Texte intégral
L’Evènement du Jeudi le 25 juin 1998
Florent Leclercq : Quel effet cela vous fait-il d’être accusé d’« hégémonisme » par les Verts ?
Jean-Marc Ayrault : C’est injuste. Les élus Verts ont sans doute le sentiment d’avoir pour alliée une force puissante qui les ignore. Leur attitude à propos du texte sur l’ouverture de la chasse s’explique surtout par la bagarre entre Voynet et Mamère, sans négliger la tentative de Cohn-Bendit de s’emparer de la tête de liste aux européennes. Nous, les socialistes, on récolte les balles perdues.
Florent Leclercq : Ils affirment pourtant que vous ne respectez pas le contrat de législature passé avec eux.
Jean-Marc Ayrault : Ils poussent le ballon un peu loin. Le bilan d’une année montre que la participation des Verts au Gouvernement, ce n’est pas rien. Il y a eu des décisions symboliques fortes. Il y a la confiance accordée à Dominique Voynet pour réorienter l’aménagement du territoire. Cela dit, les Verts doivent apprendre à passer des compromis, au lieu de seriner « j’ai raison et vous avez tort ». Mais, bon, il n’y a pas de rupture. Les engagements pris sont tenus et la plupart des textes sont votés sans défaillance par toute la majorité.
Florent Leclercq : Ce qui n’est pas le cas de celui sur la chasse !
Jean-Marc Ayrault : En grande partie, je le redis, à cause des conflits internes aux Verts. Dominique Voynet a fait preuve d’une trop grande intransigeance. Il y avait un compromis possible, mais il fallait des engagements fermes de la ministre sur un décret précis, or elle a tergiversé.
Florent Leclercq : La réponse des Verts, c’est que vous êtes électoralistes.
Jean-Marc Ayrault : Non, les socialistes ne pas de vilains lobbyistes. Simplement, ils respectent la sensibilité de leurs électeurs. De leur côté, les députés Verts devraient éviter le dogmatisme et cesser de vouloir imposer à tout prix leurs vues. En fait, on assiste au choc de deux cultures.
Florent Leclercq : … Ou bien d’intérêts électoraux opposés, par exemple sur le mode de scrutin des européennes ?
Jean-Marc Ayrault : Cette question, chez eux, c’est aussi une affaire de rivalité interne. Ceux qui soutiennent Cohn-Bendit veulent garder les listes nationales. Les autres, plus proches de Voynet, pourraient se satisfaire de listes régionales. Je ne veux pas souffler sur les braises, sauf quand on nous attaque sans retenue, comme le fait Noël Mamère. Il ne faudrait pas qu’à force de chamailleries les Verts perdent leur authenticité.
RTL - Edition du matin - jeudi 25 juin 1998
Olivier Mazerolle : Le scrutin régional a été reformé contre le désir et contre les votes communistes qui vous accusent d'un « vertige hégémonique. »
Jean-Marc Ayrault : Il ne faut pas se laisser entraîner par les grands mots, les petites formules. Vous savez, le mode de scrutin des régionales ne fonctionne pas aujourd'hui. Tout le monde s'accorde à dire qu'il faut changer les choses ; ça ne va pas dans les régions. Et donc le Gouvernement – pluriel – a proposé à l'Assemblée nationale une réforme du mode de scrutin. On vote au niveau régional et non pas au niveau départemental, comme maintenant, ça paraît évident. Et puis il faut un mode de scrutin qui soit consensuel. Alors nous prenons celui des élections municipales qui est accepté par tous les Français et qui est clair. Je ne comprends pas pourquoi, tout d'un coup, on ne le trouve pas bon pour les régionales. Peut-être faut-il ajuster les choses, tenir compte de la dimension d’une région, qui est plus grande que celle d'une commune – même d'une grande ville. Mais c’est sur ces aspects-là qu'il faut trouver un compromis. D'ailleurs je vous informe que le groupe socialiste et le Gouvernement avaient proposé aux communistes un compromis, qu'ils ont refusé. Alors je ne comprends pas très bien cette tactique. Peut-être que d'ici novembre – parce qu'il y aura une deuxième lecture – nous reviendrons à la raison, au bon sens. C'est-à-dire qu'il faut sortir de cette situation dans les régions où ça ne fonctionne pas.
Olivier Mazerolle : Vous croyez que les communistes sont un peu... paranoïaques ? Ils font un complexe ?
Jean-Marc Ayrault : Je ne crois pas. Mais je ne sais pas ce qu'il se passe. Je suis un peu surpris. Il ne faut pas mélanger les intérêts de partis avec les intérêts d’une institution. Et l'institution régionale, il faut qu'elle fonctionne.
Olivier Mazerolle : Vous croyez qu'ils vous préparent un coup ?
Jean-Marc Ayrault : Non, je ne le pense pas non plus. Mais je crois qu'il faut savoir garder raison.
Olivier Mazerolle : Mais y a-t-il un moment où le groupe socialiste, à l'Assemblée nationale, acceptera une mesure concrète qui permettrait aux communistes de croire qu’ils exercent une influence réelle au sein de la majorité ?
Jean-Marc Ayrault : Je vais vous dire très concrètement : lorsque les députés communistes ont déposé une proposition de loi pour que les chômeurs qui avaient 40 ans de cotisations puissent partir avec une allocation plutôt que d'être au RMI, c'était une idée des députés socialistes. Et nous n'avons pas voulu la déposer nous-mêmes. Nous avons considéré que les autres groupes de la majorité pouvaient avoir des idées similaires. Et donc ce sont les communistes qui l'ont déposée à notre place. Donc ça c'est quelque chose de concret, qui concerne la vie des Français.
Olivier Mazerolle : On dit même qu'on pourrait aller plus loin là-dessus ?
Jean-Marc Ayrault : Oui, nous pourrions aller plus loin. Je pense en particulier aux personnes en activité et non plus aux chômeurs, qui ont 40 ans de cotisations – et qui pourraient partir en retraite mais qui n'ont pas encore l’âge de la retraite – qui pourraient partir à condition qu'on embauche évidemment un jeune ou une personne au chômage de longue durée à la place.
Olivier Mazerolle : Vous allez faire une proposition concrète là-dessus ?
Jean-Marc Ayrault : Au moment de la préparation du budget, nous sommes prêts à faire une proposition concrète, à condition que les partenaires sociaux le négocient et en discutent. Et comme ça ne suffira pas au niveau de la discussion et de la négociation entre partenaires sociaux – patrons, syndicats –, il faut que l'Etat donne un coup de pouce. Et nous, nous sommes prêts – au niveau de l'Assemblée nationale, et pourquoi pas avec les députés communistes – à déposer des propositions.
Olivier Mazerolle : Robert Hue tient beaucoup à un réaménagement de l’ISF.
Jean-Marc Ayrault : Il a dit l'autre jour des choses sur votre antenne qui me paraissent assez exactes : qu'il y a des scandales – je pense par exemple à la situation de M. Pinault, qui est une des plus grandes fortunes de France et qui échappe à l'impôt sur la fortune. Donc il faut absolument corriger ça. Par contre, je crois que ça serait une erreur de vouloir étendre cet impôt sur la fortune aux biens professionnels – ce qu'on appelle l'outil de travail. Parce que si on veut donner un signe négatif pour la croissance, il n'y a qu'à faire ça. Par contre, corrigeons les injustices et faisons en sorte que ceux qui échappent à l'impôt sur la fortune soient taxés comme les autres.
Olivier Mazerolle : Autre épine dans le pied pour le Gouvernement : le développement des dépenses de santé. M. Aubry annonce des mesures fortes mais les médecins se rebiffent. Ils annoncent, eux, un conflit majeur avec le Gouvernement.
Jean-Marc Ayrault : La aussi restons calmes. On sait qu’y a un problème structurel. Et donc il faut, par le dialogue et la négociation, trouver des réponses. Et c'est pas uniquement en maniant le bâton. Simplement une chose doit être claire : c'est qu'il n'est pas question de toucher aux remboursements ; il n'est pas question non plus d'augmenter les cotisations des Français.
Olivier Mazerolle : Autre partenaires que vous malmenez un peu, ce sont les Verts. Il y a eu ce débat sur la chasse. Vous vous dites : D. Voynet est intransigeante, et puis de toute façon, les Verts ont des problèmes parce qu'ils ne sont pas d'accord entre eux sur le retour ou pas de D. Cohn-Bendit.
Jean-Marc Ayrault : Ça arrive, mais ce n'est pas essentiel. Il y a une directive européenne sur la chasse.
Olivier Mazerolle : Et la France se met en contravention avec cette directive.
Jean-Marc Ayrault : Oui, mais il faut qu'elle soit appliquée cette directive européenne : protection de la nature, protection des espèces. Et en même temps, il n'y a pas de remise en cause du principe de la chasse en France comme en Europe. Et cette directive européenne pose un problème parce qu'elle ne fixe pas de date d'ouverture et de fermeture : c'est à chaque Etat de trouver la réponse. Et donc les dates ne sont d'ailleurs pas toutes les mêmes en Europe. Alors ce que je reproche à D. Voynet, c'est sa méthode, ce n'est pas l'objectif qui est le sien – de faire appliquer cette directive. Ça fait des mois et des mois que je lui dis avec mes amis : trouvons les conditions d’une négociation pour fixer ensemble des dates – et notamment avec les associations de chasseurs et de non-chasseurs – mais aussi avec les parlementaires. Or j'ai trouvé qu'elle avait utilisé une méthode qui n'a plus cours aujourd'hui. La méthode Juppé c'est fini ; la méthode Jospin est meilleure. Applique là partout.
Olivier Mazerolle : Juppé et Voynet c'est la même chose ?
Jean-Marc Ayrault : Non, non. Je n'ai pas dit ça. Je dis qu'il faut apprendre. Et la méthode Jospin est très bonne.
Olivier Mazerolle : La méthode Jospin, parlons-en. Les députés socialistes ont reçu leur Premier ministre l'autre jour. Ça a été des déclarations d'amour mais sans discontinuité, un Nirvana absolu…
Jean-Marc Ayrault : Non, ce n'est pas tout à fait exact. On a justement relayé auprès de L. Jospin des problèmes que nous rencontrons, qui sont ceux des Français, dans le pays – les inquiétudes notamment sur l'emploi, les inquiétudes sociales. Nous ne sommes pas des beni-oui-oui. Mais en même temps nous étions heureux de retrouver L. Jospin qui n'était pas venu devant notre groupe, qui est le plus grand de l'Assemblée nationale – 252 députés – depuis le mois de janvier. Donc qu'on soit content d'être avec lui parce qu'il fait du très bon travail, c'est quand même la moindre des choses.
Olivier Mazerolle : Le Gouvernement est inaltérable ?
Jean-Marc Ayrault : Je pense qu'en politique, il faut toujours rester vigilant, rester modeste et surtout déterminé, et à l'écoute de l'attente des Français, dialoguer.
Olivier Mazerolle : Travailler.
Jean-Marc Ayrault : Et je crois que c'est le cas.
Olivier Mazerolle : Il y a une autre personne qui lutte contre l’hégémonie, c'est E. Balladur, qui hier, dans Le Monde, dit : « Moi je revendique le droit de parler de tout ». Il veut s'exprimer sur les allocations – doivent-elles toutes être attribuées aux étrangers ou bien certaines d'entre elles doivent être réservées aux Français ?
Jean-Marc Ayrault : M. Balladur est en train de mettre en cause la tradition républicaine de la France. Il veut remettre le débat sur la préférence nationale. C'est ce que veut le Front national. C'est-à-dire : les prestations sociales, les avantages sociaux sont accordés à tous ceux qui vivent en France, en situation régulière, qu’ils soient français ou étrangers, à partir du moment où ils payent des impôts, ou ils payent des cotisations sociales...
Olivier Mazerolle : Regardez le RMI : il faut trois ans de présence en France.
Jean-Marc Ayrault : Oui, il y a des règles. Mais c'est pour éviter les abus ; il y a toujours des risques d'abus. Mais ce que veut introduire le Front national – et M. Balladur lui donne les arguments –, c'est autre chose. C'est un système qui n'est pas le système républicain. Je vous ferai observer que M. Balladur l'avait déjà écrit dans son livre en 1994. Alors je m'étais dit à l'époque tiens, ce monsieur est un cynique ; il veut devenir Président de la République et il parle de ça pour faire une concession aux électeurs du Front national. Ça n'a pas marché d'ailleurs. Mais aujourd'hui qu'il n'a aucune chance de devenir Président de la République, c'est fini pour M. Balladur, il remet ça. Ça veut donc dire que ce qu'il avait écrit en 1994, c'est pas seulement tactique, c'est sa pensée profonde. C'est-à-dire ce monsieur, avec son vernis grand bourgeois est, de fait, un grand réactionnaire, un conservateur. Et je pense qu'il ne faut pas l'oublier. C'est ça la vérité. Alors je pense que nous n'avons pas intérêt, en France, si on veut lutter contre les idées du Front national, à chaque fois à faire des concessions à ses idées. Il faut rester ferme. C'est le principe de la République. C'est ceux qui peuvent contribuer à consolider la cohésion nationale et la cohésion sociale.