Texte intégral
Europe 1 : jeudi 25 août 1994
E. Faux : Vous avez personnellement vécu l'occupation nazie de façon dramatique et douloureuse. Quel est le message que les jeunes générations doivent retenir de ces journées extraordinaires d'août 1944 ?
S. Veil : Qu'il ne faut jamais perdre espoir, que la France en 1940 était dans une situation très difficile après la défaite, que grâce à ceux qui n'ont pas accepté cette défaite, grâce au général De Gaulle, à ceux qui sont allés le retrouver au-delà des mers et ceux qui en France ont résisté, Paris a été libéré par les Français. Il y avait aussi, il ne faut pas l'oublier, nos Alliés qui n'avaient pas non plus accepté la défaite et qui se sont battus, qui se sont encore plus engagés dans cette guerre longue, difficile. Il ne faut pas oublier aussi, tous les sacrifices qui ont été très lourds. Tout cela c'était pour notre liberté, pour notre indépendance, pour la démocratie et on sait qu'elle est fragile.
E. Faux : Par rapport à cette page d'histoire, vous vous sentez comptable d'un certain héritage du gaullisme ?
S. Veil : Je me sens comptable d'une situation générale, de tous ceux qui ont payé de leur vie. Le fait que moi je sois ici vivante, puisque s'il n'y avait pas eu ceux qui se sont battus, ceux qui étaient dans les champs seraient tous morts. Je crois qu'aujourd'hui, avec ce qui s'est passé au Rwanda, ce qui s'y passe encore, nous nous sentons tous terriblement interpellés. On avait dit : « plus jamais » et il y a eu le Cambodge, le Rwanda et on s'est trouvé impuissants. Seule la France, heureusement, a réagi Mais même en réagissant seule, elle n'a pas pu empêcher, on parlait ce matin d'un million de morts, qui sont tous morts assassinés, les uns parce qu'ils étaient hutus, les autre parce qu'ils étaient tutsis et c'est épouvantable.
E. Faux : On a évoqué ces dernière heures, l'étude du gouvernement sur un éventuel dispositif d'indemnisation des accidents médicaux graves. Où en est votre réflexion sur ce sujet ?
S. Veil : Nous sommes plusieurs départements de ministres concernés : la Justice, puisque c'est une question de responsabilités, le ministère de l'Économie car il y a des problèmes d'assurance, le ministère du Budget car il y aura un fonds de solidarité de l'État en tout cas pour l'indemnisation des malades atteints d'hépatite C, donc c'est une discussion très difficile car ce sont des problèmes très complexes. Nous sommes encore au cœur de la réflexion et aucune décision n'est prise. C'est pour cela que j'ai un peu regretté que l'on donne hâtivement, des renseignements donnant par exemple à penser que ça couvrirait l'ensemble de la responsabilité médicale, ce qui n'est pas du tout le cas. Nos études sont limitées au cas dans lesquels il n'y a pas eu de fautes médicales et dans lesquels, parce qu'on découvre simplement un nouveau virus, comme cela a été le cas pour le SIDA, qui n'avait pas été prévu, et c'est à cette occasion qu'on a créé ce fonds. Le Kreutzfeld-Jakob, pour lequel, depuis que je suis au gouvernement, on a aussi créé un fonds pour pouvoir indemniser très vite les malades et leur famille. C'est une maladie qui touche peu de gens mais épouvantable et dont on connaît mal encore la transmission. Voilà en premier les cas auxquels nous pensons.
E. Faux : Peut-il y avoir une extension aux problèmes des risques médicaux ?
S. Veil : Pas que l'ensemble des risques médicaux, dans lequel en fait, ces risques ont été courus par les médecins, des équipes et autres. Ce sont des risques absolument imprévisibles, pour lesquels là, on fait des études de savoir effectivement, dans certains cas, il y a des pratiques bien faites, qui sont connues et qui peuvent entraîner des conséquences très dramatiques. Soit un handicap très lourd, soit la mort. C'est dans ces cas-là que nous réfléchissons à ce qu'il faut faire, sans savoir du reste, quel serait le financement, par quelle méthode, comme cela serait géré. Donc nous en sommes encore à faire des choix. Les études sont faites mais avec des choix qui ne sont pas encore faits.
E. Faux : Le gouvernement a annoncé il y a quelques jours, une baisse des prix sur certains médicaments pour permettre à la Sécurité sociale de se serrer un peu la ceinture. Pensez-vous que ce genre de mesure peut-être une mesure structurelle, de solution, au problème de la Sécurité sociale, que ça ne risque pas d'être des expédients ?
S. Veil : Non, non, il y a plusieurs choses. D'abord, nous avons à la fois, fait procéder à une étude par un groupe de travail, sur une réforme plus importante, de l'assurance maladie. Nous attendons les conclusions Quand nous sommes arrivés, il n'y avait aucune étude de ce genre qui est de dire : n'y-a-t-il pas des pistes dans lesquelles on apporte vraiment une réforme très importante. Il faut alors l'étudier, puis il faut une large consultation et il faudra du temps. Ces études n'existaient pas. Et puis, il y a eu aussi la nécessité et nous, depuis un an, nous avons pris beaucoup de mesures dans ce sens, qui est que, dans le cadre actuel, sans bouleverser ce cadre, d'apporter des modifications aux pratiques. C'est notamment le médecin, l'ensemble des prescriptions qui sont faites, et c'est notamment la pharmacie. On dit la pharmacie c'est 13 % mais 13 % sur 600 milliards ça représente beaucoup d'argent. Donc, nous avons passé un accord avec les pharmaciens, des conventions, pour réduire en fait le volume de consommation des médicaments. Car la France est le pays au monde où l'on consomme le plus de médicaments. Et c'est dans le cadre de cet accord que sont intervenues ces baisses de prix et le fait aussi pour arriver à une moindre consommation à ce qu'il y ait moins de publicité. Cela, suivi sans doute par d'autres baisses de prix puisque nous sommes en train de signer ces conventions et qu'il y en a eu encore peu. C'est un ensemble de politique du médicament qui a été concerté, pour lequel le Syndicat des Laboratoires a signé une convention et nous appliquons cette convention de façon en même temps, à protéger la qualité de la pharmacie. Car il ne faut pas empêcher la pharmacie de faire de la recherche, c'est essentiel. Nous voulons en fait, essayer de limiter la consommation, souvent inutile et parfois mauvaise et favoriser la qualité. Encore un mot sur la Sécurité sociale : pour la première fois, pour la première fois, la Sécurité sociale, si on prend sur 1 an, les dépenses de médecine de ville ont baissé. À savoir l'ensemble de la médecine ambulatoire. Il y a une baisse par rapport à l'an dernier. C'est la première fois. Alors que si je compare à 1992-1993, où nous étions pas là, et les mesures n'avaient pas été faites, les dépenses remboursées étaient de + 6 %. Elles sont aujourd'hui sur la période mai 93-mai 94, de - 0,3 %. Donc quand on dit que tout ça sont des mesures qui ne servent à rien, que nous n'avons pris aucune disposition, je crois que c'est tout à fait considérable.
E. Faux : Vous serez dans quelques jours au Caire, pour la Conférence mondiale sur la population. Que répondez-vous à l'offensive de certains intégristes qui refusent la contraception ?
S. Veil : Je n'ai pas à répondre aux intégristes. Ils prennent les positions qu'ils souhaitent en leur âme et conscience. Je prendrai moi-même position au nom du gouvernement français devant une situation d'explosion démographique qui appelle de notre part, des réponses. Car si on laisse les choses aller comme elle vont, la population sera de plus de 10 milliards en l'An 2030 et la vie sera impossible sur terre.
E. Faux : Quel sera votre cri d'alarme ?
S. Veil : Qu'il faut en premier éduquer les femmes, car on sait que la limitation des naissances, par quelque mode que ce soit, le choix du nombre d'enfant, ce sont les femmes qui le font. Donc qu'elles puissent accéder à la contraception mais que pour y accéder il faut qu'elles soient mieux éduquées, il faut lutter contre l'analphabétisme, qu'elles aient un statut qui leur donne plus d'autonomie, plus d'indépendance et qu'elles puissent elles-mêmes maîtriser leur fécondité, car sans cela elles n'auront pas accès à la contraception et elles ne sauront pas comment il faut faire et elles auront toujours des enfants qui leur sont imposés dont beaucoup meurent en bas âge.
E. Faux : Dans moins de 8 mois premier tour de l'élection présidentielle. A. Juppé disait hier : « Le RPR va devoir choisir entre ces deux candidats potentiels : MM. Chirac et Balladur. » Vous pensez qu'il est opportun aujourd'hui, d'accepter implicitement l'idée qu'il y aura deux candidats ?
S. Veil : M. Juppé est secrétaire général du RPR, il a pris sa position en tant que tel et en même temps comme ministre. Moi je n'ai pas à commenter ses propos. Je crois qu'on est encore loin de l'élection présidentielle et qu'il faut attendre comment les choses évolueront.
E. Faux : Mais l'éventualité d'un choc Chirac-Balladur vous paraîtrait salutaire ?
S. Veil : Ce ne sera pas un choc de toute façon. Il est tout à fait souhaitable qu'il y ait un seul candidat et on verra bien comment les choses évoluent. Il est souhaitable qu'elles évoluent dans un sens favorable. En tout cas, je suis convaincue que, même s'il devait y avoir deux candidats dans la majorité, ça ne serait pas un choc. Il est souhaitable de l'éviter. Mais en même temps, tout le monde sait qu'il faudra bien que les candidats éventuels, s'il y en a plusieurs, s'entendent.
RMC : lundi 29 août 1994
P. Lapousterle : Le dernier sondage IFOP-JDD, publié hier, donne une cote de confiance de 63 % des Français au gouvernement Balladur, du jamais vu depuis 24 ans, depuis J. Chaban-Delmas en 1970, alors que la France est en crise. Trouvez-vous d'abord que ce sondage est mérité et que vous y avez votre part ?
S. Veil : Naturellement, je trouve que ce sondage est tout à fait mérité. Je trouve qu'il est très intéressant car on lit dans la presse, on entend, parfois dans les salons, ailleurs, que le Premier ministre ne fait rien, qu'il n'ose pas, que les choses ne se font pas. Je crois donc que ces sondages sont la preuve, au contraire, que les Français perçoivent qu'ils sont gouvernés. Si je regarde le secteur dans lequel je suis, nous avons passé énormément de textes très importants à l'Assemblée. Tout le monde m'avait dit : « Le texte sur la famille ne passera pas, les gens sont mécontents. » Les seules personnes qui protestent, je le vois dans le courrier que je reçois, sont celles qui n'ont pas de droits car le texte n'est applicable qu'à partir du 1er juillet. Les femmes sont très contentes de ce texte. Pour la bioéthique, le texte est passé dans de très bonnes conditions et cet exemple de la bioéthique est tout à fait symbolique. Effectivement, nous avons attendu une session, quelques semaines, pour le présenter devant le Sénat, puisqu'il n'avait été adopté que par l'Assemblée. Nous avons donc pris le temps de nous concerter longuement, avec tous ceux qui étaient concernés. Résultat : le texte est passé dans d'excellentes conditions, c'est un très bon texte que personne ne conteste. Mais il faut prendre le temps de faire les choses. Bien avant même que les textes ne soient rédigés, on voudrait déjà qu'ils aient été adoptés par le Parlement. C'est donc une méthode de grande concertation, de grande étude préalable des choses. C'est cela je pense, que les Français ressentent, de savoir qu'aujourd'hui, les décisions sont prises. Mais dans un climat de dialogue, et non pas de façon fracassante en voulant tout bousculer pour, finalement, ne pas pouvoir être applicables.
P. Lapousterle : Des gens importants dans votre majorité, comme MM. Chirac et V. Giscard d'Estaing, sur ce qui concerne vos secteurs, dressent un bilan assez difficile et dur pour l'état de la France. Ils parlent de « risque de désintégration du tissu social. » Sur ces affaires sociales, vous sentez comme eux, ce risque de désintégration du tissu social ?
S. Veil : Je voudrais dire, et tout le monde le sait depuis des années, ça remonte à la crise du pétrole et ça n'a fait que s'aggraver, c'est vrai qu'il y a une situation économique et une situation sociale difficiles, que le chômage qui, hélas, n'est pas nouveau, mais qui a progressivement monté, pose des problèmes et entraîne une société à deux vitesses, avec des gens aujourd'hui dans des quartiers défavorisés, des jeunes dans les parents n'ont jamais travaillé. C'est un vrai problème. Là aussi je dirais que pour la première fois – il y avait eu une embellie en 86-88 – la situation économique internationale était meilleure et aujourd'hui, pour la première fois, on voit une reprise, lente. Et pour ces quartiers, même s'il y a une reprise économique, le reprise de l'emploi sera difficile et nous nous employons à créer des emplois d'utilité sociale, de proximité. Ça se fait par petit paquets, presqu'individuellement, par petits paquets de 10, 20, avec des soutiens des employeurs, de l'État, des collectivités locales. Ça ne se règle par d'un coup. Nous sommes arrivés, il y avait près de 3 millions de chômeurs. Ça ne se règle pas d'un coup. Nous sommes arrivés, il y avait près de 3 millions de chômeurs. Ça ne se résorbe pas d'un coup de baguette magique et c'est vrai que ça doit être une priorité et on s'y attelle. Il y a là, des efforts qui sont payants.
P. Lapousterle : Vos budgets vous semblent-ils suffisants ?
S. Veil : En ce qui concerne le budget de la Ville, les gens disent « c'est long ». Je viens de mettre au point tous les plans pour les grands projets urbains. Ces grands projets, il faut le temps de les concevoir, ce sont des restructurations de quartiers entiers. On va voir les travaux commencer, à Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Marseille, Argenteuil, tous ces grands projets urbains sont commencés. Cela c'est l'urbanisme. Le plus grave dans ces quartiers, c'est l'emploi. Ça ne se décrète pas comme ça. On est dans une entreprise d'insertion, de retour à l'emploi d'utilité sociale, d'aide, de proximité. C'est là le plan contre l'exclusion sociale sur lequel nous sommes en train de travailler depuis des mois et non pas depuis quelques jours, c'est donc tout un ensemble qui doit être cohérent et sur lequel nous allons pouvoir faire des propositions au Premier ministre et adopter des décisions.
P. Lapousterle : On vous donne donc les moyens de travailler ?
S. Veil : Absolument ! Dans ce domaine, personne ne peut le nier, c'est ridicule de le dire, mais j'avais dit, il y a plusieurs mois, que je souhaitais avoir comme première priorité, je l'avais dit à Lyon, les centres d'hébergement et de réadaptation sociale qui sont ceux qui accueillent les gens les plus exclus et paumés : de plus en plus de jeunes femmes notamment, obligées de quitter le domicile familial, obligées de partir de chez elles avec leurs enfants, qui n'ont rien, par de travail, ont besoin de soins. J'ai obtenu un budget tout à fait satisfaisant pour à la fois créer des places et améliorer la situation de ces centres qui étaient en grande difficulté. Un budget social ça peut toujours être plus important, c'est vrai, dans la situation d'aujourd'hui. Mais je crois que par rapport à la ligne directive du budget, je suis nettement préservée.
P. Lapousterle : Les comptes de la Sécurité sociale sont en rouge. Vous avez fait des efforts pour cela, notamment la baisse du prix de quelques médicaments, pensez-vous que par des séries de petites mesures, on pourra préserver la Sécurité sociale et alors qu'il faudra un jour ou l'autre se mettre à table et dire : voilà ce qu'il faut faire ?
S. Veil : Je ne crois pas du tout aux petites mesures, et nous n'en avons pas pris. Nous avons pris des grandes mesures pour la première fois. Je crois qu'il faut faire une grande réforme, absolument, elle est en préparation, puisque j'ai mis en place un groupe de travail qui va rendre ses conclusions très vite et sur lesquelles il y aura une concertation. Ce sera la première fois qu'il y aura une réforme importante de l'assurance maladie notamment.
P. Lapousterle : C'est pour après les présidentielles ?
S. Veil : Je ne sais pas. On verra comment est la concertation. Quand j'ai quitté le gouvernement en 79, je me souviens avoir écrit une lettre en disant : « Ça durera peut-être jusqu'aux présidentielles – de l'époque 81 – mais ensuite, il faudra vraiment envisager une grande réforme de l'assurance maladie ». J'ai eu l'occasion de parler de ce que pouvait être une réforme, avec un rapport du Commissariat général au plan, qui lui donnait encore de la marge. Je ne crois pas qu'il y ait encore de la marge et qu'il faut donc s'y atteler et en concertation. C'est un énorme problème, ça concerne tous les Français. Nous avons pris aussi des mesures très importantes et, pour la première fois depuis je crois que la Sécurité sociale existe, nous voyons que cette année, depuis plusieurs mois, il faut être prudent, car plusieurs mois ça ne suffit pas comme indication, c'est très psychologique. Les dépenses de médecins ambulatoires ont baissé, on a dépensé moins que l'an dernier. Et nous avons pris beaucoup de mesures, des conventions avec toutes les professions de santé. Et le médicament, ce ne sont pas des petites mesures. Ce qui émerge, ce sont les prix qui ont baissé pour quelques produits et ils ont baissé parce que nous avons signé une convention avec le syndicat des laboratoires pharmaceutiques pour lequel c'est tout un ensemble, celui de la pharmacie, qui sera intégré. En France, on consomme trop. Ce n'est pas tellement le prix des médicaments qui est en cause. Nous ne voulons pas tuer la recherche, tuer les médicaments français, ce que nous voulons, c'est faire une politique cohérente. D'une part, l'accord avec les producteurs et les laboratoires et c'est d'autre part, aussi, les conventions avec les médecins qui se sont engagés à prescrire moins. Et puis c'est des accords sur la publicité. Ces mesures, nous les prenons avec comme objectifs que les gens n'aient pas le sentiment d'être privés de médicaments, on veut préserver la qualité des soins.
P. Lapousterle : Le préservatif jeune à 1 francs, il sera maintenu ?
S. Veil : Je crois qu'il y a quelques problèmes encore.