Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "La Tribune" du 12 mai 1998, sur l'aide à la création d'entreprises innovantes, la nécessité de faire coopérer entre elles les équipes de recherche et de rajeunir la pyramide des âges de la recherche.

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Média : La Tribune

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La Tribune
On évoque depuis des années les difficultés de la de France en matière de transfert de technologie entre le monde de la recherche et celui de l'entreprise. Comment espérez-vous combler ce retard alors que vos prédécesseurs n'y sont pas parvenus ?

Claude Allègre
Notre approche est fondamentalement différente. Nous croyons que les gisements d'innovations, et les créations d'emplois qui vont avec, ne se situent pas au sein des grands groupes mais dans les PME-PMI. Nous voulons donc aider les PME-PMI à développer les activités de recherche-développement et à encourager la création de petites entreprises innovantes. Or jusqu'à présent, l'aide publique à l'innovation s'est essentiellement adressée aux grands groupes. Et cet argent a été mal employé parce que si ces grands groupes savent très bien développer, ils savent moins bien innover. Pour avoir l'idée de tremper du silicium dans de l'ADN et faire des biopuces, par exemple, il faut être « un peu fou ». Une telle idée aurait fort peu de chances de se concrétiser au sein d'une grande structure avec de nombreux contrôles scientifiques. D'un autre côté, il faut inciter les grands groupes à financer eux-mêmes leur recherche, ce qui les oblige à mieux s'y impliquer ! C'est pour marquer notre volonté d'abandonner cette attitude colbertiste et de prendre un nouveau départ qu'avec Dominique Strauss-Kahn nous avons mobilisé différentes institutions et organismes publics pour ces Assises de l'innovation et invité le secteur privé et le capital-risque à y participer.

La Tribune
Quel sera le résultat concret de ces assises ?

Claude Allègre
Une proposition de loi destinée à faciliter la création d'entreprise par les chercheurs ou leur participation à des sociétés existantes sera soumise au Parlement au cours de l'été prochain. Ce texte devrait aussi permettre de simplifier les procédures administratives. Enfin, elle comprendra un volet financier avec notamment des incitations fiscales pour ceux qui investissent dans la création d'entreprises innovantes et un régime plus favorable aux dispositifs de « stock-options ».

La Tribune
Allez-vous mener des de marches sectorielles pour y encourager la création d'entreprise ?

Claude Allègre
Nous soutiendrons les efforts dans les domaines où nous pensons que la France a des atouts réels. C'est le cas par exemple des biotechnologies agricoles parce que la France est une puissance agricole et dispose d'une industrie agroalimentaire performante. En outre, il est indispensable que la préoccupation du marché entre en ligne de compte dès la conception du projet de recherche. Le produit doit être conçu dès le départ pour être vendu, sinon il ne sert à rien de lui consacrer des fonds. Ce n'est pas une démarche vraiment habituelle en France. C'est pourquoi j'ai voulu que la direction de la Recherche au ministère soit occupée par quel qu'un venant du privé et ayant ces réflexes.

La Tribune
Comment comptez-vous simplifier le dispositif d'aide aux entreprises ?

Claude Allègre
Il est vrai que le système est complexe avec de multiples intervenants et filières d'aide. Je m'emploie à le simplifier, mais ce n'est pas facile parce qu'on empiète nécessairement sur des fiefs. Chaque fois qu'on veut fusionner deux réseaux, il faut négocier avec les deux présidents, les deux directeurs généraux... De toute façon, les financements publics peuvent jouer un rôle d'amorçage, mais c'est aux capitaux privés de prendre le relais. Il faut en la matière laisser les mécanismes libéraux fonctionner. L'Allemagne a très bien réussi à mobiliser les capitaux privés par effet d'entraînement. Un grand fonds d'amorçage public a été créé dans le domaine des biotechnologies avec un grand succès et une intervention importante de fonds privés. Ce sont principalement des PME qui sont concernées, mais les grands groupes y investissent aussi. En France, les grandes entreprises peuvent contribuer à cette évolution. Celles qui sont spécialisées dans la distribution de l'eau pourraient par exemple contribuer au soutien de « start-up » de haute technologie orientées vers le traitement de l'eau par les bactéries.

La Tribune
Quel vous paraît être l'obstacle majeur à l'émergence en France d'un tissu de sociétés de high-tech ?

Claude Allégre
L'obstacle principale est d'ordre culturel. D'une part, le milieu scientifique et technologique n'a pas de culture de l'argent. Il affiche souvent à son égard une indifférence, voire parfois une répulsion. Cela doit changer. Si tous les chercheurs ne sont pas forcément destinés à créer une entreprise, au moins doivent-ils être familiarisés avec le monde économique. Une façon d'y parvenir serait de faire cohabiter sur un même campus les étudiants ingénieurs et les élèves des écoles de commerce, pour y instituer une double culture. D'autre part, l'esprit d'entreprise fait trop souvent défaut en France, on y a peu le goût du risque que l'on rencontre outre-Atlantique et qui fait le succès des Bill Gates. Mais il est vrai que la France n'est pas un pays de pionniers. Nous n'avons pas eu à traverser l'Atlantique !

La Tribune
Comment comptez-vous améliorer la créativité de la recherche publique qui est une des autres faces du problème de l'innovation ?

Claude Allègre
Il faut améliorer la circulation de l'information entre les différents centres de recherche publique, mieux les coordonner. Aujourd'hui, des laboratoires de différents grands organismes comme le CNRS, l'Inserm, le CEA... ou des universités travaillent parfois dans l'ignorance mutuelle des autres équipes, quand ce n'est pas dans un esprit de rivalité, alors que les sujets de recherche sont proches ou complémentaires. Nous voulons faire cesser ce gaspillage d'énergie en mettant en relation entre elles les équipes afin qu'elles coopèrent. Pour cela, par exemple, je veux créer un Centre national de la recherche et de la technologie chargé de coordonner les programmes de technologie des différents organismes de recherche publics et des universités pour offrir une meilleure lisibilité et un meilleur transfert de ses fruits vers l'industrie. L'objectif n'est pas de créer un organisme supplémentaire -il n'aura d'ailleurs pas d'existence physique sous forme de bureaux et de personnel - mais de passer d'un fonctionne ment cloisonné par organismes à un fonctionnement en réseau de la recherche technologique publique. Nous voulons aussi coordonner toutes les recherches faites sur les sciences du vivant.

La Tribune
Que peut-on faire pour le CNRS qui regroupe une bonne part du potentiel public de recherche ?

Claude Allègre
La recherche française est de bonne qualité, la recherche technologique d'un bon niveau, mais c'est le transfert qui ne se fait pas bien. Il faut donc faire évoluer la situation sans tout casser. Le CNRS a un problème particulier : il est asphyxié par une masse salariale qui absorbe 80 % de son budget. On pourrait décider d'abaisser l'âge de la retraite à soixante ans. Ce serait une façon radicale de rapprocher la moyenne d'âge du chiffre idéal de trente-sept ans alors qu'elle est aujourd'hui de quarante huit ans. Mais compte tenu de la structure de la pyramide des âges, on risque de supprimer des pans entiers de la recherche. Il faut donc procéder différemment. Il faut favoriser un transfert massif des chercheurs vers les universités, notamment vers les enseignements de sciences et de technologie et symétriquement, malgré la marge de manœuvre financière restreinte dont on dispose, donner aux jeunes davantage d'autonomie scientifique et la possibilité de gérer leur propre budget au sein des laboratoires. Car ce sont souvent les jeunes qui innovent et qui créent les entreprises dans ces nouveaux domaines qui associent informatique et biologie, linguistique et informatique... Sur les quelque 4.000 entreprises créées aux Etats-Unis, à côté du campus du Massachusetts Institute of Technology (MIT), un tiers l'a été par des étudiants qui avaient soutenu leur thèse depuis moins de cinq ans. Il faut donc leur donner des moyens de gérer leurs travaux, voire de susciter la création d'entreprise. C'est notre, grande ambition, dynamiser la recherche en la rajeunissant.