Texte intégral
Chers amis,
La politique culturelle de la France est souvent regardée comme un objet de curiosité, et l'existence dans mon pays d'un puissant service public de la culture n'a pas l'air de plaire aux partisans d'une vaste libéralisation des marchés.
Si la France défend l'idée d'une intervention résolue de l'État au service de la création artistique et de sa diffusion, si elle a toujours été en première ligne du combat pour « l'exception culturelle », si la France a toujours refusé de livrer à la seule loi des marchés les productions artistiques, quels que soient leurs modes de diffusion, y compris dans un environnement technologique en profonde révolution, ce n'est pas pour défendre frileusement son propre modèle de politique culturelle.
En réalité, cette attitude constante qui consiste à défendre la légitimité d'une politique culturelle dans laquelle l'État doit toujours tenir un puissant rôle de régulateur, est fondée sur une conviction : sans intervention de la puissance publique, la démocratisation de la culture est un voeu pieu. Quand je parle de démocratisation, il s'agit plus précisément de diffuser la plus grande qualité artistique pour tous.
J'ai repris à mon compte la grande ambition d'André Malraux qui a créé, vous le savez, le ministère français de la culture et qui fut le premier architecte d'une grande politique culturelle dans laquelle l'État joue un rôle déterminant.
Dans mon pays, beaucoup d'observateurs ont été surpris que je fasse de la démocratisation mon objectif prioritaire, en jugeant parfois que ce terme était désuet et dépassé.
Que l'on me comprenne bien : je veux favoriser les conditions d'un rapport fécond de chaque individu à l'art, du respect par tous de l'acte de création. Car il n'y a de culture que parce qu'il y a des créateurs.
Le temps de la création et le temps de la diffusion culturelle sont des temps différents. Un ministère de la culture doit les prendre l'un et l'autre en compte ; il respecte et doit faire respecter le temps qu'il faut pour que la création, et particulièrement celle qui rompt le plus avec les conventions, trouve son public.
Je veux démocratiser les pratiques artistiques et culturelles, c'est-à-dire la fréquentation des oeuvres de création ou du patrimoine, mais aussi les activités en amateur de toutes les disciplines artistiques.
Car c'est une particularité de mon pays d'avoir, à juste raison, favorisé l'éclosion des métiers artistiques et culturels, sans s'être véritablement préoccupé de ceux que nous appelons les amateurs, qui ne font pas profession de la culture.
Je rappelle que le principe d'un « égal accès de l'enfant et de l'adulte à la culture » est inscrit dans la constitution française.
Et dans nos sociétés, où les repères éclatent sous la pression du chômage, et quand la relégation économique et sociale s'accompagne presque mécaniquement d'une relégation culturelle, la quête de sens, de représentation collective, de liens sociaux s'impose encore plus fortement. Elle pose l'exigence démocratique d'accès à la culture avec une nouvelle acuité.
La démocratisation des pratiques artistiques et culturelles reste donc un enjeu essentiel. C'est bien mon objectif prioritaire.
J'observe combien les gens aspirent au savoir et à la connaissance dans nos sociétés où une nouvelle organisation du travail va libérer beaucoup de temps pour les pratiques culturelles.
Dans ce nouveau contexte historique, je veux être en mesure de stimuler ces attentes et d'y répondre.
Pour mener à bien cette politique, j'ai voulu redonner à mon ministère toute sa crédibilité, sérieusement entamée par quatre années de désengagement budgétaire et d'absence de message fédérateur.
Mais au-delà, rien ne sera possible si l'ensemble des acteurs, y compris l'État, ne partagent pas une même exigence de service public, s'ils ne l'intègrent pas dans leur activité, au quotidien.
Ces deux grandes orientations – la démocratisation comme objectif prioritaire, le service public comme exigence permanente – structurent mon action. Elles lui donnent son sens et sa cohérence.
Tous les huit ans, régulièrement, une enquête est menée par mon ministère sur « les pratiques culturelles des Français ». La dernière en date a été rendue publique le 22 juin. Elle confirme les tendances déjà observées :
– l'audiovisuel occupe une place croissante dans le budget et l'emploi du temps libre des Français. Ce temps consacré aux consommations audiovisuelles est désormais supérieur au temps de travail (45 heures en moyenne par semaine et par personne). Les musiques populaires ont pris une place importante dans ces consommations ;
– les aspirations pour les activités culturelles sont fortes : s'ils bénéficiaient de plus de temps libre, plus d'un quart des Français déclarent qu'ils choisiraient de se cultiver ou de pratiquer des activités artistiques ;
– la fréquentation des équipements culturels reste marquée par de profondes disparités à la fois sociales et géographiques, à l'exception notable d'une augmentation et d'une démocratisation sensible de la fréquentation des bibliothèques. Les nouvelles médiathèques connaissent une adhésion populaire tout à fait exceptionnelle. Dès qu'un nouvel équipement remplace un ancien, le nombre d'inscrits double ou triple ;
– la progression des activités artistiques en amateur se confirme et concerne quatre Français sur dix.
Ce constat a commandé de ma part des décisions et des mesures qui dépassent le stade de la simple incantation.
Tout d'abord, la démocratisation des pratiques artistiques et culturelles ne se fera pas sans un effort important d'éducation et de formation.
L'éducation artistique est nécessairement le fondement d'une politique de développement culturel. Elle est un passage obligé d'une politique de démocratisation et de réduction des inégalités d'accès à la culture.
Le système éducatif français sépare les disciplines dites « fondamentales » et les autres, dont les disciplines artistiques, qui par conséquent seraient moins « fondamentales ».
Cette vision est tout à fait paradoxale dans mon pays où l'État est investi à ce point en faveur de la culture.
Cet effort d'éducation doit passer par le développement dans l'enseignement général d'une initiation et d'une sensibilisation aux arts et au patrimoine culturel. Mais il est également nécessaire que les artistes entrent à l'école et dans les universités.
J'engage également en France une rupture politique en ce qui concerne les méthodes d'approche des publics.
La rencontre sans médiation avec l'oeuvre d'art ou le patrimoine culturel est souvent une illusion dont témoignent les limites du seul développement des structures de diffusion.
Il faut développer cette médiation, et l'accompagnement éducatif en partant des pratiques artistiques et culturelles des gens.
J'ai demandé à toutes les structures de diffusion culturelle de créer des emplois de médiateurs et plus précisément dans le cadre du programme d'emploi au profit des jeunes, lancé par le gouvernement.
Sans cet effort d'éducation et de médiation, le discours sur la démocratisation n'est que théorie.
J'ai souhaité que le droit à la culture figure parmi les droits fondamentaux inscrits dans une grande loi de prévention et de lutte contre les exclusions, qui sera votée par le Parlement français au début de l'été.
L'action culturelle a souvent été sollicitée dans les tentatives de reconstruction du lien social, principalement dans les quartiers des grandes cités urbaines, mais la culture ne doit pas être un substitut, les artistes ne sont pas les médecins du social que l'on envoie en dernier recours comme alibi de notre propre impuissance.
À cet égard, j'ai donc lancé un profond mouvement de restauration des missions de service public de toutes les structures qui reçoivent un financement de l'État.
Je sais bien que, confrontés aux difficultés de nos villes qui excluent et qui ont perdu leurs repères intelligibles, les habitants – et surtout les jeunes – tentent de créer les référents culturels de leur identité. C'est cela qu'il faut prendre en compte, et accompagner s'il le faut, et non plaquer des modèles sur un milieu qui n'est pas forcément prêt à les recevoir.
Car nous étions arrivés, en France, à cet étrange paradoxe : l'État et les villes ont implanté un vaste réseau de diffusion de l'art pour toutes les disciplines, mais ces structures se sont parfois détournées de leur mission sociale.
Nous observons en France que le métissage des cultures, singulièrement dans les grandes villes, se traduit par l'invention d'une véritable langue, dans la musique – où la parole a retrouvé le ton de la révolte – dans la danse, l'expression graphique, la vidéo et le théâtre qui naissent de la rue. Nous devons reconnaître ces nouvelles formes d'expression artistique qui émanent d'une forte réalité sociale.
Les pratiques artistiques en amateur, individuelles ou collectives, constituent en France un phénomène de masse.
Près de la moitié des Français de plus de 15 ans ont pratiqué le théâtre, la musique, la danse, les arts plastiques ou une activité d'écriture pendant leurs loisirs. Si beaucoup d'entre eux ont abandonné ces pratiques, près de 25 % de la population est investie de manière durable dans ces activités artistiques.
Ce phénomène n'a jamais été pris sérieusement en compte dans les politiques culturelles de l'État, à l'exception notable de la pratique musicale ou chorale.
Il était donc temps de prendre en considération ces pratiques en amateur pour trois raisons majeures :
– le développement de ces activités accompagne le rôle décroissant du travail comme facteur d'identité sociale ;
– les activités artistiques pratiquées en amateur sont à la fois source d'épanouissement personnel et favorise l'intégration sociale ;
– enfin, la reconnaissance de ces pratiques permet de construire des liens entre la population et la création artistique portée par les professionnels.
Dans tous les cas, les pratiques en amateur constituent l'un des modes privilégiés d'appropriation de l'art. Les plus grands professionnels, est-il utile de le rappeler, ont souvent débuté par une activité artistique d'amateur.
L'accès aux structures de diffusion de l'art vivant et du patrimoine culturel suppose un travail d'éducation et de sensibilisation, mais l'obstacle financier est toujours réel.
Toutes les structures culturelles françaises, y compris les grands établissements publics, ont fait des efforts significatifs de baisse tarifaire, souvent pour les jeunes ou les personnes en difficulté sociale.
Il m'est difficile de décréter ou d'imposer, mais j'ai demandé à chaque structure des grands réseaux de diffusion des arts et du patrimoine de faire un effort encore plus significatif.
Je compte ainsi déclencher un nouvel engouement pour la fréquentation des oeuvres ou du patrimoine culturel qui ne soit pas freinée par un obstacle financier.
Il m'est difficile de décréter ou d'imposer, mais j'ai demandé à chaque structure des grands réseaux de diffusion des arts et du patrimoine de faire un effort encore plus significatif.
Vous aurez compris qu'en France, l'État n'a pas renoncé à sa fonction de régulation dans le domaine des arts et de la culture, tant pour ce qui concerne le soutien financier à la création, que le soutien financier à la diffusion des oeuvres.
Vous aurez compris que sans cette intervention de l'État, il me semble que la diffusion sociale de l'art n'est pas possible, sauf à s'en remettre aux produits artistiques uniformisés et standardisés d'un marché livré à lui-même.
Qui, sinon, l'État peut prendre en charge cette fonction ? C'est pourquoi, depuis que j'ai été nommée ministre de la culture et de la communication, et avant cela en tant que député européen et présidente de l'intergroupe cinéma, je me suis battue en faveur de l'exception culturelle. Car l'exception culturelle est pour moi synonyme de la possibilité pour les gouvernements de mettre en oeuvre des politiques publiques culturelles fortes.
Je défends l'exception culturelle pour préserver cette capacité d'agir. C'est ainsi que tout au long de cette dernière année, je me suis très constamment opposée à ce que la culture soit prise en otage des négociations internationales, que ce soit dans les négociations de l'accord multilatéral sur l'investissement ou dans le projet de Brittan d'un accord bilatéral de libre-échange entre l'Europe et les États-Unis.
Ce combat est toujours d'actualité. Je sais pouvoir compter sur vous pour le mener sans relâche.