Interview de M. Alain Madelin, ministre des entreprises et du développement économique chargé des PME et du commerce et de l'artisanat, dans "La Tribune Desfossés" du 18 avril 1994, sur le bilan des mesures d'urgence en faveur des PME depuis un an et les grandes lignes du projet de loi sur la transmission d'entreprise.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Alain Madelin - ministre des entreprises et du développement économique chargé des PME et du commerce et de l'artisanat ;
  • Colette Menguy - journaliste

Média : La Tribune Desfossés

Texte intégral

La Tribune : On a l'impression que le Gouvernement ne s'intéresse qu'aux grandes entreprises : privatisations, modification du statut de France Telecom, plans sociaux… Vous êtes le ministre de tutelle des PME-PMI. Qu'avez-vous fait pour elles depuis un an ?

Alain Madelin : Ne soyons pas victimes de l'illusion d'optique qu'entraîne nécessairement l'intervention de l'État dans le sauvetage de quelques grandes entreprises publiques. Le sauvetage de Bull, d'Air France ou du Crédit Lyonnais est sûrement lourd à porter, et je ne peux, bien sûr, que regretter les milliards que l'État actionnaire est aujourd'hui contraint de réinjecter dans ces entreprises. J'ai toujours condamné et l'économie d'État et l'économie mixte qui aboutissent inévitablement à engloutir les petits bénéfices de nos PME dans les grands déficits de nos grandes entreprises publiques, bref, à taxer la performance pour financer les contre-performances. Cependant, l'arbre ne doit pas cacher la forêt. Depuis un an, nous avons entrepris une action exceptionnellement forte en direction de nos PME. Le plan d'urgence mis en place au printemps a constitué un transfert important en direction des entreprises et tout particulièrement en direction des PME. Les différents transferts qui ont été mis en œuvre, créance de TVA, taxe professionnelle, exonération de charges sociales, apprentissage, portent, pour les seules PME, sur près de 64 milliards de francs. Ce plan a été utile : en témoigne le net ralentissement des dépôts de bilan. Nous étions au début de l'été sur un rythme qui nous aurait conduits à près de 90 000 faillites. En fin d'année, nous en étions à 68 000 et la tendance se confirme sur le premier trimestre de 1994. C'est bien sûr trop, mais cela signifie que beaucoup d'entreprises et d'emplois ont été sauvés par cette action. La trésorerie des entreprises s'est améliorée, les problèmes de délais de paiement semblent moins tendus. Autre illustration, le ciblage de nos interventions sur les entreprises saines, mais victimes de chocs conjoncturels et donc menacées dans leur existence. La procédure Sofaris de renforcement des capitaux permanents a permis de distribuer de nouveaux crédits à plus du tiers des entreprises de plus de vingt salariés qui déposent leur bilan chaque année. J'ai donné la priorité aux très petites entreprises et à l'entreprise individuelle. Pour quelles raisons : ce sont les plus nombreuses, celles dont la vie est la plus difficile, celles sur qui la charge de la complexité administrative pèse le plus. La loi du 11 février 1994 leur était principalement destinée : simplifications, renforcement des fonds propres par une incitation fiscale propre à l'épargne de proximité, améliorations des droits sociaux de l'entrepreneur et de son conjoint, plus forte protection de son patrimoine familial. Mais il reste beaucoup à faire, notamment pour permettre aux entreprises moyennes de traverser certaines phases critiques de leur développement.

La Tribune Desfossés : Pourtant, les banques ne semblent pas avoir beaucoup modifié leur attitude à l'égard des petites et moyennes entreprises ?

Alain Madelin : Les banques sont aussi des entreprises et elles ont leurs propres difficultés. Elles ont à faire face à la montée des provisions des risques qu'elles ont pris – et pour une part, sans doute, inconsidérément – dans l'immobilier, et elles payent le coût de portage de ces risques. Elles ont à faire face aux provisions qui résultent de la multiplication des risques liés aux difficultés des PME. S'ajoute à cela le fait que les banques sont pour une large part des prêteurs sur gages. Avec la loi de 1985 sur les faillites, ces gages ont perdu toute sécurité juridique, ce qui ne les incite guère à multiplier les prêts. Voilà pourquoi, dès le départ, j'ai fait de la réforme de la loi sur la prévention et le règlement des difficultés des entreprises, une priorité. C'est la meilleure loi que l'on puisse faire sur le financement des PME. Dès qu'elle aura été définitivement adoptée, dans les jours qui viennent, elle va restaurer un climat de confiance entre banquiers et emprunteurs, indispensable à un redémarrage du crédit en accompagnement de la reprise.

La Tribune Desfossés : Les patrons de PME-PMI ont aujourd'hui deux « bêtes noires » : la taxe professionnelle et la bureaucratie. Dans ces deux domaines, quelle est l'action à mener ?

Alain Madelin : En ce qui concerne la taxe professionnelle, ce n'est pas un sujet facile. Tout le monde s'accorde à dire qu'elle pénalise l'investissement et l'emploi. Le Gouvernement étudie aujourd'hui la modification de l'assiette de cette taxe, une meilleure péréquation et la possibilité d'un rapprochement progressif des taux. Cette réforme de la taxe professionnelle est inséparable d'une réforme de la fiscalité directe locale : à chaque catégorie de collectivités l'affectation exclusive d'un impôt direct local.

La Tribune Desfossés : Mais simplifier la bureaucratie semble davantage à la portée de vote ministère ?

Alain Madelin : Il est très compliqué de simplifier les formalités administratives ! Mais, avec la loi du 11 février 1994, nous avons fait du chemin. Nous avons surtout engagé une nouvelle approche, en insistant sur le rôle du Parlement en matière de simplification, car toute contrainte administrative est une forme d'impôt, une atteinte à la liberté d'entreprendre. L'avenir de la simplification, c'est aussi l'utilisation des techniques modernes que l'informatique met à notre disposition (signature électronique, guichet unique, transmission des données…) et que la loi reconnaît dorénavant. J'ai proposé au Premier ministre d'amplifier cette démarche, en impliquant tous les ministères. Notre principal objectif, c'est de lutter contre l'inflation législative et réglementaire, le « harcèlement textuel » auquel sont soumises nos entreprises.

La Tribune Desfossés : Selon vous, quel est le problème majeur qui se pose aujourd'hui aux entreprises moyennes ?

Alain Madelin : Sans aucune hésitation, il s'agit des problèmes de la transmission et de son financement. Nous devons consolider la structure financière de ces entreprises moyennes, généralement moins bien capitalisées que leurs homologues des autres pays européens. J'ai évoqué le problème de l'accès au crédit, mais la meilleure arme que nous puissions utiliser, c'est le renforcement du haut de bilan, en fonds propres ou en quasi-fonds propres.

La Tribune Desfossés : À quels dispositifs pensez-vous, plus précisément ?

Alain Madelin : Nous avons déjà commencé à le faire, avec le dispositif destiné à orienter l'épargne de proximité vers les PME. C'est un premier pas, mais il est toujours plus intéressant aujourd'hui d'investir dans le cinéma que dans l'entreprise ! Si nous voulons vraiment que ces mesures produisent leur plein effet, il faut rendre le marché attrayant – c'est l'incitation fiscale – et liquide. Les épargnants qui achètent des titres de PME doivent pouvoir les revendre. Il faut donc qu'un marché s'organise et que l'information circule. L'exemple du Nasdaq américain, les possibilités de faire circuler l'information électronique sur les titres de PME permettent de réaliser aujourd'hui un vrai marché, sans doute plus risqué, mais générateur de richesses et, en tout cas, organisé.

La Tribune Desfossés : Êtes-vous favorable au développement de la technique des quasi-fonds propres ?

Alain Madelin : La technique des quasi-fonds propres, prêts ou titres participatifs, est à explorer. J'y vois deux avantages immédiats. Le pouvoir du chef d'entreprise-propriétaire n'est pas altéré, puisque les titres ne comportent pas de droits de vote. La rémunération est flexible, en fonction des résultats, ce qui est particulièrement opportun en période de reprise économique. Mais la mise en œuvre de ces instruments suppose que nous remettions en place les dispositifs d'accompagnement. On peut y voir une mission pour des organismes comme les SDR et le CEPME

La Tribune Desfossés : Pourquoi mettez-vous l'accent particulièrement sur la transmission d'entreprise ?

Alain Madelin : Parce que le chef d'entreprise n'a pas préparé sa relève, ou parce que ses héritiers ont besoin de tirer de l'entreprise l'argent nécessaire au paiement des droits de succession, plus élevés en France qu'à l'étranger. C'est sur ces deux tableaux que nous devons agir, car l'entreprise n'est pas un bien comme les autres. Dans les dix ans qui viennent, 600 000 entreprises changeront de mains, dont une sur deux dans le cadre familial. Aujourd'hui, 10 % des défaillances sont liées à un problème de transmission, ce qui nous coûte 80 000 emplois chaque année. Il existe déjà des techniques permettant d'optimiser une succession, en jouant sur les constructions juridiques, l'assurance vie, le passage par des pays moins fiscalisés. Mais ce n'est pas là la bonne solution. C'est la raison pour laquelle j'ai annoncé un projet de loi global sur la transmission d'entreprise. C'est à mes yeux la mesure qui aura le plus d'effet économique et moral sur la confiance des chefs d'entreprises moyennes, souvent familiales. Ce projet est prêt aujourd'hui. Il s'agit d'instaurer un environnement juridique, fiscal et financier favorable à la pérennité des entreprises. Nos objectifs sont d'inciter les chefs d'entreprise à préparer la transmission de leur affaire, par des instruments appropriés, donation-partage ou contrat successoral, comme en Allemagne. Les coûts fiscaux doivent être diminués. Les possibilités de reprise par un partenaire extérieur doivent être simplifiées et aménagées.

La Tribune Desfossés : Pensez-vous que tes entreprises vont retrouver le chemin de l'investissement malgré le niveau encore élevé des taux d'intérêt ?

Alain Madelin : Malgré la baisse significative des taux depuis un an, le niveau des taux d'intérêts réels reste très élevé, surtout si on le compare à celui des autres pays, y compris l'Allemagne. L'écart est de deux points. De plus, les entreprises françaises ont plus souvent recours à l'endettement que celles d'Allemagne. Nous avons donc là un handicap certain. Enfin, ces PME allemandes peuvent bénéficier d'un refinancement à un taux privilégié, par la procédure de réescompte que pratique la Bundesbank, dans le cadre d'un contingentement et à un niveau de taux d'intérêt réel de 1,5 %.

La Tribune Desfossés : Que suggérez-vous ?

Alain Madelin : Cette technique de réescompte était couramment utilisée en France avant 1971 par la Banque de France. Il me semble que, sur la base de l'exemple allemand, cette pratique mérite aujourd'hui d'être étudiée par le Conseil de politique monétaire de notre institut d'émission. Mais la politique des taux et son effet sur le système financier ne sont pas les seuls facteurs d'une reprise de l'investissement. La perspective d'une reprise générale de l'économie, le gonflement des carnets de commandes, l'épuisement des stocks sont aussi des critères déterminants. Il doit être possible d'anticiper ou d'amplifier le mouvement qui se dessine par des mesures d'incitation. Ce que nous avons fait pour le renouvellement des automobiles est une bonne illustration de mesures rapides, efficaces, immédiatement appliquées, et à fort levier économique.

La Tribune Desfossés : Les grands groupes ayant plutôt tendance à réduire leurs effectifs, on compte sur les PME pour créer des emplois. À tort ou à raison ?

Alain Madelin : J'inverserai la proposition. Les PME ne créeront de l'emploi que si elles trouvent de nouvelles occasions de faire du profit, et si elles se développent. Elles en créeront sûrement plus que les grandes entreprises, en cas de reprise, car le tissu des PME est beaucoup plus réactif. Les statistiques le démontrent, les effectifs d'une PME varient deux à trois fois plus vite que ceux d'une grande entreprise. Ce qui compte, c'est la rapidité et la souplesse d'adaptation des entreprises, leur sensibilité aux évolutions du marché. Les PME ont des atouts sérieux, à nous d'atténuer leurs handicaps, formalités et contraintes administratives, charges en tout genre, qui sont autant de rigidités. Nous devons donc voir comment adapter notre réglementation à cette situation, si nous voulons que la croissance crée autant d'emplois en France qu'ailleurs.

La Tribune Desfossés : Vous venez de lancer les bases d'un programme pour l'artisanat, dans quel but ?

Alain Madelin : Après un travail global sur les PME, nous devons nous attaquer, métier par métier, aux problèmes spécifiques de l'artisanat. Je le fais en totale concertation avec les représentants du secteur. Nous faisons le choix du développement des entreprises artisanales existantes. Nous voulons les aider à grandir, à mieux assurer leur transmission familiale, à les tirer par le haut par la qualification professionnelle et par la promotion de la « qualité artisan ». Sur un marché donné, mieux vaut en effet développer les entreprises qui existent que de chercher, comme on l'a trop souvent fait dans le passé, à émietter le marché en favorisant à coup de subventions publiques la création d'entreprises artificielles et éphémères. Je suis très soucieux d'éliminer les distorsions de concurrence dont sont victimes les entreprises artisanales. Le problème est vaste et mérite un inventaire précis : diversification de grandes entreprises publiques, à fonds perdus, pluriactivité dans des conditions dérogatoires, paracommercialisme…

La Tribune Desfossés : De toutes les mesures que vous avez prises ou allez prendre en faveur des entreprises, à laquelle souhaiteriez-vous que votre nom reste attaché ?

Alain Madelin : À celles relatives à l'entreprise individuelle. J'aimerais que l'on garde le souvenir de ce que nous avons fait pour les 1,7 million d'entrepreneurs individuels, reconnaissant leur spécificité dans La loi « initiative et entreprise individuelle » du 11 février 1994, qui améliore leur situation et leur donne plus de sécurité. Ce sont eux qui prennent le plus de risques, ce sont eux aussi qui sont le moins bien protégés. On fête le « manager » de l'année, mais on ne reconnaît pas la foule des entreprenants. L'avenir est pourtant entre leurs mains.