car certains investissements dépassent leurs seules capacités. Elles doivent pourvoir compter sur une fonction publique territoriale de qualité. Enfin, elles doivent veiller au strict cahier des charges qu’elles négocient avec les sociétés privées pour que les principes du service public soient respectés et les tarifs maîtrisés. Plus généralement, il faut de la transparence, au moment du choix de la société et tout au long de la mise en œuvre du contrat. Transparence pour les élus, transparence pour les usagers sont les meilleures garanties pour les citoyens. Le gouvernement souhaite aller plus loin dans ce sens, le projet de loi sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations que j’ai élaboré y contribuera fortement. Par ailleurs, il faut relancer l’évaluation des politiques publiques, initiée en 1990 et qui s’est enlisée. J’y travaille. Dans quelques semaines, je ferai des propositions.

(1) Les salariés de la DCN de Toulon viennent juste d’achever, le 15 juin, une grève dure de deux mois qu’ils ont menée pour protester contre la décision du ministre de la défense de mettre l’arsenal en concurrence avec des chantiers privés, notamment pour la remise en état du pétrolier ravitailleur « Var ».