Texte intégral
Q - En quelques mois, on est passé de la mise sous conditions de ressources des allocations familiales à la diminution du plafond du quotient familial. Pourquoi un revirement aussi rapide ?
Martine Aubry. À notre arrivée, la branche famille de la Sécurité sociale avait un déficit de 12 milliards de francs. Pour ne pas pénaliser les prestations versées aux familles les plus modestes, et même faire mieux - le quadruplement de l'allocation de rentrée scolaire, le passage à 19 ans des allocations familiales pour tous, par exemple -, il fallait prendre des mesures qui s'appuient sur la solidarité et la justice sociale. À l'époque, un couple modeste avec deux enfants gagnant 100 000 francs nets par an recevait, toutes aides familiales comprises (allocations et avantages fiscaux liés au quotient familial), 9 200 francs. Mais un même couple gagnant cette fois 700 000 francs nets par an recevait 40 500 francs. La politique familiale organisait donc un transfert assez étonnant des familles pauvres vers les familles riches. D'où la décision du premier ministre d'instituer un plafond de ressources pour les allocations familiales.
Cette décision a entraîné une réaction assez forte d'un certain nombre d'organisations qui ont craint, ce qu'on peut comprendre, la remise en cause de l'universalité des prestations. Aussi, ai-je annoncé pendant le débat parlementaire, au nom du gouvernement, que tout en gardant notre volonté de solidarité et de justice sociale, nous étions prêts à examiner les diverses possibilités. Cette question, parmi beaucoup d'autres, a fait l'objet d'une large concertation avec le mouvement familial et les syndicats, pendant six mois... Il est apparu qu'abaisser le plafond du quotient familial était plus juste, moins brutal. Le gouvernement a donc accepté de changer de technique, en même temps que les associations familiales admettaient le principe de solidarité que nous défendions. Voilà les raisons qui ont amené le premier ministre à amorcer la baisse du plafond du quotient familial…
Q - Pourquoi n'avoir pas retenu le principe d'une allocation dès le premier enfant ?
Martine Aubry. Cette allocation existe déjà sous conditions de ressources. C'est l'allocation pour jeune enfant, versée jusqu'à l'âge de trois ans. Mais dans l'immédiat, et sans écarter définitivement l'étude d'une telle mesure, nous pensons qu'il existe d'autres urgences. Nous avons préféré amplifier l'effort pour les familles modestes et dégager 3 milliards de francs qui vont aller vers un million de familles les plus en difficulté.
Q - Vous prolongez le versement des allocations familiales jusqu'à vingt ans, mais le problème des jeunes adultes qui demeurent dans les familles reste entier…
Martine Aubry. C'est le thème de travail prioritaire que nous avons retenu pour l'année qui vient. C'est une question très difficile. Il y a ceux qui disent : « il faut un Rmi jeune pour tous », et ceux qui déclarent : « il ne faut rien leur donner ». Je pense que la réponse est ailleurs. Une société qui se contenterait de donner un chèque en fin de mois aux jeunes adultes sans emploi ne remplirait pas sa mission. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire.
La première réponse, c'est tout faire pour soutenir l'embauche des jeunes et la création d'emplois. C'est ce que nous faisons, bien sûr, avec les emplois-jeunes. Mais, pour ceux qui sont aujourd'hui trop loin de l'emploi, il faut des programmes longs qui leur garantissent un soutien individualisé vers la réinsertion. C'est l'objectif du programme Trace, inscrit dans la loi sur l'exclusion.
Pour ceux qui ne pourraient obtenir un emploi et qui n'ont pas de ressources propres, il y a plusieurs pistes. La première - et j'en ai parlé aussi bien à Nicole Notat, présidente de l'Unedic, qu'au président du Cnpf -, c'est qu'il me paraîtrait normal que l'Unedic revoit l'indemnisation des jeunes chômeurs. On ne peut pas à la fois considérer, comme le fait le patronat, que la norme pour entrer dans l'emploi est le contrat à durée déterminée - ce qui n'est pas mon avis - et ne pas en tirer de conséquences en matière d'indemnisation du chômage. Même quand on peut faire trois CDD d'un mois dans l'année, on n'a pas le droit à l'indemnisation chômage, c'est anormal.
La deuxième réponse, c'est le Fonds d'action jeunes (Faj), qui débloque des financements permettant aux jeunes les plus en difficulté de prendre un logement ou de subvenir a leurs besoins les plus élémentaires. Ce fonds, qui était de 25 millions de francs va être porté à 250 millions.
Troisièmement, il nous faut réexaminer la cohérence des minima sociaux. Il nous reste du travail à faire.
Q - Les parents qui travaillent manquent de temps pour la vie familiale. L'application des 35 heures va-t-elle donner lieu à une réflexion dans ce domaine ?
Martine Aubry. La réduction de la durée du travail est pour moi le meilleur moyen de concilier vie professionnelle et vie familiale. Au-delà de l'objectif prioritaire de créations d'emplois, il s'agit bien d'un choix de société. Le temps gagné, c'est du temps libre pour s'occuper de sa famille, de ses amis, pour participer à la vie associative, pour avoir accès à la culture, à la formation. Je crois beaucoup à la valeur du travail, mais je pense que le travail n'est pas tout, ni dans la vie personnelle ni dans la vie sociale.
Q - Encore faut-il que les 35 heures ne se traduisent pas par des flexibilités accrues…
Martine Aubry, Je n'affectionne pas le terme de flexibilité, derrière lequel on retrouve souvent le slogan de la déréglementation. Pour une entreprise, la souplesse du temps, c'est la souplesse générale de l'organisation. Elle doit permettre une plus grande autonomie des salariés et garantir une qualification plus importante, C'est un moyen de gagner en compétitivité pour une meilleure qualité et réactivité. Mais les 35 heures peuvent aussi ouvrir des possibilités de souplesse favorables aux besoins des entreprises, dès lors qu'elles n’entraînent pas pour le salarie des dérégulations qui portent atteinte à sa vie quotidienne ou à sa santé. Je pense que c'est cela l'enjeu des négociations, de trouver des solutions pour que chacun soit gagnant et l'emploi d'abord.
Q - En redonnant une telle place à la famille, la gauche semble surprendre du monde…
Martine Aubry. Dans notre société, la fonction parentale doit être valorisée. Je ne pense pas que la famille peut tout, je sais qu'elle peut aussi être un lieu de violence et de difficultés. Mais la famille est le lieu où l'enfant se structure affectivement, où il a ses premiers repères, où on le prépare à devenir un adulte, à accepter les autres, et j'espère, dans un certain nombre de cas, à accepter aussi des valeurs comme celles de solidarité. Les parents doivent être valorisés dans leurs fonctions et, lorsque c'est nécessaire, être accompagnés pour assumer leurs responsabilités.
Q - Quel premier bilan tirez vous des emplois-jeunes ?
Martine Aubry. Jamais une mesure de cet ordre n'est montée en charge aussi vite. Et cela alors que les emplois-jeunes correspondent à des nouveaux besoins et emplois, ce qui n'est pas facile. Il faut identifier ceux qui sont susceptibles de créer de nouvelles activités solvables à moyen terme, et les professionnaliser pour en faire de vrais métiers.
Avec les emplois-jeunes, l'État investit sur le moyen terme et anticipe sur le marché qui, lui, est myope et n'organise que ce qui est rentable à court terme.
Avec leurs impôts, les Français ont investi dans des services publics - Sncf, hôpital, éducation... - qui sont un élément d'attractivité fort de la France pour les entreprises étrangères. De la même manière aujourd'hui, répondre aux besoins, les anticiper, faire qu'il y ait plus de sécurité, garantir un meilleur accès à la culture, préparer un environnement qui soit plus favorable pour nos enfants, tout cela, ce sont des coûts en moins pour demain et une meilleure qualité de vie dès maintenant. C'est cela la logique des emplois-jeunes.
Q - Vous parlez souvent des citoyens en délicatesse avec la politique. Pensez-vous que les ambitions actuelles du gouvernement sont suffisantes pour les remobiliser ?
Martine Aubry. J'ai le sentiment que ce pays, qui était en panne de croissance, se remet en marche. Nous avons obtenu ce redémarrage grâce à un meilleur contexte international, mais aussi parce Que le gouvernement a soutenu la consommation interne.
Cela dit, si la France va mieux aujourd'hui, il ya encore trop de Français qui ne perçoivent pas suffisamment dans leur vie quotidienne. Une partie importante de la population se sent en dehors de la nation. Parce qu'elle n'a pas d'emploi mais aussi parce que, pour elle, la République n'est souvent que théorique. À l'école, elle rencontre l'échec scolaire, elle n'a pas accès aux meilleurs services dans les hôpitaux, l'insécurité règne dans son quartier.
Quand la croissance revient, qu'on se félicite de bons résultats, et que certains ne le ressentent pas, cela est difficilement supportable. Si la politique a un sens, c'est bien de profiter de telles périodes pour garantir l'accès de tous aux droits fondamentaux. C'est toute la philosophie et les principes de la loi contre les exclusions.
Ce travail est à mener dans tous les domaines : santé, école, sécurité. C'est un enjeu formidable pour les services publics. il s'agit véritablement de démocratiser la République.
Q - Vous avez été ministre de gouvernements socialistes, vous êtes aujourd'hui ministre d'un gouvernement de la gauche plurielle, qu'est-ce que cela change ?
Martine Aubry. Deux choses. D'abord, grâce au premier ministre, nous fonctionnons réellement comme un vrai gouvernement. Pas comme des individus qui travaillent chacun dans leur domaine, mais comme une équipe qui porte un projet. Le premier ministre fait en sorte qu'il y ait de vrais débats entre nous. Pour moi, cela change tout. Nous avons, avec l'ensemble des ministres, un fonctionnement collectif assez étonnant, que je n'avais jamais connu auparavant.
Deuxièmement, et cela tient à la majorité plurielle, j'ai beaucoup travaillé avec l'ensemble des groupes politiques de la majorité au Parlement. Sur les emplois-jeunes, sur la durée du travail, sur les exclusions, un travail très en amont a permis de prendre en compte, dans le projet initial ou dans l'acceptation des amendements, les sensibilités de chacun. Pour moi, il n'y a rien de pire que le donnant-donnant, qui n'est pas une attitude très digne et qui a été parfois utilisé dans le passé. Il faut un vrai débat politique : les textes y gagnent en prise en compte des aspirations de nos concitoyens et dans l'efficacité des mesures retenues.
Au sein du gouvernement, chaque ministre est une personnalité en tant que telle, et il y a beaucoup de personnalités! Quand Jean-Claude Gayssot et Marie-George Buffet s'expriment, on ne peut réduire leur discours à : « Tiens, c'est un communiste qui parle. » Même chose pour Dominique Voynet, pour Elisabeth Guigou... Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, d'avoir des échanges vifs parfois, mais, du coup, ce ne sont plus des débats institutionnels. Chacun porte sa vision des choses, imprime son poids dans l'équipe. Et, finalement, ce sont les Français qui gagnent...