Interviews de M. Louis Le Pensec, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "Le Figaro" et "La Croix" du 12 juin 1998, sur le projet de loi d'orientation agricole et la réforme de la PAC, notamment les contrats territoriaux d'exploitation dans le cadre des financements européens.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - La Croix - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro le 12 juin 1998

Le Figaro économie : Il y a 50 000 départs par an pour 10 000 installations dans le monde agricole. La diminution du nombre des agriculteurs vous paraît-elle inéluctable ?

Louis Le Pensec : Chacun sait que le nombre des agriculteurs va encore diminuer, principalement en raison de la population agricole. Nous savons qu’il faudra attendre encore cinq ou six ans pour nous trouver dans une situation plus équilibrée entre le nombre des départs et celui des arrivées. Pour y parvenir, nous devons déployer des efforts, autant du côté des pouvoirs publics que de la profession agricole, pour freiner la concentration des exploitations, favoriser l’installation des jeunes agriculteurs, notamment en faisant en sorte que des jeunes ne venant pas du milieu agricole, mais désirant exercer le métier d’agriculteur, puissent s’installer.
Le mouvement est amorcé. Je crois que nous parviendrons à stabiliser la population active agricole. C’est un enjeu pour l’emploi et pour l’agriculture elle-même. Mais surtout, c’est un enjeu pour la société française qui ne supporterait pas de s’apercevoir un jour que ce pays, de forte tradition agricole, est devenu un pays sans agriculteur.

Le Figaro économie : Comment voyez-vous l’agriculture française à échéance de cinq ans ?

Louis Le Pensec : L’avenir de l’agriculture n’est pas écrit d’avance. Il dépend en partie de la politique agricole qui sera suivie.
Dans les cinq ans qui viennent, l’agriculture française va encore beaucoup évoluer. Nous pouvons assister à une poursuite de la concentration des exploitations et de la production. Nous pouvons voir le monde agricole cantonné de plus en plus dans sa seule fonction de production de matières premières brutes.
C’est un scénario possible que je refuse, et toute mon action, aussi bien à travers la loi d’orientation agricole, qu’à travers mes positions dans le débat européen, consiste à orienter la politique agricole de telle sorte que soient reconnues les multiples fonctions de l’agriculture, que soit développée une approche plus qualitative de la production et des produits, que soit freinée la concentration et que la plus-value générée par l’agriculture aille, d’abord, en direction des agriculteurs.
Si nous parvenons à orienter la politique agricole dans cette voie, en France et en Europe, nous aurons dans cinq ans des agriculteurs encore nombreux, une agriculture présente sur tout le territoire et des produits appréciés pour leur qualité et leur diversité. C’est l’agriculture que je souhaite pour mon pays.

Le Figaro économie : À propos de la loi d’orientation agricole, certaines organisations professionnelles reprochent au gouvernement d’imposer plutôt que de suggérer. Peut-on appliquer une politique contre l’avis de ceux qui sont concernés ?

Louis Le Pensec : Je m’étonne de ce reproche formulé à l’encontre du gouvernement. En effet, je rappelle que ce projet de loi a fait l’objet d’une concertation très large, conduite systématiquement auprès de tous les professionnels, entre le mois de septembre et le mois de janvier. Depuis, les réunions n’ont pas cessé de se multiplier. J’ai même, en l’occurrence, suivi une méthode peu habituelle puisque les concertations avec les organisations agricoles, comme avec les organisations de consommateurs ou de défense de l’environnement, ainsi d’ailleurs qu’avec les syndicats de salariés, se sont déroulées préalablement au débat interministériel.
Il est vrai que sur certains points, je n’ai pas rencontré de consensus bien établi entre toutes les organisations professionnelles. Il convient alors d’arbitrer en fonction de l’orientation générale retenue.
Si je prends l’exemple du contrat territorial d’exploitation (CTE), qui est un des points forts de la loi d’orientation, je constate que le scepticisme laisse place à une réel intérêt, si j’en juge par les nombreuses demandes qui me sont adressées tant par des responsables professionnels agricoles que par des parlementaires, pour l’expérimenter dès maintenant, alors que la loi n’est pas encore votée, dans les départements.
Il me semble que l’avis du conseil économique et social, présenté par la présidente du Conseil national des jeunes agriculteurs, Christiane Lambert, et qui a recueilli toutes les voix du groupe agriculture, peut être apprécié comme une approbation de l’orientation générale.
Enfin, faut-il rappeler que si l’agriculture est vraiment un problème de société, son avenir concerne la société dans son ensemble et pas seulement ceux qui exercent ce métier ?

Le Figaro économie : Le ministre de l’agriculture que vous êtes, est-il intervenu dans l’élaboration du projet de loi pour l’aménagement et le développement du territoire ?

Louis Le Pensec : Vous connaissez les méthodes de Lionel Jospin. Il a pour souci que les ministres du gouvernement soient associés à la présentation des projets de loi. Comme mes collègues, j’ai participé à des réunions autour de ce projet.
La loi d’orientation agricole a elle-même une dimension territoriale forte, puisqu’elle vise à mieux équilibrer la production agricole sur l’ensemble du territoire et Dominique Voynet, la première, a beaucoup soutenu cette orientation donnée à la loi agricole. Mon action a surtout consisté à prendre en compte, dans la politique agricole, les questions territoriales, environnementales et de qualité. C’est là que se situe la cohérence entre une loi d’aménagement du territoire et la politique agricole.

Le Figaro économie : Y a-t-il vraiment un consensus entre l’Élysée et le Gouvernement à propos de la réforme de la politique agricole commune ?

Louis Le Pensec : La réforme de la PAC est un enjeu stratégique pour un pays comme la France. C’est ce que pense le président de la République. C’est aussi la conviction du Premier ministre. C’est donc tout logiquement qu’un conseil restreint présidé par Jacques Chirac, en présence de Lionel Jospin et des ministres concernés, fut fixée la position française dans cette phase de la négociation, témoignant de la volonté que sur ce sujet la France parle d’une seule voix.

Le Figaro économie : En ce qui concerne cette réforme, vous estimez qu’il y a « un espace de négociation ». Pouvez-vous être plus précis ?

Louis Le Pensec : J’ai souhaité dès le départ me situer dans une perspective de négociation, et non de dénonciation stérile et isolée des propositions de la Commission européenne. À quoi servirait-il d’avoir raison contre tous et finalement d’avoir tort à l’issue de la négociation ? Je dois d’ailleurs dire que j’ai été encouragé en cela par le président de la République et par les organisations professionnelles agricoles.
Élaborer un projet alternatif, au sens du seul contre tous et en particulier contre la Commission, serait totalement illusoire. La mécanique communautaire est ce qu’elle est : si vous ne pouvez réunir l’unanimité contre la Commission européenne – et cela est exclu en l’occurrence –, vous devez la convaincre du bien-fondé de vos demandes, tant par la pertinence du propos que par le rapport des forces au sein du Conseil des ministres des quinze.
C’est ce à quoi je m’emploie et c’est pourquoi j’évoquais l’existence d’un « espace de la négociation » que j’investis pleinement.
Il s’agit d’abord d’un espace-temps, car, selon les prévisions les plus optimistes, chacun sait que la négociation n’aboutira pas avant la mi-1999. Même s’il faut être prêt à faire face à toute accélération du calendrier, car parfois les choses peuvent aller vite, cela permet de mener des discussions bilatérales avec la Commission et chacun des autres États membres. Je m’y emploie activement depuis le 31 mars dernier.
Mais ce sont surtout les positions des quinze qui laissent un espace pour la négociation. La tonalité dominante à l’égard des propositions de la commission est en effet nettement critique. Seuls quatre États membres (Royaume-Uni, Suède, Danemark et, dans une moindre mesure, les Pays-Bas) ont d’emblée souscrit aux propositions de la Commission. L’opposition des onze autres États membres répond souvent à des demandes diverses, je vous le concède. Mais il y a là un espace pour faire avancer nos propres demandes concernant le refus d’une baisse généralisée des prix garantis, la prise en compte des besoins de l’élevage extensif, la mise en œuvre d’une modulation des aides pour rémunérer les multiples fonctions de l’agriculture, et d’autres sujets encore. Sur tout cela, il faut rechercher des convergences pour former des majorités.
Car il ne faut pas s’y tromper, négocier n’est pas amender à la marge. Je négocie pour réorienter les propositions de la Commission. J’ajoute que, s’agissant de la modulation des aides, ce sera d’autant plus aisé que la Commission a ébauché la démarche dans ses propositions.

Le Figaro, 12 juin 1998

Le Figaro : Quelle est votre position sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) ?

Louis Le Pensec : Ils font l’objet de demandes diverses et parfois contradictoires. Facteurs potentiels de progrès, les OGM cristallisent des craintes parfois de nature éthique qu’il est nécessaire de prendre en compte.
Les consommateurs, et cela me semble tout à fait légitime, souhaitent être informés sur la nature des aliments. Une décision sur l’étiquetage des OGM vient d’être adoptée, au niveau du conseil des ministres de l’agriculture. Elle prévoit un étiquetage systématique des OGM et des produits qui en sont issus dès lors que de l’ADN ou des protéines modifiées peuvent être identifiés dans ces produits. Ces dispositions devraient donc en grande partie répondre aux attentes des consommateurs.
Les producteurs, quant à eux, n’utiliseront des plantes génétiquement modifiées que s’ils y ont un intérêt substantiel et il est vrai que les innovations actuellement proposées – résistance aux insectes et aux herbicides par exemple – s’adressent principalement à eux.
Il me semble toutefois évident qu’ils n’utiliseront ces produits que s’ils leur trouvent des débouchés. Il s’agit donc de l’ensemble de la chaîne agricole et agroalimentaire qui est concernée par le problème des OGM.
C’est pourquoi, afin que le débat puisse se réaliser de façon satisfaisante dans notre pays, l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques a organisé une conférence citoyenne de consensus qui doit rendre son avis le 22 juin prochain.
Cet avis permettra d’éclairer les décisions du gouvernement sur l’utilisation du génie génétique en agriculture. Quelles que soient ces décisions, je peux d’ores-et-déjà assurer qu’elles devront préserver les choix de chacun des acteurs de la filière agricole et agroalimentaire et, in fine, des consommateurs.

La Croix, 12 juin 1998

La Croix : En quoi le projet de loi d’orientation agricole que vous présentez ce mercredi en conseil des ministres peut-il changer l’agriculture française ?

Louis Le Pensec : Il y a tout juste un an, Lionel Jospin fixait parmi les objectifs du gouvernement l’élaboration d’une loi d’orientation permettant une plus grande équité dans la répartition des aides publiques à l’agriculture (1). Le travail de réflexion que j’ai mené en concertation avec l’ensemble des organisations concernées a permis d’élargir sensiblement l’objet de la loi pour permettre à l’agriculture de répondre à ses besoins futurs et plus globalement, à ceux de notre société.
Pour y parvenir, il me semble d’abord nécessaire de reconnaître les multiples fonctions qu’exerce l’agriculture. Si son rôle économique et producteur demeure bien entendu prépondérant, l’agriculture a aussi des fonctions territoriales, environnementales et sociales qui doivent être appréhendées elles aussi. Pour ce faire, nous proposons d’instituer un contrat territorial d’exploitation que chaque agriculteur, s’il le veut, pourra souscrire. À travers ce contrat, l’agriculteur s’engagera à développer son exploitation en recherchant des approches novatrices, commercialement pertinentes, plus respectueuses des ressources naturelles, etc. En contrepartie, la puissance publique s’engagera à rétribuer les services rendus par l’agriculteur dans le cadre de ses engagements.
Mais la loi a d’autres objectifs, comme freiner la concentration des exploitations, renforcer le pouvoir économique des agriculteurs et leur donner les moyens de gérer les signes de qualité. C’est donc une agriculture plus proche du territoire, plus proche du consommateur et dont le nombre d’exploitants soit le plus grand possible que nous voulons encourager.

La Croix : Sans les financements européens, le contrat territorial d’exploitation ne sera-t-il pas une coquille vide ?

Louis Le Pensec : Le contrat territorial d’exploitation sera dans un prermier temps financé sur le budget de mon ministère, mais, bien entendu, il ne pourra prendre de l’ampleur que s’il est financé par le budget de l’Union. C’est un des points qui rendent nécessaires la mise en perspective de la loi d’orientation et la réforme de la politique agricole commune. Il s’agit d’un seul et même débat : quelle agriculture voulons-nous en Europe pour les trente prochaines années ? Nous apportons une réponse dans notre projet de loi et nous entendons porter notre conception de l’agriculture dans le débat européen.

La Croix : Comptez-vous enrayer la chute continue du nombre d’exploitations en France ?

Louis Le Pensec : Je souhaite absolument freiner la disparition du nombre d’exploitations, cela tout à la fois pour des raisons qui tiennent à notre volonté de développer l’emploi comme à notre volonté de garder des agriculteurs sur tout le territoire. La France n’a aucun intérêt à se retrouver dans cinq ou six ans avec une population active agricole qui serait tombée à 2 % de la population active, ce à quoi nous conduirait le jeu des seules forces économiques.

La Croix : Ne faudra-t-il pas réduire un jour les soutiens publics aux agriculteurs dont le nombre ne cesse, lui, de baisser ?

Louis Le Pensec : Mon objectif n’est pas d’abord de réduire les soutiens publics aux agriculteurs. Pour moi, la seule vraie question qui est posée est celle de leur légitimité. Pendant longtemps, elle reposait sur la volonté de la puissance publique, soit d’encourager la production en soutenant les prix, soit de compenser des baisses de prix décidées de façon unilatérale. À une époque où l’objectif principal était d’assurer une production importante de biens alimentaires, ces justifications étaient suffisantes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Mais notre agriculture rend d’autres services qui passaient alors au second plan. À travers la loi, je veux faire reconnaître le prix de ces services non marchands rendus par nos agriculteurs à la société.

(1) L’agriculture française reçoit par an 170 milliards de soutiens publics à la fois nationaux et européens.