Texte intégral
LE FIGARO. - Un peu plus d'un an après votre arrivée rue de Grenelle, quelles leçons tirez-vous de votre expérience ? De vos trois portefeuilles - Education nationale, Recherche et Technologie -, on vous a surtout entendu vous exprimer sur le premier…
Claude ALLÈGRE : Vous m'avez beaucoup plus entendu parler d'éducation parce que, pour faire bouger les choses, dans ce domaine, il fallait rompre avec des pratiques, sensibiliser et mobiliser le pays, les parents d'élèves comme les enseignants. Il fallait parler fort. En matière de recherche, les problèmes étaient différents.
LE FIGARO. - Pourquoi, parce que les chercheurs n'acceptent pas qu'on parle du « mammouth » de la recherche française ?
- La recherche française est de bonne qualité dans beaucoup de domaines. Les prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes, Georges Charpak, Claude Cohen-Tannoudji, suffisent à le montrer. Mais elle a aussi ses faiblesses, notamment en biotechnologies, en technologies de l'information, en médico-informatique, et elle ne crée pas assez de richesses, d'emploi, et ce malgré des efforts faits par mes prédécesseurs. J'ai donc fait un grand effort de contacts : avec les industriels et les milieux économiques, avec l'élite des chercheurs français, avec les directeurs d'organismes de recherche, avec mes collègues européens, mais aussi américain, canadien, japonais et… indien.
LE FIGARO. - Fallait-il aussi que vous convainquiez Lionel Jospin ?
- Il n'y a pas eu besoin de convaincre Lionel sur l'importance de la recherche scientifique dans le monde moderne. Il connaît beaucoup de chercheurs, il a beaucoup réfléchi sur le sujet, et, dans son ambition de mettre la France en état d'affronter le XXIe siècle, Il met la recherche et l'innovation au premier rang. Qu'est-ce qui s'est passé depuis la guerre dans la recherche scientifique française ? C'est le général de Gaulle qui a donné l'impulsion au programme de recherche scientifique français. Ensuite, il y a eu une deuxième impulsion donnée par Jean-Pierre Chevènement, en 1981. Ces actions visaient d'abord à garantir notre indépendance nationale en matière militaire, énergétique, de transport, d'espace. Elles s'appuyaient sur l'existence de grandes entreprises nationalisées et du corps d'ingénieurs d'État bien formés pour mettre en oeuvre de tels programmes.
LE FIGARO. - Le résultat a plutôt été positif pour la France…
- C'est vrai. C'est ce que l'on appelait recherche et développement : Concorde, Airbus, TGV, nucléaire… Nous l'avons fait avec beaucoup d'efficacité. Nous avons développé Ariane ou Airbus avec cinq fois moins d'investissements que les Américains pour un résultat équivalent. Donc, j'ai tendance à dire que dans ce domaine, nos ingénieurs ont été cinq fois meilleurs que leurs homologues américains. Si nous sommes à la pointe dans le nucléaire, dans le spatial, dans les transports, dans l'aéronautique, nous le devons à cette politique volontariste. Mais le colbertisme est fini ! La politique énergétique n'est plus un problème, la France produit 75 % de son énergie par le nucléaire, donc elle est tranquille. Aujourd'hui, la situation a changé, en ce qui concerne tant la structure industrielle de la France que les domaines technologiques porteurs. L'enjeu, aujourd'hui, c'est beaucoup plus la maîtrise de la matière grise que celle des matières premières.
LE FIGARO. - Quelles sont les nouvelles priorités pour le pays dans ce domaine ?
- Les priorités se trouvent, à mon avis, dans les nouvelles technologies appliquées aux médicaments, aux végétaux, au vivant en général. Elles se trouvent dans les technologies de la communication, la téléphonie, l'image, les nouveaux matériaux, l'étude de la Terre, les effets du climat... Or la France n'a pas encore suffisamment intégré ces priorités. Si l'on compare les budgets de la Nasa et du Cnes, ils s'équilibrent : le budget du Cnes est d'environ 12 milliards de francs, celui de la Nasa de 14 milliards de dollars. Compte tenu du poids respectif des populations française et américaine, c'est normal. En revanche, le budget de la recherche médicale aux Etats-Unis est de 14 milliards de dollars. En France, le budget de la recherche médicale n'atteint que 2 milliards !
LE FIGARO. - Comment financer la recherche en période de rigueur budgétaire ?
- Globalement, nous avons à peu près le même budget de recherche que l'Amérique, l'Allemagne ou l'Angleterre. Donc ce n'est pas une question de budget, c'est une question de priorités et de gestion de la recherche. Le point noir budgétaire, c'est le faible investissement en recherche du secteur privé. Contrairement aux entreprises américaines, les nôtres comptent trop sur l'État pour financer leurs recherches.
LE FIGARO. - Mais comment inverse-t-on les priorités dans des secteurs où les programmes de recherche sont forcément des travaux à long terme ?
- Il faut arrêter de ne donner des subventions qu'aux grandes entreprises pour faire de la recherche, comme on l'a fait. Il faut, au contraire, aider la naissance de petites entreprises innovantes. C'est là qu'est l'emploi, c'est là qu'est la création technologique. Les Allemands ont compris cela il y a deux ans. Ils ont arrêté de financer les grandes entreprises comme Hoechst, ils ont organisé un grand concours national portant sur la création d'entreprises en biotechnologies, et ils ont été eux-mêmes surpris par leur succès. C'est un exemple.
LE FIGARO. - Quel est le montant des aides qui sont consenties aux grandes entreprises ?
- Le rapport Guillaume montre que 86 % de l'aide de l'Etat en matière de recherche sont concentrés sur six groupes industriels. C'est la meilleure manière de tuer la recherche privée. Ce qui mène l'industrie, ce qui mène la recherche industrielle et privée, c'est le commerce. Lorsque le secteur privé engage un projet de recherche, il s'intéresse à sa profitabilité à terme. Lorsque c'est l'Etat qui subventionne la recherche, c'est souvent plus sur des critères technocratiques que sur les indispensables critères commerciaux. La recherche scientifique est faite pour gagner de l'argent, pas pour mettre en évidence la beauté scientifique d'un projet !
LE FIGARO. - Comment comptez-vous « rajeunir » la recherche française ?
- L'âge moyen des chercheurs augmente de plus en plus (quarante-sept ans au CNRS), ce qui n'est pas bon car les nouvelles technologies viennent souvent de ceux qui ont moins de respect pour les « connaissances traditionnelles ». D'autre part, notre système s'est « mandarinisé ». Les jeunes n'ont pas assez d'autonomie. C'est l'une des raisons pour lesquelles de jeunes Français très brillants restent aux Etats-Unis.
LE FIGARO. - Comment comptez-vous bousculer tout ça ?
- Avec douceur et avec rigueur. Transformer sans casser, faire évoluer pour transformer. Telle est ma stratégie. Les ponctuations de cette action seront annoncées progressivement. La loi sur l'innovation et l'essaimage qui sera présentée en novembre permettra d'encourager les chercheurs à créer des entreprises. Il y aura aussi la mise en place d'un certain nombre de réformes structurelles pour mieux coordonner les actions des différents organismes.
LE FIGARO. - Quel est le secteur prioritaire à développer ?
- C'est le Gouvernement dans son ensemble qui répondra à cette question en septembre. Prenons un exemple. Pour moi, la recherche médicale doit être la grande priorité : si l'on veut réduire le déficit de la Sécurité sociale, ce sera grâce aux technologies nouvelles. Prenez la télémédecine, le jour où les personnes du troisième âge pourront avoir un examen avec un bracelet, chez elles, sans être obligées d'aller passer trois jours à l'hôpital, la Sécu fera des économies fantastiques. Elles auront un bracelet qui leur prendra une série de mesures, ce sera transmis à l'hôpital, sur un écran. Le jour où les médecins auront des banques de données, cela modifiera la pratique de la médecine. En l'occurrence, la France a des atouts. Le Cnes offre des possibilités de transmission par les satellites que d'autres pays n'ont pas. Or l'Inserm par exemple, ne finance pas les recherches sur le télémédecine. Encore un fois, je souhaite que l'esprit de recherche pénètre tous les ministères. Nous voulons aussi, en plein accord avec Dominique Strauss-Kahn, encourager les chercheurs à créer des entreprises en transférant leurs découvertes vers le secteur des applications, en instaurant de nouvelles règles fiscales.
LE FIGARO. - Qu'entendez-vous par là ?
- Quand un chercheur voudra créer une entreprise, il pourra utiliser pendant dix-huit mois le laboratoire qui l'emploie comme coeur de l'entreprise, c'est-à-dire qu'il pourra utiliser le téléphone, le secrétariat pendant dix-huit mois. Après, il faudra qu'il crée son entreprise. Deuxièmement, quand un chercheur créera une entreprise, il pourra être placé en détachement pendant cinq ans. A terme, si son projet n'a pas abouti, il retrouvera son poste de chercheur. Troisièmement, les grands organismes de recherche auront la responsabilité d'aider à la création de petites entreprises. Les entreprises qui investiront dans la recherche bénéficieront de déductions fiscales. Les particuliers qui financeront les entreprises innovantes pourront déduire cet investissement de leurs impôts à hauteur de 400 000 francs. Les créateurs d'entreprises bénéficieront de stock-options etc.
LE FIGARO. - Un conseil interministériel sur le sujet est prévu le mois prochain. Quelles vont être les autres propositions concrètes ?
- Deux conseils interministériels sont prévus, le 9 juillet puis fin septembre. Le 9 juillet, nous allons examiner les questions de structures et d'organisation de la recherche. Par exemple, on va créer – ce qui existe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, mais pas en France – un conseil national de la science, qui conseillera le Gouvernement sur tous les aspects scientifiques et techniques, qu'il s'agisse de la « vache folle », du maïs transgénique, des déchets nucléaires, de l'ozone etc. Nous fixerons, précisément, les règles de fonctionnement des organismes, les règles de rajeunissement des ces derniers, les grandes lignes du projet de loi de l'automne. Actuellement, les budgets de recherche sont traditionnellement attribués à des laboratoires. Nous souhaitons que désormais le budget soit attribué directement aux chercheurs suivant leurs qualités et celles de leurs propositions de recherche. C'est ce qu'on appelle le bottom up en anglais. C'est ainsi que fonctionne la recherche dans les grands pays scientifiques.
LE FIGARO. - Qui choisira les projets ? Le ministère ?
- Il faut distinguer deux choses : les priorités et les programmes nationaux, qui sont, eux, de la responsabilité du Gouvernement et du Parlement, et puis, dans ce cadre défini, le choix des projets proprement dit. Dans ce dernier cadre, nous voulons mettre en place un système plus transparent, plus objectif, plus efficace. Il faut mettre fin au règne des commissions qui distribuent à leurs membres postes et crédits. Nous voulons un système d'évaluation loyal, rigoureux et scientifiquement irréprochable. Ce n'est qu'en plaçant à l'échelle de la communauté scientifique européenne que nous y parviendrons.
LE FIGARO. - Est-ce que cette réforme de la recherche ne devrait pas se faire à l'échelle européenne ?
- Nos actions sont d'ores et déjà coordonnées à l'échelle européenne. Nous allons prochainement créer des laboratoires de recherche franco-allemande en France, en Allemagne, aux Etats-Unis. En parallèle, nous travaillons à l'échelle de l'Union européenne pour réformer les modes de gestion de la commission, c'est-à-dire pour rendre les procédures transparentes, pour que les scientifiques soient mieux associés aux décisions, pour que les appels d'offres soient moins technocratiques. C'est essentiel. A Bruxelles, la recherche représente le deuxième programme après l'agriculture.
LE FIGARO. - Vous parliez tout à l'heure d'évaluation. Quand, comme cela a été le cas récemment, dix personnes lambda se réunissent, qui ne sont pas des experts, pour débattre du génie génétique, est-ce que c'est une bonne solution ?
- Il y a une phrase de Condorcet qui résume très bien mon sentiment : « Il faut être à mi-distance entre l'aristocratie de la compétence et la dictature de l'ignorance ». Pour le reste, il faut raison garder. Prenez les manipulations génétiques, elles ne sont pas dangereuses en général. Il y a moins de danger à faire des manipulations génétiques qu'à manipuler un certain nombre de produits chimiques dans les usines. Si on s'était réuni dans les usines pour savoir s'il n'y avait pas de risque à faire ceci ou cela, le plastique n'aurait pas été inventé. Ce qui ne veut pas dire que les manipulations génétiques doivent être faites sans précautions. De la même manière, certains ont intenté un procès au nucléaire, alors qu'il a tué beaucoup moins que le charbon. Ce n'est pas agréable à entendre, mais c'est la vérité. Ce qui ne veut pas dire que tout est réglé dans le nucléaire, que les déchets ne posent pas de problèmes.
LE FIGARO. - C'est un point pas de vue que ne partagent pas les Verts…
- Je me répète. Nos centrales nucléaires sont sûres. En revanche, le problème des déchets n'est pas résolu aujourd'hui. Il faut identifier les problèmes, ne pas les nier. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut arrêter le progrès, il faut essayer de mettre la science au service, précisément, de la solution de problèmes difficiles. Face aux déchets nucléaires ou aux manipulations génétiques… Il ne faut pas oublier que la recherche génétique permettra un jour de guérir les trois quarts des maladies génétiques. On saura identifier le gène responsable, la substance, comment on la bloque, comment on ne la fabrique plus etc. Le risque zéro n'existe pas. Une société qui fonctionnerait sur ce principe serait condamnée à la mort.
LE FIGARO. - Vous ne parlez guère la recherche spatiale. L'espace figure-t-il toujours dans vos priorités ?
- C'est une de mes grandes priorités. La France est la seconde puissance spatiale au monde, elle doit les rester, mais mieux utiliser ses atouts et moins gaspiller d'argent dans des opérations spectaculaires sans intérêt scientifiques. Les méthodes spatiales doivent permettre de mieux étudier la Terre, les catastrophes naturelles, la productivité de l'océan, la météo, de faire de la transmission d'informations, de ne pas être dépendant des Américains, de construire un GPS européen pour guider les avions, les voitures… L'espace doit se tourner davantage vers la Terre. Mais il faut aussi travailler avec les Américains – c'est ce que nous venons de signer à Washington – à ce que sera la grande aventure du siècle : l'exploration des planètes, le retour d'échantillons des planètes. Là nous serons présents. Avec Ariane V, en 2005, nous organiserons un retour d'échantillon de Mars. Nous étudions avec l'ESA le retour d'échantillons de Vénus et Mercure. C'est pourquoi nous avons complètement réorienté la politique spatiale française. Nous voulons une grande politique spatiale.
LE FIGARO. - D'une certaine manière, vous dites que la recherche, priorité du Gouvernement dans les années à venir, doit être un moteur pour l'emploi et non pas seulement une antichambre pour le prix Nobel…
- Oui, mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. La recherche fondamentale est le préalable à tout. On n'a pas inventé l'électricité en cherchant à améliorer la bougie ! Les prix Nobel, c'est non seulement bien, c'est indispensable, mais il faut aussi que cette recherche crée de la richesse et de l'emploi. Lors des assises de l'innovation, on a dit : « Formidable, un ministre socialiste qui dit aux chercheurs »enrichissez-vous, c'est bon pour le pays ». Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que, si un chercheur crée une entreprise, embauche des jeunes et s'enrichit, c'est bon pour le pays. Il faut que la recherche se transforme en richesse, c'est-à-dire en emploi. Mais la recherche ne doit pas pour autant sombrer dans le mercantile, c'est évident.