Texte intégral
François-Henri de Virieu : Bonjour. Notre invité d'aujourd'hui est le troisième personnage de l'État dans l'ordre protocolaire. Mais, au regard de la Constitution, c'est le numéro deux, devant le Premier ministre. Car c'est lui qui, en cas de malheur, entrerait à l'Élysée. À titre provisoire, simplement pour assurer l'intérim. Bonjour, Monsieur le président…
René Monory : Bonjour.
François-Henri de Virieu : Chacun sait, Monsieur Monory, qu'il ne vous déplairait pas d'entrer à l'Élysée par la grande porte et pour sept ans. Vous portez d'ailleurs une part croissante des espoirs de l'UDF dans la grande course de 1995. Monsieur Giscard d'Estaing pense en effet que celle-ci signerait son arrêt de mort en se ralliant dès le premier tour à Monsieur Balladur, ce qu'elle est pourtant tentée de faire, bien que Monsieur Balladur soit, je le rappelle, RPR.
Pour l'instant, vous venez d'achever un septennat d'un autre type, à la tête du Futuroscope de Poitiers, le plus grand parc européen d'image, que vous avez créé en 1987, et qui est l'une de vos grandes réussites. Et je dirais que c'est cet aspect-là de votre personnalité qui nous intéresse le plus aujourd'hui. Vous vous passionnez pour l'avenir, pour la façon dont le monde est en train de changer. Vous venez d'un métier traditionnel – je rappelle que vous étiez garagiste à Loudun – et vous ne pensez qu'aux nouveaux emplois que vont créer les nouvelles technologies et à la nouvelle consommation qui va dominer le monde.
Vous présidez une Assemblée réputée pour sa fidélité aux valeurs traditionnelles, c'est-à-dire – je le dis sans vouloir faire de peine à tous ceux qui sont ici aujourd'hui – pour son conservatisme. Vous vous préparez, vous-même, à fêter votre 70e printemps – printemps, hein, j'ai dit – et pourtant, il n'y a que l'avenir qui vous passionne. Vous piaffez, vous trouvez que la France ne prépare pas bien cet avenir, qu'elle ne fait pas ce qu'il faudrait faire pour s'adapter à la mutation du monde.
On a parlé de tout cela avec Monsieur Balladur, lundi, et il nous a dit que la France était un pays beaucoup plus fragile qu'il ne le croyait, lorsqu'il est entré à l'Hôtel de Matignon, et que les réformes déjà faites depuis 10 mois par son gouvernement l'avaient conduit à un seuil qui lui semble difficile à franchir en période électorale.
Est-ce que c'est votre avis aussi ? Vous qui êtes présenté une bonne trentaine de fois à des élections. Vous avez été battu ?
René Monory : Non, une fois.
François-Henri de Virieu : Une fois, voilà.
René Monory : Une fois à la présidence du Sénat. Et j'ai effacé l'échec !
François-Henri de Virieu : Donc, vous n'avez pratiquement jamais été battu. Vous vous êtes présenté une trentaine de fois. Est-ce que vous pensez, vous, qu'il y a des choses que les électeurs ne peuvent pas supporter ? Si oui, quoi ?
Il y aura trois parties dans cette Heure de vérité.
D'abord, qu'est-ce qui est en train de changer dans le monde et qui fait que le chômage et la crise se sont installés chez nous ? Où sont les emplois de demain ? Ça, c'est le volet économique et social avec Jean-Marie Colombani.
Deuxièmement, la réponse de toutes nos différentes institutions à la situation actuelle. Que fait le Sénat, le gouvernement, l'Élysée ? On parlera évidemment des échéances électorales, du prochain congrès du Parti centriste. Ça sera le volet politique avec Raphaëlle Pacqué, du « Parisien ».
Et puis, troisièmement, qu'est-ce qu'il faudrait faire pour moderniser nos structures, souvent archaïques, et remédier à nos problèmes de société ? Ça sera le volet réformateur avec Albert du Roy.
Ce matin, Monsieur le président, vous savez que l'actualité dramatique, c'est l'expiration de l'ultimatum dans 12 heures moins 4 minutes maintenant. Je pense que, sur cette question-là, sur laquelle il y a, à la fois beaucoup d'incertitudes, beaucoup de prudence aussi, à la veille de l'ultimatum, est-ce que vous êtes sur la même longueur d'ondes que le président de la République et le Premier ministre ?
René Monory : Oui, complètement. Complètement, sans aucune hésitation. Car il fallait faire preuve de fermeté. Ça a été le cas.
François-Henri de Virieu : Bon, on va voir plus loin sur cette question-là. Je crois qu'on ne le peut pas. Jean-Marie Colombani, lui. Se souvient, que vous avez été ministre des Finances, dans le gouvernement de Monsieur Barre, il y a quelques années.
Jean-Marie Colombani : Bonjour, Monsieur le président.
René Monory : Bonjour Monsieur Colombani d'ailleurs je suis très honoré d'ailleurs d'être interviewé peut-être par le futur patron du « Monde ».
Jean-Marie Colombani : Pas de commentaire.
François-Henri de Virieu : Oh ! vous allez lui porter malheur ! Jean-Marie Colombani.
Jean-Marie Colombani : À cette même place, lundi soir, le Premier ministre a expliqué qu'il avait pris le problème du chômage par tous les bouts possibles. Il l'avait attaqué par tous les moyens dont un gouvernement pouvait disposer. Alors, est-ce votre avis ? Est-ce que vraiment ce gouvernement est allé au bout de toutes les possibilités de lutte contre le chômage ?
René Monory : Bon alors, tout d'abord, je crois qu'il y a deux parties. La première, c'est que lorsque le Premier ministre est arrivé, il y avait une situation. Les taux d'intérêts étaient à plus de 10 %. Le déficit de la Sécurité sociale naviguait aux environs de 100 milliards, le déficit budgétaire progressait. Il y avait beaucoup de choses à régler qu'il n'était pas facile à faire. Alors, je crois qu'il y a eu une première étape dans l'action du Premier ministre qui a été une remise en ordre qui n'est pas toujours facile à faire accepter à l'opinion. L'opinion publique en France très bloquée, en France et en Europe. L'opinion publique, un peu conservatrice, qui a bénéficié d'une formidable envolée du pouvoir d'achat pendant trente ou quarante ans, qui aujourd'hui souffre, parce que c'est fini cette période, on y reviendra sûrement…
Jean-Marie Colombani : On va y revenir, oui.
René Monory : Je crois qu'il y a eu cette première période et je crois que le Premier ministre – moi, j'approuve tout à fait ce qu'il a fait – aujourd'hui on a quand même des taux d'intérêt qui sont 40 % à 50 % moins élevés qu'il y a 1 an. C'est quand même un élément important. En ce qui concerne les déficits, je ne dis pas qu'ils ont été beaucoup réduits, mais ils ont été maîtrisés. Et il y a, incontestablement, je dirais, un mieux dans le budget et dans l'économie que vous sentez. Je crois d'ailleurs que le pronostic de 1 à 1,5 % en 94 se réalisera.
Jean-Marie Colombani : On va revenir sur le problème de la reprise, de la croissance, etc. Mais vous sentez bien, malgré tout, que dans l'opinion, sur cette question du chômage, il y a une déception ?
René Monory : Oui.
Jean-Marie Colombani : Il y a eu une partie de l'opinion qui considère, peut-être à tort, que tout n'a pas été essayé.
René Monory : Je crois que tous les gouvernements, qui se sont succédé, n'ont pas fait assez de pédagogie, n'ont pas assez prévenu l'opinion publique de ce qui allait se passer. Car finalement, vous savez – si on a un tout petit peu de temps, je m'excuse d'en prendre pour expliquer cela – ce qui s'est passé, c'est que le monde a beaucoup changé. Et que les gens ont continué à s'habituer à tout recevoir du pouvoir d'achat tous les ans, d'une façon significative, alors que nous ne faisons plus ou presque plus de croissance. Je voudrais rappeler seulement, en quelques mots, quelques chiffres, sans faire trop de chiffres, je sais qu'à la télévision, on n'aime pas de trop. Entre 1945 et 1975, nous avons fait entre 5 et 6 % de croissance tous les ans. Et la croissance du monde était de l'ordre de 3 %. Il n'y avait guère que 20 à 25 % du monde qui se développait. Donc, c'était facile, on prenait presque tout et on se le partageait. Entre 75 et 81, on a eu la crise du pétrole, qui nous a ramenés à peu près à 3 % de croissance avec une année à 0. 82-92, on a connu une croissance de 2 %. Je ne culpabilise d'ailleurs pas spécialement le gouvernement. C'est seulement le rapport de forces dans le monde qui a bougé. Car la croissance du monde est toujours de 3 %, ce que les gens ne savent pas. Et pour 92, on a fait moins de 2 %. 93, on a fait moins quelque chose en dessous de 0. 0,7 sans doute moins. Et 94, on continue.
Jean-Marie Colombani : Et de tous ces chiffres, moi, j'ai un peu l'impression que vous tirez la conclusion que si la reprise survient – et manifestement, les choses sont en train quand même de bouger sur ce plan-là – si la reprise survenait et si la croissance repartait, à vos yeux cette croissance ne sera jamais suffisante, pour qu'on retrouve, au fond, un mode de vie qu'on avait…
René Monory : C'est à cela que je voulais arriver. Vous avez parfaitement raison. Je crois qu'aujourd'hui, on peut espérer une croissance meilleure que l'année dernière. Puisque l'année dernière, c'était quand même le plus grand désastre, je dirai, des vingt ou trente dernières années.
Jean-Marie Colombani : Une année noire ?
René Monory : C'est une année noire. Probablement, que nous allons avoir cette année 1 point ou 1,5 point… Si on avait l'illusion, et c'est là qu'on va voir la différence d'analyse, parfois entre le gouvernement et moi-même, mais d'un autre côté j'apporte quand même un bémol à ce que je dis parce qu'il y a une période pré-électorale qui ne facilite pas toujours les grandes réformes. Mais, c'est clair qu'on ne peut plus continuer à laisser croire, d'une part à l'opinion qu'il y aura beaucoup d'emplois avec la croissance – elle ne fera pas d'emplois – et surtout laisser croire que nous aurons du pouvoir d'achat. Vous savez lorsqu'on fait sur deux ans, 93-94, moins de 1 % de croissance sur deux ans, c'est-à-dire, à peu près, il y aura eu 4 % d'inflation sur deux ans, à peu près 5 % de croissance en valeur, lorsqu'on continue à distribuer à peu près 8 ou 9 % de croissance des salaires, lorsqu'on subit encore aujourd'hui une progression des dépenses sociales de 11 à 12 % sur deux ans, naturellement, ça sécrète du chômage.
Jean-Marie Colombani : Et comment faites-vous, alors, parce que tout le monde était d'accord pour considérer que le recul que nous avons connu en 1993 était dû notamment à une crise de la consommation, que les Français ne consommaient pas assez ? S'ils ne consommaient pas assez, c'est qu'ils n'avaient pas assez de pouvoir d'achat. Là, vous êtes en train d'expliquer aux Français que l'ère de l'augmentation indéfinie du pouvoir d'achat est probablement terminée. Alors comment fait-on pour concilier cette analyse globale et la gestion quotidienne qu'a à faire un gouvernement ? Et qui a à répondre à ces problèmes de relance de la consommation ?
René Monory : Premièrement, nous allons faire cette année, à peu près, en 93, près de 100 milliards d'excédents de balance des paiements. Je préférerais qu'on fasse, 100 milliards d'excédents de balance des paiements en gagnant des parts de marché sur les autres plutôt que par le fait, seulement, qu'on n'a pas assez consommé. Car en fait, ce n'est pas une compétitivité supplémentaire qui nous a permis de faire les 100 milliards d'excédents…
Jean-Marie Colombani : Un recul de la consommation…
René Monory : … C'est un recul de la consommation. Donc, les deux ne sont pas contradictoires. On peut consommer plus et être meilleur à l'étranger par, justement, une adaptation des investissements de compétitivité. C'est là où je pense qu'on ne fera pas d'emplois avec la croissance de 1 à 1,5% car cette croissance se fera comme dans les autres pays, par la compétitivité de nos entreprises.
Jean-Marie Colombani : Oui, mais encore une fois, consommer plus, ça veut dire plus de pouvoir d'achat. Un gouvernement doit essayer de distribuer plus de pouvoir d'achat ?
René Monory : Non, justement, c'est là où l'analyse est un peu différente de ma part. Peut-être que je me trompe. Quand on est contraint dans la concurrence internationale, on est contraint parce qu'il y a beaucoup de pays qui s'élèvent. En Chine, demain, c'est un pays qui fait 15 % de croissance par an, en ce moment, et qui a 1,2 milliard d'habitants. Ça veut dire que si on continue à faire 3 % de croissance dans le monde, il prend naturellement aux autres. Ça a été le cas du Japon, le cas de l'Asie du Sud-Est. Donc l'analyse à ne pas faire, c'est celle de croire que, tout seul, on va faire de la croissance plus que les autres. Ce n'est pas vrai. On fera une croissance qui ne sécrétera pas d'emplois, donc – on aura le temps, je crois, d'en parler – il faut redéfinir quels sont les emplois de demain. Et surtout des emplois de compétitivité dans l'industrie. L'industrie doit faire de la croissance, elle ne fera pas forcément de l'emploi. Mais cette croissance, doit être employée à faire d'autres emplois, dans d'autres métiers.
Jean-Marie Colombani : On va venir aux autres emplois. Mais, par exemple, justement, hier dans les rues de Paris, il y avait 10 000 mineurs. Alors, on connaît les chiffres : il y avait près d'1 demi-million de mineurs à la Libération, il n'y en n'a plus que 30 000 aujourd'hui. Et l'horizon 2005, est, pour eux, l'horizon de l'extinction de cette grande tradition ouvrière. Bien. Que leur dites-vous à ces manifestants qui sont dans la rue et qui disent : « Nous, on veut continuer à vivre et travailler en Lorraine, par exemple, et on veut continuer à aller à la mine – pas par plaisir – mais parce que c'est un emploi. » ? En plus, ils considèrent qu'on pourrait produire plus dans ce domaine. Alors, qu'est-ce que vous leur répondez ? Emplois terminés. ? Mais qu'est-ce que vous mettez en face ?
René Monory : Non, mais d'abord, je crois qu'on est ouvert. Je crois qu'on est une société économique complètement ouverte qu'on ne peut pas fermer. Aujourd'hui, il est clair que lorsqu'on importe du charbon, il est à peu près trois fois moins cher que celui qu'on exploite, c'est une des raisons. Mais ce n'est pas une réponse suffisante. Ce que je crois, c'est qu'il y a, malheureusement, il n'y aura pas que les mineurs, il y aura beaucoup de métiers à reconvertir, il va falloir mettre des sommes énormes pour la reconversion de ces métiers, et pour créer ces nouveaux emplois. Ces nouveaux emplois partiront du tertiaire, partiront de l'accompagnement, partiront de l'hébergement, partiront du tourisme, partiront, sans doute aussi, d'emplois de formation. C'est sans doute dans ce domaine qu'on va connaître la plus forte progression d'emplois dans les prochaines années. Les besoins de formation du monde seront multipliés dans les dix ans par cinq. Tous ces pays qui accèdent à l'économie dynamique n'ont pas encore réussi à former les formateurs dont ils ont besoin. Donc, c'est dans ces domaines-là, qu'il va falloir créer. Alors, les mineurs, je leur dis, bien entendu, qu'il ne faut pas – on pourrait en dire autant aux pêcheurs, les pêcheurs c'est différent, parce qu'ils travaillent encore dans un domaine où on consomme – mais pour les mineurs, on peut dire que demain il faut mettre des sommes importantes pour convertir, pour que les choses se fassent sans drame, pour que, socialement parlant, ils ne soient pas touchés. Mais il est clair qu'on ne pourra pas continuer à extraire le charbon. Je ne connais pas exactement les chiffres, si vraiment ce qu'on dit est vrai, c'est-à-dire, si le charbon qu'on extrait coûte trois fois plus cher que celui qu'on importe.
François-Henri de Virieu : Monsieur le président, hier les mineurs disaient quelque chose qui me paraît assez fort, ils disaient quelque chose d'assez fort. Ils disaient : « Ce n'est pas seulement le charbon qui n'est pas rentable en France…
René Monory : C'est vrai.
François-Henri de Virieu : c'est toute la France qui n'est pas rentable. » Qu'est-ce que vous leur répondez ?
René Monory : C'est toute la France, pour les raisons que je vous indique. Comment voulez-vous qu'on continue – je vais prendre des risques en vous répondant, même si ce n'est pas très populaire – comment voulez-vous qu'on reste compétitif quand, dans un pays, vous faites 4 ou 3 % de croissance dans l'année, entre la croissance réelle de la richesse et 2 % d'inflation, et que vous dépensez 6 ou 7 % pour le social et la santé.
Jean-Marie Colombani : Alors justement sur le social, il y a Raymond Barre qui a récemment…
François-Henri de Virieu : Hier, avant-hier, dans une interview au « Progrès de Lyon »…
Jean-Marie Colombani : Absolument, quelques petites phrase en disant que les Européens ont besoin d'alléger une excessive protection sociale. Est-ce que vous êtes de ceux qui pensent que le problème de l'Europe, c'est que le travail y est trop cher ? Est-ce que vous êtes de ceux qui pensent que notre mode de vie, aujourd'hui, ce qui fait la civilisation européenne – qui la distingue des États-Unis, qui la distingue du Japon – est condamné ? Par, justement, son niveau de protection sociale ?
René Monory : Surtout, il faut responsabiliser la protection sociale. Pour l'instant, tout le monde croit que tout est possible, tout est permis. Moi, j'ai pris beaucoup de risques dans mon département. Vous évoquiez tout à l'heure le Futuroscope et je crois qu'on parle bien de ce qu'on connaît. La moyenne des dépenses sociales des départements, en France, a progressé en dix ans de 60 % à peu près. Chez moi, ça n'a progressé que de 30 %. Ces 30 %, ce n'est pas pour autant que les gens sont plus malheureux. On a créé des emplois. Le véritable social, c'est de créer des emplois. 30 % d'écart sur dix ans, ça fait à peu près, chez moi 120 millions. C'est ce que j'ai mis tous les ans dans le Futuroscope, pour faire des emplois et j'ai créé, dans mon département, 13 000 emplois. Donc le problème, c'est de savoir si on met de l'argent pour produire, produire des richesses, ou si on met de l'argent pour accompagner la misère. Et moi, je trouve que ce qui est dramatique, c'est de voir de plus en plus de gens dans la misère qui sont marginalisés. Tant qu'on continuera – je prends mes risques – tant qu'on continuera à donner, à ceux qui sont au travail, du pouvoir d'achat qu'on ne gagne pas, on marginalisera de plus en plus de gens de l'extérieur. Et, après, on est obligé de reprendre à ceux qui sont en activité pour payer ceux qui ne travaillent pas. Donc c'est un système complètement fou pour lequel on marche sur la tête. C'est malheureusement pas vrai seulement en France, c'est vrai en Europe. Parce que, quand la machine est lancée pour le pouvoir d'achat, dans tous les pays du monde, mais que la croissance se ralentit, c'est très difficile d'arrêter cette machine. Voilà ce qu'il y a. Moi, je suis persuadé que nous avons des charges trop importantes parce qu'il faut responsabiliser davantage l'individu. Je suis persuadé qu'un jour, la Sécurité sociale devra être régionalisée beaucoup plus. Et vous verrez qu'on fera des économies.
Jean-Marie Colombani : Est-ce que vous n'êtes pas aussi conscient que ce gouvernement est allé très loin déjà dans l'allégement des charges, notamment vis-à-vis des patrons des entreprises.
René Monory : Non, mais je ne crois pas du tout.
Jean-Marie Colombani : Rappelez-vous l'interpellation présidentielle, 80 milliards donnés aux entreprises, donnés aux patrons et, en face, pas d'emplois.
René Monory : Mais non, mais c'est pas comme ça, c'est vraiment un calcul… Je suis désolé de ne pas être d'accord avec le président de la République – ça m'arrive aussi de temps en temps – mais c'est un calcul un peu court. On a donné 80 milliards de francs aux entreprises qui étaient complètement à bout de souffle. Elles sont un peu moins à bout de souffle, mais le problème : c'est pas parce qu'on donne de l'argent à l'État qu'on va créer demain des emplois qui sont inutiles. La plupart des gens étaient en situation de réduire l'emploi pour pouvoir passer des échéances. Alors, je trouve que c'est un petit peu court comme explication à partir du moment où, en même temps, on a augmenté en parallèle les charges, – on a augmenté la CSG, je crois qu'on ne pouvait pas faire autrement –, on a augmenté les charges sur les retraites récemment, l'AGIRC en particulier, on ne pouvait pas faire autrement. Ce qu'on a donné d'une main, on l'a repris de l'autre pour faire du social. Alors, le social pour moi, priorité des priorités : faire de l'emploi. Vous savez qu'aujourd'hui, quand on est sur le terrain, en province, et qu'on voit… L'autre jour, j'ai reçu une femme dans mon bureau qui était au chômage, avec son mari, et son fils était aussi en chômage. J'ai fait rentrer son fils comme j'ai pu quelque part, mais enfin, c'est un peu douloureux, quand on est des hommes politiques et qu'on ressent ça et qu'on voit qu'en France, on a aujourd'hui deux fois plus de jeunes au chômage que dans les autres pays européens. Alors c'est pas de la faute au gouvernement, c'est une vieille histoire. Quand j'entends Monsieur Rocard, qui a un peu perdu la mémoire, car en 88-89 quand il était Premier ministre, on a eu deux années exceptionnelles. Qu'est-ce qu'il en a fait ? Rien. C'est là que je regrette. Ça vient de loin, tout ça !
François-Henri de Virieu : Les plus-values fiscales sont allées dans les frais de fonctionnement de l'État.
René Monory : Les frais de fonctionnement de l'État.
Jean-Marie Colombani : Oui, mais à l'époque, tout le monde considérait qu'il fallait plus d'enseignants, etc. C'est un autre débat, on ne va pas refaire l'histoire !
François-Henri de Virieu : Oui, on va revenir un peu à l'avenir.
René Monory : Je n'ai jamais dit qu'il ne fallait……. Les enseignants, d'ailleurs.
Jean-Marie Colombani : Mais justement c'est tout à fait autre chose. Mais un des débats sur l'emploi, justement, est celui de partage du travail, du partage du temps de travail. On a évoqué la semaine de quatre jour, la réduction du temps de travail à 32 heures, etc.… Comment voyez-vous le problème ?
René Monory : On l'a mal évoqué.
Jean-Marie Colombani : Est-ce que les Français… Est-ce qu'on doit aller dans cette direction ? Est-ce que le problème en France est mal posé ?
René Monory : Le problème est mal posé car je crois que, de toute façon, nous irons dans cette direction. Je vais vous donner deux chiffres. Entre 1930 et 1960, nous avons perdu, en travail effectif, au pied du métier, 20 heures de travail par semaine. Nous sommes passés de 60 heures, de travail effectif à 40 heures en 1980. Entre 1960 et 1991, trente ans à nouveau, nous sommes passés de 40 à 39 heures. Alors, le drame, quand on a présenté la baisse du temps de travail, je crois que je suis pour la baisse du temps de travail, niais il faut avoir le courage… Tout le monde dit ça, c'est un petit peu la tarte à la crème, parce que tout le monde dit : « Il faut baisser le temps de travail. » Personne n'ose dire qu'en même temps, il y aura une baisse des revenus. L'un n'ira pas sans l'autre. Je ne dis pas que ce sera exactement égal, mais il faudra baisser le temps de travail en France et je crois sans doute baisser…
Jean-Marie Colombani : Vous êtes partisan, dans ce domaine, d'aller plus vite que ne va le gouvernement, puisque le gouvernement accepte des expériences mais il ne va pas franchement dans cette direction…
René Monory : J'ai plus de liberté de parole que le gouvernement, donc je peux dire des choses. Ça ne veut pas dire que je n'approuve pas ce que le gouvernement fait. Mais, ce que je crois, c'est que nous irons vers une baisse du temps de travail mais il faut avoir le courage de dire aux gens que, quand il y aura baisse du temps de travail, il y aura, aussi, baisse des revenus. Peut-être pas exactement dans la même proportion, mais dans une proportion assez grande. Et qu'il y aura, à ce moment-là, d'autres dispositifs à mettre en place pour que le bonheur ne soit pas seulement plus d'argent à la fin de l'année ou à la fin du mois, mais qu'il y ait beaucoup d'autres choses qui accompagneront la vie de l'homme, qui apporteront un autre bonheur qui sera celui que j'appelle « plus immatériel que matériel ».
François-Henri de Virieu : Merci, Jean-Marie Colombani. On enchaîne maintenant avec Raphaëlle Bacqué, du « Parisien ». Comment expliquez-vous, en attendant que Raphaëlle Bacqué s'assoit, comment expliquez-vous, Monsieur le président, que le gouvernement n'ait pas vu venir le conflit des marins-pêcheurs alors que c'était la répétition exacte de ce qui s'est produit il y a un an avec Monsieur Bérégovoy ?
René Monory : Vous savez, on ne voit jamais tout à fait venir les conflits. Ce n'est pas là où on croit qu'ils vont arriver qu'ils se dégagent. Je ne voudrais pas faire de reproches au gouvernement là-dessus. Il y a eu aussi une accélération brutale de la baisse du poisson que personne n'avait prévue. Il y a trois mois, le poisson était beaucoup plus cher qu'aujourd'hui. Donc, la crise a eu beaucoup comme ferment une baisse brutale du poisson. Je comprends parfaitement les marins. Quand ils partent en mer pendant huit jours, qu'ils croient qu'ils vont vendre leurs poissons 10 francs le kilo et qu'ils arrivent et qu'ils le vendent 3 francs, c'est normal qu'ils se soient révoltés. Mais le gouvernement ne pouvait pas savoir non plus qu'il vaudrait 3 francs au lieu de 10 francs. Donc, je crois qu'il ne faut pas trop culpabiliser le gouvernement.
François-Henri de Virieu : Raphaëlle Bacqué.
Raphaëlle Bacqué : Bonjour, Monsieur Monory.
René Monory : Bonjour. C'est agréable de voir votre sourire !
Raphaëlle Bacqué : On va un petit peu parler de politique, j'espère que ce sera tout aussi agréable. J'ai un peu travaillé, avant de venir. J'ai relu vos interviews, vos discours. Vous avez trois mots-fétiches qui reviennent systématiquement : jeunesse, audace, renouveler.
René Monory : C'est bien de ne pas se contredire !
Raphaëlle Bacqué : Alors, justement, j'ai une question un peu personnelle à vous demander. Lorsque vous êtes en face de vos sénateurs, est-ce que vous ne rongez pas un peu votre frein ?
René Monory : Ah, pas du tout ! Parce qu'ils sont formidables !
Raphaëlle Bacqué : Parce qu'un sénateur, ça n'est pas très réputé pour être tout à fait jeune, audacieux ou progressiste !
René Monory : Vous savez, j'ai dit l'autre jour, dans une autre enceinte où un jeune attaquait un peu les plus anciens en disant : « Moi, je ne vois autour de moi que des gens un peu vieux ». Je lui ai dit : « La jeunesse, c'est la capacité de rompre avec les habitudes ». Eh bien, le Sénat est en train de rompre, et ses sénateurs, avec les habitudes.
François-Henri de Virieu : À quoi ça se voit, ça ?
René Monory : Eh bien, ça se voit d'abord à la façon dont on amende les lois. Toutes les lois, sans exception, proposées par le gouvernement depuis le nouveau gouvernement, ont été amendées par le Sénat. Toutes sans exception. Et je dirais même que, dans la loi de finance, il y a eu à peu près 50 amendements de retenus du Sénat, il n'y en a eu guère que 10 de l'Assemblée nationale…
François-Henri de Virieu : Ça dépend de la tendance des amendements.
René Monory : Écoutez. Dans deux cas particuliers. J'ai mon ami, Pierre Méhaignerie, qui est là, avec lequel on entretient les meilleures relations. Il a été très content de la façon dont le Sénat a amendé ses lois. Plutôt dans un sens, je dirais, plus libéral, plus progressiste. Je sais aussi que, en ce qui concerne la bioéthique, on a eu des gens formidables qui ont travaillé à la bioéthique au Sénat, et tous les gens se sont accordés pour dire que nous avions été très raisonnables, et pas du tout conservateurs dans cette affaire. Alors, ne donnons pas une image un peu terne du Sénat, ce n'est pas vrai !
Raphaëlle Bacqué : Est-ce que le Sénat ne représente pas tout de même d'abord la France masculine et rurale ?
René Monory : Ah, bien, ça je voudrais bien davantage de femmes. D'ailleurs, il y en a ici.
Raphaëlle Bacqué : Il y a seize femmes, sur 321 sénateurs !
René Monory : Eh, bien oui…
François-Henri de Virieu : Combien de femmes ?
Raphaëlle Bacqué : Seize. Aucune au groupe centriste.
René Monory : Mais, aujourd'hui, vous avez remarqué, il y en a une, ici. Il y en a une. Non, mais le problème, ce n'est pas de notre faute. C'est les électeurs. Il faut savoir que c'est un corps électoral au second degré. Mais, en fait, est-ce qu'il y a beaucoup de femmes par rapport aux députés ? Il y en a plus, mais il y en a pas beaucoup quand même.
Raphaëlle Bacqué : Pas tellement non.
René Monory : Et je crois qu'il faut se battre pour ça, vous avez tout à fait raison. Mais, on n'y peut rien. Ce sont les électeurs. Cela dit, le Sénat, moi, je ne veux pas qu'on l'attaque, parce que je crois qu'il est en train de changer complètement de peau, complètement de style, et complètement – je dirais de style de travail – car nous faisons énormément de prospective au Sénat. On a fait des quantités de colloques. On a fait 185 colloques au Sénat, cette année. Ce n'est pas mal. Beaucoup dans l'avenir. Et je crois que c'est ça qui est important. On peut apporter justement au gouvernement, en amont des lois, des idées sur l'avenir.
Raphaëlle Bacqué : On va reparler un peu de la jeunesse. J'ai vu que vous avez proposé, dans « Paris Match », de faire une liste de jeunes aux européennes. Ce n'est pas assez compliqué comme ça, déjà ?
René Monory : Ah, non ! Pourquoi ce serait compliqué ? D'abord, comme vous le disiez à l'instant, beaucoup d'anciens ont déjà des responsabilités. Parfois, les jeunes en ont moins. D'autre part, moi, je crois que l'Europe a aujourd'hui besoin d'un souffle. L'Europe a été critiquée, parce que, comme toujours, quand les choses ne vont pas bien, on culpabilise ceux qui ne peuvent pas se défendre : c'est l'Europe. Et je crois que le fait de mettre en tête de liste une dizaine de jeunes de tous les partis, de toutes les tendances, pour tirer la liste, ça donnerais un choc psychologique pour l'Europe.
Raphaëlle Bacqué : Mais, qui voyez-vous, par exemple, comme jeunes ?
René Monory : Vous savez, il y en a beaucoup, il y en a beaucoup. On a failli avoir une liste, déjà, dans le passé, de jeunes, qu'on appelait les rénovateurs. Il y en a encore un certain nombre qui sont disponibles. Il y en a d'autres qui viennent. Moi, je rencontre plein de jeunes dans mon département, dans ma région, qui sont plein de valeur. J'en ai un qui est là, par exemple qui n'a pas mal réussi, qui est président de région. Il est encore jeune : Jean-Pierre Raffarin. Eh bien, pourquoi pas ? Alors, il y a des quantités de gens comme ça. Il y a aussi Dominique Baudis, qui est là, qui n'est pas mal non plus.
Raphaëlle Bacqué : ça veut dire que ce sont, en fait, des quadra-quinquagénaires qui sont depuis quinze ans dans la politique ?
René Monory : Bon, écoutez, alors si vous dites qu'on est vieux à soixante-dix ans, et que vous le dites aussi à quarante ans, ça ne va plus, là !
Raphaëlle Bacqué : Est-ce que vous trouvez qu'Alain Juppé, par exemple, est trop vieux ?
René Monory : Non, mais Alain Juppé, j'ai beaucoup d'estime pour lui. Je trouve qu'il a manœuvré pour la Bosnie. Cela dit, le Premier ministre a mis un interdit à ses ministres je crois qu'il a raison, pour éviter la division. Donc, il n'est pas question d'Alain Juppé. S'il était disponible, pourquoi pas ?
Raphaëlle Bacqué : Donc, pour vous, plutôt Dominique Baudis ?
René Monory : Pour que des jeunes qui vont se débrouiller. Je crois que ce qu'il faudra faire, en fin de compte, ça sera le jeune. Vous savez, il va y avoir pleins de listes, aux européennes, qui vont apparaître. Des Verts, de la gauche, de la droite, etc. On a intérêt à mettre une liste séduisante. Et ce qu'il faut, c'est mettre des gens, des jeunes, qui passent bien à la rampe. Et c'est les sondages qui nous diront quels sont ceux qui passent les mieux. Puis on verra bien après.
Raphaëlle Bacqué : Mais, est-ce que ce n'est pas un gadget pour faire face à la liste présentée par Michel Rocard, qui a l'idée de faire : un homme, une femme, un homme, une femme ?
René Monory : Mais ça n'est pas un gadget ça ?
Raphaëlle Bacqué : Vous êtes le seul de l'UDF à avoir un poste aussi élevé. Finalement, c'est le RPR qui a tous les postes importants. Est-ce que vous n'avez pas l'impression que l'UDF fait finalement maintenant position d'arbitre entre les hommes du RPR ?
René Monory : Alors, je ne vais pas vous dire une chose : c'est que personne ne gagnera la présidentielle sans l'UDF. Il ne faut jamais l'oublier, ça. Et l'UDF a un poids considérable. Et quand vous regarder sur les élus départementaux, régionaux et locaux, l'UDF est largement aussi bien placée que le RPR, parce qu'on est très près des gens. Alors, ce que je crois, c'est qu'il y aura forcément, une explication positive tout le temps, et c'est le cas en ce moment, entre le RPR et l'UDF. Donc, on ne pourra pas se passer ni de l'un ni de l'autre et chacun jouera son rôle important, dans le débat très important qu'on aura dans les prochains mois.
Raphaëlle Bacqué : ça veut dire qu'il faudra forcément un candidat de l'UDF à la présidentielle ?
René Monory : Ce que je crois, c'est qu'il y a une fausse idée qui circule, d'ailleurs depuis un certain temps, c'est de dire, coûte que coûte : « Il ne faut pas de primaires, il faut absolument qu'il y ait un candidat unique. » Vous savez, chaque fois qu'on se rapproche d'une élection, je suis persuadé qu'on sera à 52/48 ou 51/49 pour l'un ou pour l'autre. D'autre part, lorsque vous êtes au pouvoir, et c'est notre cas en ce moment, qu'on a quand même 450 députés, il y a toujours des gens qui sont, en pourcentage assez élevé, de l'ordre de 10, 12, 15 %, que vous trouvez chez les communistes, chez le Front national, etc. qui votent toujours contre le pouvoir. Si vous avez un seul candidat, au départ, qu'il soit RPR ou UDF, et qu'il fasse moins de 40 %, 35 % ou 38 %, par exemple, – ce sont des exemples tout à fait gratuits que je donne – où est-ce qu'il ira chercher sa réserve, au second tour ? Alors, il faut étudier tout. Il y a parfois de fausse bonnes idées qui existent. Elle est peut-être bonne, celle d'avoir un candidat unique, je n'en sais rien, on verra bien. Et elle peut être meilleure encore. Je me souviens quand même que Giscard d'Estaing a été élu en 1974 avec deux candidats. Pompidou a été élu en 1969 avec deux candidats.
Raphaëlle Bacqué : Oui, mais souvent, la droite a échoué parce qu'elle était divisée ?
René Monory : Comment ? En 1981, si on a échoué, il y avait deux candidats, mais ça n'est pas pour ça. C'est parce que, probablement, ça faisait quand même à peu près, entre 1950 et 1981, trente et un ans que la droite était au pouvoir, et qu'il y avait certainement une certaine usure, qui a fait qu'on a perdu. Et puis, en 1986/1988, qui est-ce qui a gagné ? Une cohabitation qui a raté ! Et qui redonné tout à fait au président de la République un souffle nouveau. Il a su manœuvrer, il s'est bien arrangé. Mais, autrement, on ne peut pas dire que c'est une règle absolue. On a eu les deux cas, alors, on verra. On verra. Mais, je crois que, de toutes façons, ne négligeons pas aujourd'hui l'UDF, qui tout de même, a quelque chose à dire. L'UDF représente quelque chose d'un peu différent du RPR. Les deux additionnés, ça fait pas mal !
Raphaëlle Bacqué : Quand vous dites : « on verra », ça veut dire que, si par exemple, Édouard Balladur était le candidat, c'est tout à fait plausible, l'UDF-là ne se présentait pas ou… ?
René Monory : Écoutez, on a des instances qui décideront. Aujourd'hui, ça n'est pas moi qui vais décider pour elles. Mais peut-être que Monsieur Balladur sera candidat ? Peut-être que Monsieur Balladur se réjouira d'avoir un candidat pour l'aider ? Alors, c'est peut-être lui-même, qui le demandera, je n'en sais rien du tout. Parce que je vous dis, une fois de plus, si Monsieur Balladur est candidat, même s'il n'a qu'un certain pourcentage, évidemment s'il fait 50 % au premier tour, le problème est réglé. Personne n'ira, comme j'ai dit dans « Paris Match », se frotter à lui pour être ridicule. Est-ce que dans un an, il fera encore 50 % au premier tour ? Les sondages que j'ai vus cette semaine ne paraissent pas évidents dans ce sens-là.
Raphaëlle Bacqué : Il a beaucoup baissé là, oui !
René Monory : Oui, mais c'est provisoire, peut-être, je n'en sais rien. Mais je ne prendrai pas de pronostics, c'est toujours des choses très délicates et très dangereuses. Aujourd'hui, il est clair qu'il y a deux grandes familles qui doivent s'aider pour gagner à la prochaine présidentielle. Comment elles feront ? Je n'en sais rien mais il est probable, sinon certain, il est vraisemblable qu'il y aura un candidat UDF.
Raphaëlle Bacqué : En tout cas, Édouard Balladur a dit que quel que soit le candidat qui sera à la présidentielle, en tout cas, pour la majorité, il devrait s'appuyer sur le bilan de son gouvernement. Vous êtes d'accord ?
René Monory : Bien, il faudra bien qu'il s'appuie sur le bilan du gouvernement. Et puis, il faudra, en plus, qu'il ait quelques autres idées pour pouvoir différer pendant cinq ans après.
Raphaëlle Bacqué : Je veux dire que s'il y avait deux candidats, un UDF et le un RPR, et que tous les deux s'appuyaient sur le bilan du gouvernement, comment feraient-ils ?
René Monory : Moi, je ne critique absolument pas le bilan du gouvernement. Cela dit, il y a des problèmes à régler et je crois qu'Édouard Balladur est complétement d'accord avec moi, là-dessus. Vous pouvez faire un programme pour cinq ans ou pour sept ans devant vous, que vous pouvez difficilement quand vous n'avez que deux ans. Ce n'est pas du tout la même chose. Mais quel que soit le candidat et quel que soit celui qui sera élu, il aura devant lui, une réforme profonde de la société à faire et, même s'il y a une rigidité, que je regrette beaucoup, il faudra bien qu'on passe. On ne peut pas continuer à accumuler des chômeurs comme on le fait, on ne peut pas continuer à perdre de la compétitivité et à ne pas, en quelque sorte jouer un rôle important dans le monde. Donc, je crois qu'il y aura forcément des réformes importantes et vous savez fort bien que la présidentielle, c'est l'esprit de la Ve République, – a été faite pour faire un programme pour un temps. Cinq ans, sept ans, on verra bien après, mais c'est un programme et on verra à ce moment-là. De toutes façons, les électeurs feront un contrat avec un homme, celui qui sera élu. Il faudra que l'homme soit courageux, pour leur dire ce qu'il fera le lendemain.
François-Henri de Virieu : Vous, vous dites, Monsieur le président, qu'i n'y a pas d'autre politique possible en France ? Actuellement, à cause de la grande ombre portée par la future élection présidentielle ?
René Monory : Disons que ce qu'il y a à faire n'est pas agréable à faire. Il faut le savoir. Il faut remettre on cause un certain nombre d'acquis. Il faut le dire. Et moi qui ne suis pas candidat, ça m'est facile de le dire. Mais je crois qu'il faudra le dire de plus en plus. Plus on se rapprochera de l'échéance, plus il faudra le dire. Car il ne faut pas prendre les gens, à mon avis, par surprise. Ce qui est dramatique, on a sans doute fait, il faut le dire mais ce n'est pas du tout un reproche, parce que tout le monde était dans l'euphorie, on a sans doute fait en 1993, au moment des élections législatives, beaucoup de promesses, peut-être même au-delà de ce qu'on pouvait tenir. Aujourd'hui, on est un petit peu prisonnier de tout ça. Alors je crie « casse-cou » au futur président de la République, quand il fera son programme en 1995, il faudra qu'il dise la vérité aux Français. Et cette vérité ne sera pas toujours bonne à entendre. Tant pis s'il n'est pas élu.
Raphaëlle Bacqué : Mais à votre avis, ça sera quoi, justement le profil pour ce président ?
René Monory : Vous savez c'est un contrat entre le peuple, entre les électeurs, et l'homme. C'est eux qui le choisiront, ce n'est pas moi.
Raphaëlle Bacqué : J'ai vu que vous reparliez de Valéry Giscard d'Estaing comme candidat éventuel.
René Monory : Pourquoi pas ? C'est un homme pour lequel j'ai la plus grande estime. J'ai travaillé avec lui, il m'a beaucoup appris. Moi j'ai beaucoup de sympathie pour lui. C'est là-aussi l'UDF, les instances qui trancheront. On verra bien…
Raphaëlle Bacqué : S'il était candidat, tout de même, et que Jacques Chirac le soit aussi par exemple pour le RPR, là on n'aurait pas beaucoup de renouvellement. On reviendrait vingt ans en arrière, en 1974 ?
René Monory : Oui, mais enfin, pour l'instant, c'est de la science-fiction qu'on fait là. Pour l'instant, il y a encore quatorze mois à passer…
François-Henri de Virieu : Ce n'est pas une hypothèse que vous souhaitez ?
René Monory : Je n'ai pas dit que je souhaitais ou que je ne souhaitais pas. J'ai dit que le temps va préciser les choses. Ce n'est pas à moi de le faire aujourd'hui. Alors, vous voulez vraiment me tuer ! Vous voulez vraiment qu'aujourd'hui j'annonce…
Raphaëlle Bacqué : C'est si dangereux que ça de travailler à la présidentielle ?
René Monory : Vous savez déjà, j'ai vu des expressions dans le journal, « on m'a tué », etc. Alors là, je me méfie un peu…
Raphaëlle Bacqué : On va en parler tout à l'heure, oui justement, Parlons des hommes est-ce que vous n'avez pas l'impression que ce couple Balladur/Chirac, ce nouveau couple infernal, a remplacé le couple Chirac/Giscard ?
René Monory : C'est aux électeurs de le dire. Pas à moi.
Raphaëlle Bacqué : Mais, là. Avant même les élections ?
René Monory : J'ai de la sympathie pour les deux hommes. À eux de s'entendre. Il se trouve qu'il y en a deux, il n'en faut qu'un : c'est à eux de se débrouiller. Ce n'est pas moi qui vais trancher au RPR.
Raphaëlle Bacqué : Tous deux, à votre avis ne nuisent pas à la majorité ?
René Monory : Non, ça fait bouillonner des idées. J'ai vu qu'ils ne parlaient pas la même langue parfois, c'est bien.
Raphaëlle Bacqué : Toujours, parlant de renouvellement encore, vous êtes centriste donc le CDS va se choisir, ou renouveler son président. L'actuel président est Pierre Méhaignerie, ça fait dix ans qu'il est à ce poste. Est-ce que là, il faut en changer ?
René Monory : Alors là je vais être très clair là-dessus, Pierre Méhaignerie est mon ami, il est d'ailleurs là…
Raphaëlle Bacqué : Il est juste derrière nous, oui.
René Monory : Et ce n'est pas parce qu'il est là que je vais dire ce que je dis. J'ai toujours dit que je ne souhaitais pas qu'il y ait, au cours du congrès qui va avoir lieu au mois d'avril ? Une bagarre entre deux ministres du gouvernement. Parce que je crois que ça ne sera pas très bien reçu, ni par l'opinion publique et que ça ne donnera pas de facilité au gouvernement. Donc j'étais pour le statu quo. Si le statu quo ne peut pas avoir lieu, à ce moment-là, s'il doit y avoir une lutte ou un vote, moi je souhaite carrément qu'on éclaircisse les choses. Aujourd'hui, vous parlez beaucoup de la majorité tout à l'heure, il manque une voix, aujourd'hui. Il manque une voix, la voix que j'appellerai originale du CDS, pourquoi ? Ce n'est pas du tout que mes amis, que cela soit Pierre Méhaignerie ou Bernard Bosson ne s'expriment pas. Mais, compte tenu de la solidarité gouvernementale, ils ont beaucoup de mal à dire, parce qu'ils diraient peut-être des choses un peu différentes. Le CDS est européen. Le CDS est décentralisateur et aménageur du territoire. Le CDS peut dire et la majorité n'a pas de chance de gagner à l'élection présidentielle si cette voix originale, qui a toujours aidé les présidents à être élus ne se fait pas entendre en ce moment.
François-Henri de Virieu : Mais, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux que cette voix se fasse entendre par l'action à l'intérieur du gouvernement ?
René Monory : Et bien écoutez, si vous avez remarqué Pierre Méhaignerie, il ne s'est pas mal débrouillé dans son ministère !
Raphaëlle Bacqué : Est-ce que vous voudriez plutôt que le président du CDS parle au gouvernement ?
René Monory : Alors le problème, il est le suivant. Ou pour moi – je donne mon avis, mais c'est pas forcé que je serai suivi – ou pour moi, on a le statu quo jusqu'en 95 et on peut attendre, c'est ce que j'avais pensé. Si on doit faire la bagarre, à ce moment-là, il faut carrément avoir un président et secrétaire général qui ne soient pas ministre et qui puissent s'exprimer. Ça sera la plus grande chance à mon avis, pour la future majorité. Maintenant, c'est une suggestion qui ne sera sûrement pas suivie, mais je pense que ça serait la bonne formule, étant donné que l'un et l'autre, quelles que soient leurs qualités, quand on a un ministère aussi important que la Justice et un ministère aussi important que l'Équipement, le Logement et le Tourisme, il ne reste pas beaucoup de temps pour s'occuper du parti. Alors, on a bien sûr des gens derrière, on a beaucoup de jeunes qui peuvent travailler. Mais la voix officielle, la voix qui porte, c'est celle du président, celle du secrétaire général. Donc, voilà ma position. Elle est claire, elle n'a pas d'ambiguïté. Moi, je suis tout à fait d'accord, pour qu'on reste jusqu'en 95 comme ça. Je ne souhaite pas qu'on fasse une bagarre au moment du congrès qui serai mal vu par l'opinion publique, qui ferais un peu l'amusement des journalistes enfin ça, ça ne suffit pas pour mon plaisir et, par contre si on doit renouveler à ce moment-là, qu'on prenne une certaine liberté, qu'on puisse s'exprimer.
Raphaëlle Bacqué : Vous pensez que vos amis centristes, avaient juste fait une erreur en se disant la « garde rapprochée du Premier ministre » ?
René Monory : Oh, vous savez ce n'est pas une erreur. C'était vrai. Ça l'est toujours un peu mais je crois que le CDS a aussi sa personnalité. Donc, il ne peut être jamais être complètement la garde rapprochée d'un homme qui n'est pas dans son parti.
François-Henri de Virieu : Une dernière question.
Raphaëlle Bacqué : Oui. Une toute dernière question. On dit beaucoup que vous avez des réseaux…
René Monory : Ah ça j'ai beaucoup d'amis !
Raphaëlle Bacqué : Ah !
René Monory : Ça c'est vrai. Et c'est une qualité qu'on me reconnaît parmi tous mes défauts, c'est que je suis fidèle en amitié. Alors, si c'est ce que vous appelez les réseaux, c'est vrai que j'ai beaucoup d'amis.
Raphaëlle Bacqué : On pense même que ces réseaux sont un très bon relais de vos ambitions…
René Monory : Quelles ambitions ?
Raphaëlle Bacqué : Qui pourraient vous porter encore plus loin…
René Monory : Écoutez, d'abord, dites-vous une chose : c'est que compte tenu de la concurrence qu'il y a eu pour la présidence du Sénat, si je n'avais pas eu d'amis, je n'aurais pas été élu. Alors, je crois que c'est ça le sens de mon amitié et de ma fidélité.
Raphaëlle Bacqué : Merci.
François-Henri de Virieu : Merci Raphaëlle Bacqué. On va terminer l'émission avec Albert du Roy pour un bon quart d'heure.
René Monory : Monsieur du Roy que je retrouve avec plaisir ! Il est venu faire une belle conférence dans ma ville.
Albert du Roy : Bon, il y a beaucoup de choses, il a beaucoup de sujets à aborder, là. Un tout petit retour en arrière, d'abord. Votre panégyrique du Sénat, tout à l'heure… Récemment, le Sénat a joué un très mauvais rôle…
René Monory : Où ça ?
Albert du Roy : Dans l'histoire de la loi Falloux, modifiée au cœur de la nuit, par surprise…
René Monory : Vous qui connaissez bien les institutions Monsieur du Roy, vous savez bien comment ça se passe… Les inscriptions à l'ordre du jour, ce n'est pas le Sénat qui les inscrit, c'est le gouvernement qui a toujours la priorité pour s'inscrire les ordres du jour. Alors, je me suis longuement expliqué là-dessus. Ça a été pour moi un épisode malheureux de la politique, pour lequel le Sénat n'a absolument aucune responsabilité, que j'ai appréciée, aucune, aucune…
Albert du Roy : Donc si une faute de méthode a été commise, c'est celle du gouvernement ?
René Monory : Mais chacun apprécie comme il veut… C'est la seule chose qui n'est pas une faute du Sénat. C'est ça ce qui est important. Qu'on responsabilise qui on voudra après, on verra bien, mais ce n'est pas nous.
Albert du Roy : Bon. On reparlera de la formation tout à l'heure, plus longuement… Lundi soir, à votre place, Monsieur Édouard Balladur a dit que, à son avis, le débat, le vieux débat Paris-Province était un peu dépassé. Est-ce que c'est un point sur lequel vous êtes d'accord avec lui ou pas ?
René Monory : Oui, oui, je suis d'accord. C'est-à-dire que je ne mettrais pas moi, en objectif, la politique d'aménagement du territoire comme une opposition entre Paris et la province. Nous avons besoin d'une grande capitale économique, culturelle, financière… J'ai regretté par exemple que la BRED s'installe à Londres et non pas à Paris… Il aurait mieux valu essayer de ne pas avoir le directeur et avoir le siège social, ça aurait été mieux ! Mais je crois que je ne suis pas du tout favorable à la lutte qui n'aboutirait à rien. Je ne suis pas non plus favorable à affirmer – je dirais – la puissance de Paris dans le monde par sa qualité d'habitants. C'est par son excellence que Paris…
Albert du Roy : Mais j'ai lu quand même un certain nombre de déclarations de votre part selon lesquelles il était clair que l'importance de la région parisienne, en matière d'emplois, d'habitants, de siège sociaux, d'administration, etc.
René Monory : C'est vrai…
Albert du Roy : … était un des facteurs essentiels des inégalités entre les régions.
René Monory : J'ai posé trois questions en préalable qui sont reprises par mes collègues sénateurs et Jean François-Poncet a fait mission avec beaucoup de collègues, dont certains vice-présidents sont là…
Albert du Roy : On va en parler, d'ailleurs…
René Monory : Et qui a fait, vraiment, un travail formidable en profondeur. Alors, moi, j'ai mis, avec la commission, trois préalables :
1. Que la région parisienne ne grossisse pas démesurément et le projet de plan Île-de-France était prévu, pendant un temps, deux millions de plus en 2015. Je crois qu'à force de combattre, au Sénat, cet objectif a été ramené à 900 000, c'est-à-dire en dessous d'un million. C'est déjà un progrès considérable.
2. Que l'intelligence soit mieux répartie sur le territoire. Aujourd'hui, 56 % des chercheurs publics et privés sont dans la région parisienne. Il faut que, dans dix ou quinze ans, il y ait au moins 60 ou 65 % des électeurs qui soient dans la France, dans la France profonde. C'est par la recherche, c'est par l'enseignement supérieur qu'on sécrétera les richesses de demain.
3. C'est qu'on se donne dix ou quinze ans pour que chaque habitant en France reçoive à peu près, dans la manne de l'État, puisque l'État donne des subventions aux communes, progressivement la même somme. Il n'y a aucune raison qu'une commune bénéficie d'une taxe professionnelle 3 % dans la région parisienne parce qu'elle a beaucoup d'entreprises et beaucoup de retours du côté de l'État et que, à côté, vous en avez une, en province, où la taxe professionnelle soit à 17 % ou 18 % parce qu'elle n'aura pas de ressources. Vous ne demanderez jamais à l'entreprise qui a une taxe professionnelle de 3 % de venir s'installer dans la commune qui a une taxe de 17 %.
Albert du Roy : Alors, j'ai lu ce rapport de la mission présidée par Jean François-Poncet. Il y a une proposition qui est très simple, très claire. Proposition : maîtriser la croissance de la région parisienne.
René Monory : Tout à fait.
Albert du Roy : Très bien. Tout le monde… Personne ne peut être en désaccord. Mais comment on fait pour maîtriser une croissance de la région parisienne ?
René Monory : Eh bien, on met d'abord… Je crois, moi qui suis un libéral, je crois que c'est là qu'il faut sortir du libéralisme et qu'il faut être directif. Je vais vous donner un exemple. Ma collègue, Madame Cresson, quand elle était Premier ministre, a décidé des délocalisations. Alors il s'agit, nous aussi, qu'on fasse, sur le terrain, l'effort nécessaire. J'avais commencé à décentraliser, avant, une partie du Centre national de l'enseignement à distance. Eh bien, elle a pris la décision pour poursuivre cette décentralisation, on a travaillé sur le terrain, on a créé des cellules pour accueillir les conjoints, etc. Nous avons maintenant 250 personnes qui travaillent, près du Futuroscope, dans le Centre d'enseignement à distance et il y aura d'ici la fin du siècle, 1 000 personnes. Il faut du volontarisme. Vous avez bien vu sur l'ENA, je ne…
Albert du Roy : Du volontarisme, prenons un autre mot, de la contrainte…
René Monory : De la contrainte… Oui, tout à fait, mais le pire, c'est que les gens qui sont maintenant chez nous, qui étaient en grève avant de venir, et puis maintenant qu'ils ont vu ce que c'était la province, ils ne voudraient pas revenir à Paris donc il faut un peu de contrainte au départ pour les faire changer de place. Ce n'est pas pour autant qu'on va déshabiller Paris. Mais il y a des tas de choses, et surtout avec les technologies nouvelles, qui peuvent aussi bien s'implanter en province qu'à Paris. J'ai des laboratoires, en ce moment, qui viennent chez moi, parce que je suis en train de faire un effort sur les laboratoires.
Albert du Roy : Mais justement, parce que l'État peut décider que ou tel service telle ou telle administration, telle ou telle entreprise d'État soit délocalisé de force, par décision, par volontarisme, mais comment on fait pour les entreprises privées ?
René Monory : Pour les entreprises privées, vous leur faites payer déjà, au départ, le vrai prix de revient. Pour les entreprises privées, par exemple, prenons les transports parisiens, on en a parlé plusieurs fois. J'ai le rapporteur général qui est là et qui avait souligné la question, mon ami Jean Arthuis, eh bien, les transports à Paris ne sont pas à leur prix fort. Il faut faire payer les prix. Actuellement, par exemple, le téléphone… Si je téléphone à l'étranger de Poitiers, ça me coûte plus cher que si je téléphone de Paris.
Albert du Roy : Il n'y a pas que les entreprises qui…
René Monory : Mais c'est des entreprises…
Albert du Roy : Il y a aussi des habitants, il y a aussi des citoyens.
René Monory : Oui, mais pourquoi pas ? Mais c'est justement, les citoyens. Si les citoyens ont une vie… Moi, j'ai des délocalisés qui m'ont dit : « Mais on a gagné 20 % de pouvoir d'achat, rien que du fait d'être venus habiter à cinq minutes de notre travail, avec un loyer qui coûte 2 500 F quand il me coûtait 9 000 à Paris. »
Albert du Roy : Alors, est-ce que…
René Monory : C'est ça le fond du problème !
Albert du Roy : Alors, ce qui risque de se passer, ce n'est pas qu'un certain nombre de bureaux, d'ateliers, soient décentralisés en province mais que tous les sièges sociaux restent à Paris.
René Monory : Non, mais ça, justement…
Albert du Roy : Comment on fait pour convaincre les PDG d'aller à Poitiers ou à… ?
René Monory : II faut faire de l'excellence. Sauf que… Je parle… Pardonnez-moi de parler de moi mais il faut bien que, quand on dit quelque chose, il y a tellement de gens qui parlent et qui disent « Y'a qu'à… ». Moi, je ne dis jamais « Y'a qu'à… ». Je fais et j'explique, alors vais vous donner un exemple. Il y a une entreprise qui s'appelle Hollywood Chewing Gum qui appartient au Groupe Craft Corporation. Eh bien, elle avait une petite unité dans mon département et puis, un jour, ils ont décidé, parce qu'il y avait des laboratoires à côté qui les intéressaient parce qu'il y avait une excellence de réception, parce qu'il y avait des logements, d'amener – ça a d'ailleurs fait beaucoup de problèmes, je crois que c'était avec la CGT à Montreuil – ils ont amené le reste de la fabrication dans mon département parce qu'ils trouvaient de quoi s'exprimer et, finalement, les ouvriers sont heureux et tout le monde est content. Alors, je crois qu'il y aura de la contrainte mais c'est à nous aussi de préparer le terrain. Je vais faire, moi, grâce à l'État, et pour partie, à la région et au département, un milliard de francs d'investissement à l'université de Poitiers dans la recherche et dans l'enseignement supérieur. Je peux vous garantir que ça intéresse. Je vais vous donner un autre exemple, il y a une entreprise qui s'appelle la SAFT à Romainville qui est implantée partiellement à Poitiers, eh bien, compte tenu de l'effort que nous avons fait sur la recherche, il y avait le laboratoire de recherche qui était à Romainville qui est maintenant à Poitiers. Donc, si on prépare, je dirais le creuset, pour recevoir les gens et si on s'occupe de leur vie privée, de leur logement, de leurs distractions, je vous assure que ce n'est pas aussi difficile et aussi…
Albert du Roy : Est-ce qu'il n'y a pas un risque de se retrouver, au niveau de chaque région, avec le même problème que celui qui s'est posé au niveau national, c'est-à-dire que la métropole régionale attire bien davantage que les villes moyennes ou les petites, et devienne une espèce de capitale régionale monopolistique ?
René Monory : Vous avez raison. Je vois qu'il y a des gens qui sourient dans la salle. Non, mais c'est vrai. Je vais vous dire. Par exemple, j'ai fait un contrat avec l'État, il a y cinq ans, pour doubler le nombre de logements aidés. C'est-à-dire que le département a mis autant d'argent que l'État pour doubler les contingents. Vous savez ce que j'ai mis dans la convention ? C'est que, d'une façon irréversible, 40 % de ces logements aidés seront construits en dehors de l'axe Poitiers/Châtellerault, parce que 60 % iront là, c'est nécessaire, 40 % iront dans le milieu rural. À partir du moment où c'est comme ça, vous éviterez le boulimisme ou le gigantisme…
François-Henri de Virieu : C'est vrai pour les Italiens ou les Allemands, d'ailleurs !
Albert du Roy : On voit bien la direction dans laquelle vous voulez aller. Est-ce que la méthode Pasqua est la bonne pour arriver là où vous voulez aller ? Dans l'aménagement ?
René Monory : Je ne sais pas exactement. Parce que la méthode Pasqua, elle est récente. Et je trouve que c'est bien. Subitement, on lui a communiqué notre maladie. Alors, ce que je souhaite, c'est maintenant, que la maladie s'implante bien en lui, de façon à ce que ça soit durable. Et je crois que ça devrait être le cas. Alors, on va lui donner plein de conseils, puisqu'on a beaucoup travaillé. Il est disposé à faire quelque chose dans ce sens-là, je crois qu'on peut faire quelque chose de bien.
Albert du Roy : Mais, j'ai cru comprendre, dans certaines déclarations que vous avez faites, notamment à « Paris-Match », que vous redoutiez quand même que, premièrement, ce débat sur l'aménagement du territoire, qui vise à – comment dire – concevoir la France de l'an 2015, soit fait avec trop de précipitation, puisque le débat est prévu pour le printemps prochain, et deuxièmement, qu'il soit politisé. C'est-à-dire qu'à un an d'une échéance présidentielle, vous pensez qu'il soit perturbé par…
René Monory : Il y a un baromètre, si vous voulez. Par hasard, je vais prendre les Hauts-de-Seine. Si, par exemple, entre la Défense et la ville de Monsieur Rocard, telle qu'elle est prévue, on fait 150 000 logements, alors, je ne croirai pas à l'aménagement du territoire. Voilà un test.
Albert du Roy : Bien. Est-ce que la régionalisation, la décentralisation, ça vous apparaît comme un clivage fondamental entre l'UDF et le RPR ?
René Monory : Non, il n'y a jamais rien de fondamental. Il y a certainement, à l'UDF, des gens qui sont moins décentralisateurs. Et au RPR, il y en a qui sont très décentralisateurs. J'en connais. Je ne crois pas qu'il y a vraiment, sur ce domaine, clivage. Il y a un clivage comme il y en a un sur l'Europe. Sur l'Europe, tous les RPR ne sont pas européens. Il peut y avoir quelques UDF qui le sont moins, en moins grande quantité. Alors, je ne crois pas qu'on puisse trancher comme ça. Il n'y a pas des frontières entre le RPR et l'UDF.
Albert du Roy : Il n'y a plus de Jacobins, en France ?
René Monory : Si, il y en encore, bien sûr !
Albert du Roy : Comme, par exemple ?
René Monory : Oh, je ne vous en citerai pas. Ils se reconnaissent. Non, non, il y en a encore beaucoup, de Jacobins ! Mais, cela dit, ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas essayer de les convaincre. Il y en a beaucoup moins qu'il y en avait. Et je crois que, lorsque les gens ont goûté à la décentralisation, ce sont eux qui la vendent ensuite, la décentralisation.
Albert du Roy : Vous considérez que, vous l'avez dit tout à l'heure, la formation est le problème principal de l'avenir. Et l'une de vos idées, c'est de confier l'apprentissage d'un métier aux entreprises ?
René Monory : Oui. Alors, je crois, si vous voulez, qu'on a toujours l'habitude, dans ce pays, quand quelque chose ne va pas bien, de culpabiliser quelqu'un. Et on a beaucoup trop tendance, aujourd'hui, à vouloir coûte que coûte, culpabiliser l'Éducation nationale, et ce qu'elle ne sait pas faire. Je crois, sûrement, c'est qu'il faut bien analyser ce que sait faire l'Éducation nationale, et ce qu'elle ne sait pas faire. Et moi, je crois que, pour donner de la culture générale, on greffera, après, des spécialités.
Albert du Roy : Mais le métier, c'est l'entreprise ?
René Monory : Mais le métier, la culture générale et plus que l'entreprise, la culture d'activité. Par exemple, jusqu'à maintenant, voilà un progrès qu'a fait le gouvernement : une ville ne pouvait pas prendre d'apprentis. Moi, je vais en prendre quarante dans les prochaines semaines, à la ville. C'est-à-dire que je vais commencer à prendre des CES que je vais transformer en apprentis, puisque la loi va le permettre. Mais, parce que partout où vous avez une activité, même celui qui sort de l'école avec des diplômes importants, il n'est pas préparé à la vie active.
Albert du Roy : Est-ce qu'il n'y a pas un risque de rigidité supplémentaire ?
René Monory : Pourquoi ?
Albert du Roy : Dans ce système, dans la mesure où – on a vu ça au Japon – l'entreprise, le salarié qui aura été l'homme de métier, le professionnel qui aura été formé par une entreprise sera, pour sa vie, peut-être lié à cette entreprise-là.
René Monory : Non, pas du tout. Pas du tout. Je crois, qu'au contraire, On va vers une période où il n'y aura pas de lien. Il y a des liens affectifs, parfois, mais il n'y aura pas de lien professionnel pour la raison que la plupart des salariés, qui rentrent aujourd'hui au travail, devront se remettre en cause très souvent, beaucoup plus souvent que par le passé. Et ce n'est pas forcément dans leur entreprise qu'ils trouveront la possibilité de se remettre en cause. Donc, c'est ça. C'est pour ça que je défends toujours la culture générale, parce que, plus vous aurez de culture générale, plus vous pourrez greffer, sur cette culture générale, des spécialités nouvelles, Et je ne crois pas du tout que l'entreprise, ça sera un lien. Regardez les Allemands, Ils ont 800 000 ou un million d'apprentis. C'est des faux apprentis, c'est des informations professionnelles, qui sont dans l'entreprise, quand, chez nous, on en a 150 000. Et ces jeunes ont tellement de culture générale, lorsqu'ils rentrent en apprentissage en Allemagne, que 30 % d'entre eux, après leurs 3 ans d'apprentissage, retournent à l'université, mais, la moyenne d'âge aujourd'hui, d'un apprenti qui rentre dans une entreprise allemande, c'est 17 ans ou 17 ans et demi.
Albert du Roy : Comment vous expliquez, Monsieur le président, que tout ça mette tant de temps à se faire en France ? Depuis Madame Cresson, on dit que le système allemand est un système qu'il faut adapter à la France… les chambres de commerce le font, c'est vrai, mais, ou niveau politique, on le dit depuis Madame Cresson. Ça fait quand même quatre ans qu'on en parle, et ça ne progresse pas.
René Monory : vous avez raison, vous avez raison. Ce sont les rigidités. Moi, j'ai suggéré des choses, et vous avez pu lire aussi dans « Paris-Match », puisque vous y faites référence – on fait beaucoup de publicité à « Paris-Match », aujourd'hui – mais vous avez pu voir que certains fonctionnaires des Finances avaient démontré au Premier ministre que mes propositions coûtaient trop cher par rapport aux emplois créés. Et j'ai dit que, finalement, on ne faisait pas de la politique avec des additions, mais aussi avec de l'intuition. Je peux vous garantir que ce que j'ai dit, c'est vrai. Mais, quand j'ai fait la liberté des prix, en 1978, là aussi, on m'a crié : « casse-cou ». Je l'ai fait quand même. Quand j'ai fait la Loi d'orientation de l'épargne, j'ai reçu ma déclaration, il y a encore les déductions Monory sur les feuilles. Donc, ça n'a pas si mal réussi que ça. Alors, ça veut dire que, de temps en temps, il faut forcer le destin. Il faut forcer les habitudes. Il faut forcer la culture de nos hauts fonctionnaires, qui ont une culture de la croissance. Ils ne savent que répartir de la croissance. Ils ne savent plus faire lorsqu'il faut reprendre, d'un côté, pour mettre ailleurs. Et moi, je suis là, tout à fait prêt à les aider.
Albert du Roy : Une toute petite question pour terminer. Il y a eu cette semaine, ce qu'on a appelé l'affaire Rousselet Le président de Canal + qui a démissionné ou qui a été démissionné, on ne sait pas trop. Est-ce que, ce qui s'est passé, ça vous semble normal, ou un peu inquiétant ?
René Monory : Non, ce n'est pas inquiétant. Il faut savoir ce qu'on veut. Moi, de toute façon, je crois que l'article qu'a fait Monsieur Rousselet était vraiment un peu trop fort. Je crois très sincèrement…
Albert du Roy : Un peu trop ?
René Monory : Oui, parce que ça n'est jamais bon d'attaquer comme ça. Je crois très sincèrement que le Premier ministre n'est absolument pour rien dans toute cette affaire. La seule chose qui s'est passée, c'est qu'on a fait sauter le verrou des 25 % pour les chaînes, et qu'à partir de là…
François-Henri de Virieu : « On », c'est-à-dire le gouvernement, par une loi, qu'il a fait voter par le parlement ! D'accord.
René Monory : C'est la loi Carignon, mais c'est normal. Je crois qu'il ne faut pas vouloir une chose et son contraire. On veut, en France, pour contrebalancer les Américains, faire des grands groupes de communication. Vous ne ferez des grands groupes qui seront capitalistiques ? Donc c'est la conséquence de la loi, qui le seuil de 25 à 49 %…
Albert du Roy : Mais faire partir quelqu'un qui a réussi ? Ils ne sont pas tellement nombreux en France, en ce moment ?
René Monory : Non, non, Monsieur. Je suis tout à fait d'accord pour dire que Monsieur Rousselet avait bien réussi. Mais, je crois que c'est plus une lecture capitalistique qu'il faut faire de cette affaire qu'une lecture politique. Je crois que c'est ça. Alors, il ne faut pas culpabiliser les hommes politiques à toutes les fois, quand même !
Albert du Roy : Dernière question, qui n'a rien à voir avec ce qui précède. Qu'est-ce qui fait que le Futuroscope a réussi et qu'Euro Disney est en train de rater ?
René Monory : Eurodisney n'a pas raté, parce qu'Eurodisney, ils ont quand même 9 millions de visiteurs par an, ce n'est pas mal ! On ne les a pas encore au Futuroscope, ça viendra peut-être. Parce que, maintenant, on a des ambitions. Mais, cela dit, je crois d'une part qu'on a beaucoup moins investit, enfin, beaucoup moins cher, et pour un spectacle un peu plus long. Et d'autre part, on a été très pragmatique. Comme on n'avait pas d'argent, ça a été ma chance, on est allé progressivement. Si j'avais eu de l'argent, si j'avais fait un grand parc d'un seul coup, alors là, j'aurais sans doute échoué également. Et puis, vraiment, il y a une équipe de gens qui m'ont fait confiance et on a bien géré. Bon, c'est tout.
François-Henri de Virieu : Merci, Albert du Roy. C'était donc L'heure de vérité de Monsieur René Monory, président du Sénat, ancien ministre, maire de Loudun, dans la Vienne. Rediffusion cette nuit sur TV5 Europe, dès 0 h 45, puis sur France 2 à 1 h 20, et demain à 11 heures sur TV5 Europe, à nouveau. Notre prochain invité sera Monsieur Alain Madelin, ministre des Entreprises et du Développement économique. Monsieur Madelin représentait la tendance ultra-libérale dans le gouvernement de Monsieur Chirac, en 1986, gouvernement de la précédente cohabitation auquel vous apparteniez, d'ailleurs, Monsieur le président. Et aujourd'hui, l'ultra-libéralisme est un peu passé de mode, et on ne parle plus beaucoup de Monsieur Madelin. Il va de nouveau faire parler de lui en prenant le 9 mars, l'initiative politique de lancer un mouvement de réflexion qui rassemblera les partisans de la réforme. Est-ce que vous approuvez cette initiative, Monsieur le président ?
René Monory : Tout à fait. Je crois d'ailleurs qu'il a lancé, mon ami Alain Madelin, de très bonnes idées sur l'entreprise, et qu'il voudrait sortir ces entreprises du carcan administratif dont elles souffrent beaucoup, et j'approuve tout à fait ses orientations.
François-Henri de Virieu : Voilà. Dans cinq minutes, le journal présenté par Bruno Masure. Bonne semaine à tous.