Déclaration de M. René Teulade, ministre des affaires sociales et de l'intégration, sur les principes de la protection sociale et les développements récents depuis la mise en place du RMI, Paris le 8 février 1993.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • René Teulade - Ministre des affaires sociales et de l'intégration

Circonstance : Dixième anniversaire du Comité consultatif national d'éthique, journées annuelles d'éthique, Paris les 8 et 9 février 1993.

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Le dixième anniversaire de votre prestigieux Comité national m'offre l'occasion d'une réflexion, peut-être d'une méditation à haute voix sur les rapports entre l'éthique, telle que vous la concevez, et les principes fondateurs de notre protection sociale.

En effet, l'évocation des avis et réflexions que nous devons au Comité embrasse, pratiquement l'ensemble de la condition de l'homme : de la naissance à la mort, de ses interrogations morales à sa substance financière, de son histoire individuelle et collective à sa projection dans l'avenir. Or, ces questions sont au cœur de la protection sociale, et vous me permettrez d'y insister aujourd'hui.

Dans une allocution qu'il avait prononcée le 23 mars 1945, à l'aube de la mise en place du plan qui devait porter son nom, Pierre Laroque rappelait que le mot « prévoyance » était un terme typiquement français, dont on cherchait vainement l'équivalent en anglais. De fait, la prévoyance sociale, c'est-à-dire la mise en œuvre de moyens collectifs pour pallier les effets de catastrophes individuelles (maladie, invalidité, dévalorisation de l'épargne retraite des actifs par suite de dévaluations, etc.), est née en France, s'est transformée et enrichie, avant d'engendrer la sécurité sociale. Dans ses valeurs fondatrices, celles de la solidarité dans la prévoyance, notre système de protection sociale est d'abord une construction éthique. Celle-ci, de surcroît, n'a cessé de s'enrichir, et je reviendrai sur certaines avancées récentes. Enfin, l'encouragement, dans le cadre européen, à la libre circulation des personnes dans le respect absolu des droits sociaux montre qu'il ne s'agit pas d'une éthique nationale, si tant est que l'expression puisse avoir un sens, mais universelle.

Précédée par l'action des mutuelles, des ordres religieux, de patrons inspirés du catholicisme social, préparée par les grandes lois de 1898 sur les accidents du travail, de 1928-1930 sur les assurances sociales, de 1932 sur les allocations familiales, notre sécurité sociale s'est construite à partir de 1945 comme un système universel fondé sur la solidarité des générations, des classes, des professions, dirigée vers un objectif central : assurer une protection collective des Français contre les aléas de la vie, dans le respect de la dignité de chacun. Sa préoccupation fondamentale a été et est toujours de débarrasser les Français de la hantise du lendemain, de cette hantise qui créait chez les moins aisés d'entre eux, comme l'observe Pierre Laroque, un « constant complexe d'infériorité », de cette hantise qui donnait tout son sens, dans certain milieu, au souhait de bonne santé que l'on s'accordait mutuellement en début d'année.

C'est cela, le fondement de notre sécurité sociale : garantir à dignité individuelle par la protection collective. L'exposé des motifs de l'ordonnance de 1945 le souligne admirablement : « La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu'en toutes circonstances, il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes ». Afin d'accorder à ces dispositions une autorité juridique incontestable, et pour mieux rappeler que ces principes sont à la base du contrat social de ce pays, le préambule de la constitution de 1946, en consacrant les droits sociaux, lointain écho des débats de la révolution de 1848, les inscrit au sommet de la hiérarchie des normes de notre pays.

Les développements récents de la protection sociale sont fidèles à ces engagements premiers. Ils continuent à prendre pour repère des impératifs éthiques dont le respect est une garantie, peut-être la première de toutes, de la cohésion de notre société. Ces impératifs sont la solidarité, la générosité, la dignité, l'égalité.

Quatre innovations récentes, dont deux touchent à la répartition de l'effort contributif entre Français, la troisième à l'octroi d'un revenu minimum aux plus démunis de notre communauté et la quatrième à la maîtrise concertée des dépenses de santé, témoignent de cette permanence du corps de doctrine à la base de notre protection sociale.

Deux grandes réformes ont en effet, passez-moi l'expression, « Secoué » l'architecture ancienne du financement de la protection sociale dans les deux dernières années : il s'agit de la création de la contribution sociale généralisée et de la prise en charge par l'État des dépenses de la sécurité sociale qui ne relèvent pas de ce qu'il est convenu d'appeler l'assurance collective.

La contribution sociale généralisée est née d'abord d'une préoccupation d'équité. Je vous rappelle que, lors de sa création, aucune augmentation des prélèvements n'a été décidée. Il s'agissait d'abord de redistribuer l'effort contributif entre les Français et d'amener tout particulièrement les détenteurs de revenus jusqu'ici épargnés, revenus des capitaux, pensions de retraites, à entrer eux aussi dans le périmètre de la solidarité nécessaire.

Cette idée, fondée sur une exigence de justice sociale, a cheminé pendant de longues années avant d'être consacrée par la loi du 29 décembre 1990. C'est, comme chaque fois qu'une contribution juste est créée, une grande avancée sociale.

La prise en charge par l'État des dépenses de sécurité sociale qui relèvent de la solidarité nationale participe du même mouvement. Il est en effet un ensemble de dépenses qui ne sont pas, selon les principes de l'assurance collective, couvertes par des contributions des assurés sociaux. Et bien il a été décidé qu'elles seraient prises en charge par le budget de l'État, c'est-à-dire par la collectivité des contribuables. Il en va ainsi de la retraite des chômeurs, qui doit leur être versée alors même qu'ils n'ont pas pu cotiser. Il en va également des bonifications familiales de retraites, dont le poids méritait d'être plus équitablement réparti entre les différentes composantes de la nation, toutes identiquement redevables aux familles nombreuses de l'effort qu'elles ont fourni.

Tout système de redistribution est la traduction d'un contrat social. Ce dernier se dégrade, et les vertus collectives avec lui, lorsque les prélèvements sont injustes. Les réformes qui ont été entreprises, même si leur importance n'a pas toujours été perçue, ont bien pour objet de le relégitimer.

Le revenu minimum d'insertion s'inscrit dans la même perspective, mais du côté de la dépense. En se référant dans son article premier au préambule de la constitution de 1946, qui précise que toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l'économie et de l'emploi, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence, la loi du 1er décembre 1988 a bien affirmé un droit, fondé sur des conditions objectives.

Ce droit, je le rappelle, est triple : droit à recevoir une allocation, droit à la couverture sociale gratuite, droit à l'insertion.

Cette incontestable avancée sociale vient d'être confirmée et étendue par la seconde loi sur le RMI, votée au printemps dernier. Désormais, la gratuité des soins est assurée, non seulement pour les bénéficiaires de cette allocation, mais aussi pour les jeunes défavorisés de 18 à 25 ans. La citoyenneté civile et la citoyenneté sociale se rejoignent, ce qui constitue un progrès sans précédent. Il n'y a plus d'exclus de la protection sociale, obligés d'aller mendier des bons gratuits au bureau d'aide sociale de la commune, et, croyez-moi, c'est important.

Enfin, je voudrais rappeler que tous nos efforts entrepris depuis de si longs mois, et récompensés cet automne, tendant à faire en sorte que la dépense médicale en France soit maîtrisée, participent aussi d'une démarche de laquelle l'éthique n'est pas absente. Car enfin, quel est notre objectif, sinon de sauver, par la concertation, un système de soins fondé sur la liberté et l'égalité d'accès aux soins de tout citoyen, quel que soit son revenu ? Et j'ajoute, pour ce qui relève de l'activité propre du comité, comment ses avis seraient-ils applicables, notamment sur les dépistages, si notre système de santé n'était pas étayé par des fondements solides ?

Cette maîtrise, la collectivité médicale ne souhaitait pas qu'elle soit simplement économique, c'est-à-dire fondée sur des enveloppes impératives de consommation de « crédits médicaux », mais d'abord et surtout « médicalisée », c'est-à-dire respectueuse des pratiques médicales et de la spécificité du rapport entre un médecin et son patient.

Ce travail de concertation est engagé ; j'en attends dans les années qui viennent une modification progressive des comportements par une responsabilisation des professions comme des patients, afin que chacun prenne une conscience claire de ce qu'il est comptable de la survie de notre système d'assurance maladie. Nous sommes engagés, par nécessité, dans un processus de vérité et de dévoilement de ce qu'est notre responsabilité collective dans la gestion de la santé en France. Il faudra qu'il aille à son terme dans les quelques années qui viennent.

J'anticipe quant à moi, je le dis sans fard, des retombées positives d'une transformation de l'éthique de la médecine française, éthique du diagnostic, de la prescription, du suivi médical, qui soit à la fois fondée sur le soin optimal et la responsabilité financière.

C'est ainsi que nous éviterons la médecine à deux vitesses, facteur d'inégalité et de dilution sociale.

Enfin, je voudrais élargir ces réflexions à la dimension européenne, en rappelant tout d'abord que cette éthique de la protection que j'ai décrite n'est nullement remise en question par la mise en œuvre de l'union européenne, au contraire. Cette dernière en effet n'a d'autre objectif que l'enrichissement collectif, qui est le bien dont notre protection sociale a le plus besoin. Il n'est nullement question de toiser notre corps de doctrine afin de respecter des normes sociales européennes dont la nature est de surcroît inconnue.

Chaque nation a son contrat social, chaque nation s'ajuste à son rythme. En revanche, il est capital de parachever la coordination des droits sociaux individuels des citoyens qui se déplacent d'un pays à l'autre. Cette absence de rupture dans la protection sociale, qui s'appelle tout simplement l'accueil, est un facteur essentiel de développement des échanges, des personnes, des idées.

L'éthique est affaire de dialogue, de confrontation des regards que portent les médecins, scientifiques, partenaires sociaux, responsables politiques, fonctionnaires mais aussi citoyens. L'État est garant des principes fondamentaux, ceux de dignité, de solidarité et d'égalité. Il doit également accompagner le progrès scientifique et médical par une allocation optimale des ressources disponibles.

Le Comté national, représenté par des personnalités éminentes, constitue une force de proposition dont les avis font date. Nous serons tous d'accord pour affirmer que l'éthique, ce n'est pas une mode ni un scrupule encombrant, mais bien l'instrument par lequel une société se maintient au sommet de ce qu'elle estime être la dignité.