Intervention de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur la relance de l'Europe et son élargissement, au Forum de l'Expansion à Paris le 31 mai 1994.

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Circonstance : Forum de l'expansion à Paris le 31 mai 1994

Texte intégral

Q. : Je crois que vous arrivez à l'instant du sommet franco-allemand. Est-ce que vous pouvez nous dire quels ont été les points forts de ce 63e Sommet franco-allemand et est-ce que vous avez l'impression que ça a été une occasion de relancer l'Europe qui, jusqu'à présent, nous semble un petit peu en panne.

R. : Pour répondre à votre question sur le Conseil franco-allemand, le 63e, je serais tenté de reprendre la formule qu'utilisait le Chancelier Kohl tout à l'heure, au cours de sa conférence de presse. On nous demande évidemment chaque fois : "Mais qu'est ce qui s'est passé d'important dans ce sommet ? Quelles sont les décisions à caractère un petit peu exceptionnel ou nouveau que vous avez prises ?" Le Chancelier disait : « Ce qu'il y a d'exceptionnel, c'est que précisément on puisse se réunir en l'absence de points extraordinaires d'ordre du jour et que ce soit devenu une sorte de méthode aujourd'hui tout à fait habituelle de relations entre la France et l'Allemagne". Vous allez me dire que c'est un propos de diplomate, mais, puisque parfois on a fait état de telle ou telle tension entre la France et l'Allemagne, autant aujourd'hui souligner le fait que ce sommet s'est passé dans une excellente ambiance et que sur aucun des sujets qui étaient inscrits à l'ordre du jour, nous n'avons enregistré de tensions, ou de divergences profondes.

Alors, c'est très difficile de résumer les choses, puisque vous savez qu'il y avait pratiquement une dizaine de ministres. Nous avons parlé économie, nous avons parlé sécurité et défense, nous avons parlé éducation. Je signale au passage que notre ministre de l'éducation nationale, et son équivalent, si je puis dire, représentant les Länder allemands, ont signé un accord permettant enfin la double délivrance du baccalauréat et de son équivalent allemand qui auront désormais donc même valeur dans un certain nombre d'établissements en France et en Allemagne. Et nous avons également parlé transport, TGV, etc.

Alors, que retenir ? Je mettrai l'accent sur le point qui me paraît le plus important, à savoir la volonté de la France et de l'Allemagne de coordonner très étroitement leurs deux présidences : la présidence allemande qui commencera le 1er juillet prochain et la présidence française qui commencera le 1er janvier 1995. Je parle bien sûr de la présidence de l'Union européenne. Au point là encore que nous souhaitons – pour reprendre une formule qui a été utilisée – en faire 12 mois non pas de présidence commune, mais de présidence continue. Quelles seront les priorités de ces deux présidences très étroitement articulées l'une à l'autre. Elles vous paraîtront aller de soi et peut-être pêcher par manque d'imagination. Je crois qu'elles correspondent aux vraies priorités que se fixent les gouvernements niais également les opinions publiques. D'abord l'emploi : comment mettre en œuvre l'initiative européenne de croissance et faire en sorte que le Livre Blanc entre dans les faits ? Ce sera déjà à l'ordre du jour du Conseil européen de Corfou en juin prochain.

Deuxième priorité : la stabilité et la sécurité sur notre continent, et là encore, toute une série d'initiatives ont été lancées. Je n'en évoquerai qu'une seule pour être bref, il s'agit de la conférence sur la stabilité en Europe qui a démarré, vous le savez, la semaine dernière dans un contexte tout à-fait positif et les deux présidences allemande et française seront déterminantes de ce point de vue puisque la conférence inaugurale doit être suivie dans les plus brefs délais par l'ouverture des tables régionales, sous présidence allemande et que l'objectif d'achèvement de ce processus, tel que nous l'avons fixé, c'est le 1er trimestre, le 1er semestre 1995, donc sous présidence française avec la conférence de clôture et nous l'espérons, la mise au point et l'adoption du Pacte de stabilité. Voilà quelques-unes des idées qui ont été évoquées au cours de ce 63e Conseil franco-allemand.

Q. : M. Juppé, les chefs d'entreprise ne sont pas très rassurés sur les conditions actuelles de la reprise économique. Ils la constatent mais ils n'en apprécient ni la durée, ni l'ampleur exacte. Ils sont donc très attentifs à tout ce qui concerne les problèmes en matière d'initiative de croissance. C'est un peu un serpent de mer – on en parle depuis des mois – qu'est-ce qu'exactement vous entendez faire, notamment quand vous assurerez la présidence de l'Union ?

R. : Est-ce que la croissance est repartie de manière stable et forte ? Il est évidemment très difficile de répondre à cette question. Forte ? Sûrement pas puisque les chiffres qui ont été mis en avant ce matin oscillent entre 1,4 et 1,6 % de croissance, aussi bien en Allemagne qu'en France, pour cette année 1994, avec une possible accélération en 1995. Durable ? J'ai renoncé depuis bien longtemps à faire des prévisions au-delà de six mois dans le domaine économique, je laisse cela à des spécialistes plus compétents que moi. Notre tâche à nous, responsables des gouvernements français et allemand, c'est de créer les conditions pour qu'elle soit aussi forte et aussi durable que possible. À ce titre, je voudrais évoquer deux aspects qui me paraissent importants : d'abord, la nécessité dans le cadre des procédures prévues pour la mise en œuvre de la deuxième phase de l'Union économique et monétaire, d'aller plus loin dans la convergence de nos politiques économiques. C'est là-dessus que nous souhaitons mettre l'accent pour créer demain ou après-demain les conditions de progrès supplémentaire dans le domaine monétaire. Vous savez qu'à l'automne dernier, la France et l'Allemagne ont montré l'exemple en présentant conjointement leurs programmes de convergence. Il faut maintenant les appliquer et faire en sorte que les mesures prévues dans le Traité sur l'Union européenne, au titre de la deuxième phase de l'Union économique et monétaire„ soient appliquées, je pense en particulier aux procédures qui concernent les déficits budgétaires excessifs. C'est vrai que cela concerne un grand nombre de pays de l'Union européenne, onze sur douze pour être tout à fait précis, mais ce n'est pas parce que les mauvais élèves d'une certaine manière, sont en grand nombre, qu'il faut renoncer à appliquer les procédures.

Q. : Donc, c'est le contraire de l'initiative de croissance ?

R. : Non, pas du tout.

Q. : C'est l'initiative de décroissance des dépenses ?

R. : Je crois qu'il y a bien longtemps qu'on a cessé d'assimiler croissance et déficit budgétaire. Il y a des effets pervers à la clé. Donc, d'abord convergence économique, stabilité monétaire. Deuxièmement, l'initiative de croissance tourne autour du financement des grands projets qui sont prévus dans le Livre blanc. Vous savez que le principe a été arrêté lors du Conseil européen de Bruxelles – 120 milliards d'écus sur six ans – 20 milliards d'écus par an. Les financements actuellement disponibles – je dis bien disponibles, il ne s'agit pas de lancer prématurément de nouveaux grands emprunts – les financements disponibles, soit sur le budget de l'Union européenne, soit au titre des prêts de la BEI, de la banque européenne d'investissements, représentent 12 milliards d'écus par an. Nous avons déjà cela qui est disponible et cela suffit, selon nous, largement à financer les projets prioritaires. Notre objectif, c'est à Corfou d'adopter une liste de 10 projets prioritaires. Vous savez qu'il s'agit pour l'essentiel de grands réseaux de transports ferroviaire, ou routier ou de grands réseaux de communication. Parmi ces dix projets prioritaires, figure pour la France le TGV-Est, pour lequel nous avons arrêté tout récemment les décisions nationales de financement.

Je voudrais ajouter, si vous me le permettez, un mot, pour dire qu'il ne s'agit pas simplement de projets à mettre en œuvre, il y a déjà des décisions qui ont été prises au titre de cette initiative européenne de croissance et je voudrais les rappeler. D'abord, la "facilité d'Edimbourg" comme on dit, c'est-à-dire un nouveau mécanisme temporaire de prêts au sein de la Banque européenne d'investissement qui a été décidé au Conseil d'Edimbourg, fin 92. Son montant a été porté à 8 milliards d'écus, dont 1 milliard au profit des PME/PMI et ce que je voudrais dire, c'est que ça, c'est déjà mis en œuvre. Le décaissement est très satisfaisant puisqu'au 5 mai 94, on avait, sur ces 8 milliards d'écus, décaissé 5,4 milliards pour financer toute une série de projets, la France étant d'ailleurs le troisième bénéficiaire de ces financements.

La deuxième chose qui avait été arrêtée à Edimbourg, c'est un fonds européen d'investissements qui était destiné à garantir les emprunts émis par des entreprises privées pour financer des réseaux transeuropéens. On a pris là – c'est vrai – du retard, tout simplement parce qu'il a fallu modifier le Traité de Rome, ni plus, ni moins. La procédure a maintenant abouti, et le fonds devrait démarrer effectivement son activité dans le courant du mois de juin.

Troisième mécanisme qui va fonctionner très prochainement, c'est le mécanisme de bonification des prêts aux PME qui avait également été arrêtée au moment du Conseil d'Edimbourg, deux points de bonification à des prêts de la BEI : là encore, la procédure est en cours de finalisation et le système devrait entrer en vigueur dans les prochaines semaines. Donc, vous voyez qu'on ne se contente pas de parler, mais il y a une injection importante de crédits et de fonds budgétaires pour soutenir des grands projets européens.

Q. : Monsieur le ministre, il n'en demeure pas moins qu'il y a à peu près vingt millions de chômeurs au sein de la communauté. Est-ce que tous ces projets vous paraissent suffisants pour essayer d'enrayer le chômage et faire repartir l'économie ?

R. : Non ! Évidemment non ! Si on veut alors parler d'une politique globale contre le chômage et pour l'emploi, il faudrait sans doute plus de temps que nous n'en avons. Je voudrais me borner à citer les têtes de chapitre de ce que pourrait être une politique globale pour l'emploi : la croissance d'abord, je viens d'en parler, mais je souhaite en reparler brièvement parce qu'on dit en général "elle n'est pas suffisante". Je voudrais simplement faire remarquer qu'elle est nécessaire. Alors c'est bien beau de dire qu'elle n'est pas suffisante à un moment où nous ne l'avons pas – si on l'avait, on pourrait alors évidemment se focaliser pour l'essentiel sur le reste, mais pour l'instant, on ne l'a pas. Donc, il faut au moins essayer de la stimuler, je ne reviens pas sur ce que je viens de dire. Mais ce n'est pas la seule initiative à prendre.

Deuxième chapitre, tout ceci est analysé en détail dans le Livre blanc, qui a été adopté dans son principe à Bruxelles, tout ce qui concerne la compétitivité et les réformes structurelles. L'Allemagne vient de prendre récemment l'initiative de propose la création d'un comité d'experts privés, industriels, économistes pour essayer de passer à la loupe les entraves bureaucratiques et réglementaires à la compétitivité des entreprises. Nous avons accepté à Mulhouse cette idée, à condition que ce comité travaille sous la responsabilité de la Commission.

Autre point sur lequel il faudra travailler sous les deux présidences française et allemande : les problèmes d'harmonisation de la fiscalité et de financement de la protection sociale. C'est un débat qui va s'ouvrir en France. Le ministre du budget l'a déjà ouvert. Faut-il choisir la baisse de l'impôt sur le revenu, faut-il choisir la baisse des charges et comment finance-t-on le manque à gagner ?

Troisième chapitre d'une politique globale de l'emploi, c'est évidemment les questions de formation. Je ne développe pas, c'est un peu la tarte à la crème, mais c'est plus nécessaire que jamais.

Quatrième chapitre, c'est ce que j'appellerai les nouveaux métiers comment, peut-être, changer notre angle de vue, notre angle d'attaque en ce qui concerne la productivité dans les services.

Cinquième chapitre, vous voyez que je suis obligé d'aller très vite, de manière un petit peu superficielle : comment organiser un libre-échange qui soit loyal. Et c'est aussi l'une des tâches de nos deux présidences : veiller au suivi des accords du GATT, veiller à la mise en place de l'Organisation mondiale du commerce, veiller à ce que cette organisation s'intéresse aux sujets qui ont été inscrits à son ordre du jour à Marrakech. Je veux parler des problèmes de concurrence et d'environnement, de concurrence et de législation sociale et comment faire en sorte que dans tout ce débat, l'Union européenne ait une personnalité qui aille un peu au-delà d'une simple zone de libre échange pour être une véritable réalité économique. Je voudrais à ce propos citer une intervention du Chancelier Kohl tout à l'heure à la tribune de sa conférence de presse à Mulhouse, qui me paraît particulièrement importante, s'agissant de la position de l'Allemagne. Le Chancelier a dit à deux reprises "nous n'accepterons pas, nous Allemands, la transformation de l'Union européenne en une simple zone de libre échange", convergence supplémentaire – si besoin est de le souligner – avec la France.

Q. : Ni la France, ni l'Allemagne ne l'accepteront. Mais malgré tout, des forces s'exercent sur la construction communautaire, à commencer par les conséquences de l'élargissement. Ce matin, M Giscard d'Estaing s'exprimait ici et exprimait ses inquiétudes sur les conséquences dissolvantes de l'élargissement. Vous avez un point de vue différent. Selon vous, l'élargissement est-il inévitable et dans quelles conditions ?

R. : Je crois que c'est la question clé d'ici l'an 2000 pour l'avenir de l'Union européenne. Cette question clé, je la formulerai ainsi, en faisant le lien avec ce que j'ai dit à l'instant : "Comment élargir l'Union européenne sans la réduire à une simple zone de libre-échange ?" C'est bien ça, la question qui nous est posée aujourd'hui.

La première réponse possible, si j'ai bien compris, c'est celle du Président Giscard d'Estaing : il ne faut pas élargir l'Union européenne. Mon opinion est tout à fait claire sur ce point, c'est celle du gouvernement : refuser d'élargir l'Union européenne serait une grave erreur pour plusieurs raisons. La première – vous allez me dire qu'en politique cela peut faire sourire – c'est que nous l'avons promis. Nous avons pendant 30 ou 40 ans dit aux pays d'Europe centrale et orientale : "le jour où vous aurez secoué le joug du communisme et où vous serez redevenus des démocraties, nous vous accueillerons dans la famille européenne qui est la vôtre". Alors, je dis que ce n'est pas simplement le respect d'un engagement, c'est aussi notre intérêt, car si nous voulons que le continent européen retrouve la stabilité de manière durable, il est bien évident que nous ne pouvons pas imaginer une Europe qui serait constituée d'un ensemble occidental prospère, enfermé dans ses certitudes et de démocraties balbutiantes, hésitantes, condamnées au sous-développement en Europe centrale et orientale. Cela ne marcherait pas. Et nous voyons bien aujourd'hui que les risques, non pas de retour en arrière, parce que je ne crois pas du tout qu'on puisse interpréter comme cela le résultat des élections dans ces pays, le dernier en date étant la Hongrie.

Q. : Alors, justement quand vous voyez ce qui se passe en Hongrie, est-ce que vous n'avez pas peur de cet élargissement ?

R. : Non, au contraire. Je vous dis qu'il est plus nécessaire que jamais et ce que nous avons dit à la Hongrie, il faut le tenir. De toute manière, et j'ajouterai ce dernier argument pour dire que le non élargissement serait une grave erreur, c'est que si nous le refusions, l'Union européenne n'y résisterait pas. Tout simplement parce que l'axe franco-allemand se casserait. Alors, on nous dit parfois : il ne faut pas être suiviste. Je ne suis pas suiviste. Je considère que la bonne entente franco-allemande est la condition sine qua non de l'existence de l'Union européenne telle qu'elle existe et telle qu'elle sera demain. Il faut savoir que si nous divorçons d'avec l'Allemagne sur la question de l'élargissement, il n'y aura plus d'Union européenne. Donc, pour toutes ces raisons, l'intérêt, de la France, l'intérêt de l'Europe, je crois qu'il faut se préparer à élargir l'Union européenne.

J'ajouterai que l'élargissement que nous venons de réaliser à quatre, l'Autriche, la Suède, la Finlande, la Norvège a démontré que l'on pouvait accepter de nouveaux États au sein de l'Union européenne sans pour autant diluer l'acquis communautaire. La négociation a été une bonne négociation, elle a été bien conduite, elle a permis d'arriver à un bon résultat, c'est-à-dire que ces pays ont accepté, pour l'essentiel, sans dérogation permanente et générale, ce qu'on appelle l'acquis communautaire, c'est-à-dire tout ce qui a été construit depuis 30 ou 40 ans. J'ajoute tout de suite que c'était plus facile à faire cette fois-ci que ça ne le sera les fois suivantes. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit de pays riches qui seront des pays contributeurs nets, qui vont apporter de l'argent au budget communautaire. Parce que ce sont aussi des marchés sur lesquels nos entreprises pourront s'implanter avec des consommateurs relativement nombreux et au niveau de vie élevé.

Alors, ceci étant dit, l'élargissement est nécessaire. Comment le réussir ? Je crois qu'il faut dire oui à l'élargissement, mais avec une préparation suffisante et un peu d'imagination. D'abord, il faut se mettre d'accord sur les pays dont on parle. Quels sont les pays qui ont vocation à entrer dans l'Union européenne, à vue humaine ? Je ne parle pas de ce qui pourra se passer dans un demi-siècle ou un quart de siècle. Nous avons répondu à cette question de manière très explicite au Conseil européen de Copenhague en lançant une invitation à 6 + 3. Il faut peut-être rajouter un pays. Les six, ce sont les six pays d'Europe centrale et orientale, c'est-à-dire les quatre pays du Groupe de Visegrad Pologne, Hongrie, République Tchèque, République Slovaque plus la Bulgarie et la Roumanie, ça fait six, plus les trois États baltes : Estonie, Lettonie, Lituanie, plus la Slovénie dont nous pensons qu'elle peut peut-être rejoindre le peloton des précédentes. Donc, nous parlons d'une dizaine de pays. Je le précise parce que c'est capital pour définir les frontières de cette Union européenne. Et ça pose en particulier – j'y reviendrai tout à l'heure d'un mot – le problème de nos relations avec la Russie. La Russie, maintenant, elle aussi frappe à la porte. Je l'ai dit à Moscou lorsque j'y étais la semaine dernière, il faut le formuler de manière suffisamment prudente et ouverte, mais il faut le dire : dans notre esprit, la Russie est un partenaire, un partenaire incontournable, partenaire nécessaire avec lequel il faut travailler, mais je ne la vois pas, en ce qui me concerne, comme un État membre. Parce qu'alors là, ça veut dire qu'on change – je tiens à le dire parce que c'est dans l'air – Donc voilà les pays concernés.

Quelles sont, dans cette préparation que j'évoque, les conditions préalables à remplir ? La première, c'est la réforme des institutions. On nous reproche beaucoup de ne pas avoir fait de réforme des institutions avant l'élargissement aux quatre pays de l'AELE. Mais, fichtre, on avait décidé le contraire ! On ne peut pas vouloir tout et son contraire : à Lisbonne en 1992, le Conseil européen a décidé que l'élargissement aux quatre pays candidats se ferait à institutions constantes. Alors, il ne faut pas aujourd'hui nous reprocher de n'avoir pas fait une réforme institutionnelle, qu'on avait écartée et ces pays le savaient, ils s'en sont prévalu. Évidemment, il ne faudra pas recommencer. Il faut dire aujourd'hui que le prochain élargissement devra être conditionné par la réalisation d'une réforme des institutions. D'ailleurs, le rendez-vous est prévu, il est fixé dans le Traité sur l'Union européenne en 1996, c'est la conférence intergouvernementale. Il faut la préparer. Nous avons décidé de la préparer en liaison avec les Allemands : un groupe de travail fonctionne depuis plusieurs semaines sur ces questions. Nous avons décidé de la préparer également à douze. À Ioannina, lors de la dernière réunion informelle des ministres des Affaires étrangères, nous avons décidé d'abord de demander aux institutions existantes : conseil, commission, Parlement européen, de faire rapport sur le fonctionnement du Traité de Maastricht. Il est entré en vigueur, il y a six mois. Comment ça marche ? Qu'est ce qui va ? Qu'est ce qui ne va pas ? Il faut se donner pour cela un an de réflexion à peu près, pour faire un vrai bilan. Et sur cette basse-là, nous mettrons en place un groupe d'experts sous l'autorité du conseil des ministres pour préparer cette réforme institutionnelle.

Je vous tout de suite la question qui est sur les lèvres de chacun et de chacune : quelles sont les pistes ? Je ne peux pas répondre aujourd'hui à cette question parce que c'est difficile, parce que ça mérite des concertations approfondies, d'abord franco-françaises, et puis ensuite avec nos partenaires. Et puis pour dire immédiatement le contraire de ce que je viens d'affirmer, je voudrais quand même tracer quelques perspectives. On voit bien ce sur quoi il faut travailler. Comment renforcer le Conseil européen. Le Conseil est la source de la légitimité exécutive. C'est à lui de décider, de diriger, de gouverner. Comment améliorer les choses.

R : Deuxièmement, comment mieux définir la responsabilité de la Commission ? Comment prévoir des procédures qui permettent de mettre en jeu plus clairement cette responsabilité ?

Troisième piste, comment rationaliser le travail du Parlement ? Tout à l'heure, Alain Lamassoure, dans l'avion qui nous ramenait de Mulhouse, me disait qu'il avait décompté entre 19 et 24 procédures différentes de décisions entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen : avis conformes, co-décisions, co-gestions, etc. Entre 19 et 24 procédures différentes ! Cela ne peut pas fonctionner ainsi très longtemps. Il faut rationaliser, simplifier.

Et enfin quatrième piste, comment mieux associer les Parlements nationaux aux contrôles démocratiques de la Communauté ? Un progrès très important a été fait avec la réforme constitutionnelle qui a été réalisée au moment de l'adoption du Traité de Maastricht, c'est ce qu'on appelle l'article 884 de la Constitution. Vous savez que désormais les projets de directives communautaires sont soumis au Parlement français avant décision à Bruxelles, et ça marche !

Q. : Oui, mais si l'on en croit Philippe Séguin, ce n'est pas très efficace !

R. : C'est une exigence de perfectionniste. Je le comprends très bien de la part du président de l'Assemblée nationale, mais du point de vue du gouvernement et en particulier du ministre délégué chargé des affaires européennes qui suit cela, cela fait six mois que ça fonctionne et on a fait des progrès considérables. Le Parlement français a adopté des résolutions sur un certain nombre de projets de directives ou de règlements qui éclairent le gouvernement lorsqu'il va ensuite discuter à Bruxelles. Donc, voilà la première condition préalable : la réforme des institutions.

J'ajouterai – je vous ai prévenu que je serai un peu long, excusez-moi sur cette question capitale – une deuxième action que je ne qualifierai pas de condition préalable mais que j'appellerai une action commune d'incitation et d'accompagnement à l'adhésion des futurs États membres. C'est précisément ce dont j'ai déjà parlé, le Pacte de stabilité. Qu'est-ce que cela a à voir avec l'élargissement ? Eh bien il faut être clair : nous sommes prêts à accueillir dans l'Union européenne de nouveaux États membres, mais pas leurs conflits de voisinage, et nous souhaitons donc qu'ils règlent ces conflits de voisinages avant d'entrer dans l'Union européenne. On cite toujours l'exemple du barrage de Gabcikovo entre la Slovaquie et la Hongrie : il faut que ce soit réglé avant l'adhésion et c'est un des objectifs de la Conférence de stabilité dont j'ai parlé en rappelant son calendrier. Vous voyez que ce n'est pas une manœuvre dilatoire puisque nous souhaitons boucler l'exercice en 1995.

Au-delà, et ce sera ma dernière remarque, il faut, et c'est là peut-être que l'imagination doit entrer en jeu, une méthode peut-être plus pragmatique et plus progressive d'adhésion des nouveaux États membres à l'Union européenne. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je crois qu'il y a des choses sur lesquelles on peut aller vite, notamment la coopération politique entre ces nouveaux États et l'Union européenne. Il faut les inviter autour de la table, très vire, chaque fois que nous parlons de la politique européenne au sens le plus large du terme et de la stabilité du continent. De même en ce qui concerne les questions de sécurité, c'est leur demande prioritaire. Je voudrais souligner sur ce point un grand succès de la diplomatie franco-allemande : nous avons fait adopter le 9 mai dernier par l'Union de l'Europe occidentale un statut d'association des pays d'Europe centrale et orientale à l'UEO. Ils sont désormais autour de la table du Conseil de l'UEO. J'ai assisté à cette réunion à Luxembourg : il y avait là le ministre hongrois, le ministre slovaque, le ministre tchèque, etc. le ministre français, le ministre allemand, mais au cours de cette réunion, ils étaient là au même titre, enfin pas tout à fait au même, et c'est important : ils l'on ressenti psychologiquement comme cela.

Donc, la coopération politique, la sécurité et puis par étapes, la liberté des échanges. On a commencé avec les accords d'association et in fine les politiques communes qu'ils devront accepter s'ils veulent être États membres à part entière mais avec peut-être un calendrier et des modalités d'application progressives. Voilà, j'ai été un petit peu long, mais c'est ainsi que je vois le processus que nous avons à mener à bien dans les années qui viennent.

Q. : Si vous me permettez de revenir un instant sur la réforme des institutions. Tout à l'heure, le Président Giscard d'Estaing a donné un exemple qui était assez frappant. Il a expliqué que le Président de la République française qui sortirait des urnes en 1995 n'aurait pas, avec l'élargissement qui est en cours, de présidence à la tête de l'Union européenne. Donc il y a quand même un dysfonctionnement, est-ce qu'il ne faudrait pas qu'il y ait à ce moment-là des États qui soient "plus membres que d'autres", si j'ose dire ?

R. : Je ne vois pas les choses ainsi. J'aurais répondu simplement qu'on a déjà beaucoup amélioré les choses et le Président Giscard d'Estaing le sait bien. C'est la seule réforme institutionnelle, vraiment la seule innovation que nous avons faites au moment de l'adhésion des quatre États membres : nous avons changé l'ordre de rotation des présidences pour qu'il y ait en permanence dans la troïka ce qu'on appelle un "grand" pays : la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie. Alors, que dans la configuration précédente, on pouvait se retrouver – et ce n'est blessant pour personne – avec une troïka composée d'un ministre finlandais, d'un ministre luxembourgeois et d'un ministre grec. Donc, nous avons déjà changé ça. Il faudra peut-être aller au-delà et c'est l'une des pistes de réflexion de la Conférence intergouvernementale de 96.

On peut faire aussi beaucoup d'autres objections. C'est vrai qu'il faudra faire preuve de beaucoup de souplesse et d'imagination. À l'heure actuelle, quand nous nous retrouvons à douze sur un problème nouveau, on commence par un tour de table. Je ne connais pas de ministre des affaires étrangères, de ministre tout court d'ailleurs, qui soit capable de faire tenir sa pensée en moins de dix minutes, c'est déjà un tour de force, donc 10 multiplié par 12, ça fait deux heures. Quand on sera 24, ça fera 4 heures. Donc il faudra bien trouver des méthodes de travail : il y a le COREPER, il y a peut-être des commissions à créer, il y a peut-être des choses à redistribuer, enfin il faut imaginer.

Q. : Cela veut dire donc que nous nous acheminons vers une Europe à géométrie variable, où chacun aura un état d'avancement qui sera pas exactement le même que son voisin, sans compter les grands anciens. Est-ce que vous ne pensez pas, malgré tout, que ça va créer un système assez complexe et qui ne va pas favoriser en tout cas, la remontée dans l'opinion publique de l'image de l'Europe. N'êtes-vous pas préoccupé par cette profonde dégradation de l'image de la construction européenne dans l'opinion publique ?

R. : Je ne suis pas sûr qu'en 1989, lorsque je faisais campagne comme numéro 2 de la liste conduite par M. Giscard d'Estaing, on n'ait pas parlé pendant la campagne du profond scepticisme que la construction européenne inspirait aux Français. Il faudrait faire des recherches universitaires pour savoir à quel moment vraiment dans une élection européenne, on a parlé d'enthousiasme de l'opinion publique pour la construction européenne.

Q. : Je crois que c'est carrément de l'antipathie dans certaines listes !

R. : Ah oui, pour certaines listes, mais enfin si on fait le total des listes qui ont de la sympathie pour l'Europe, on obtient une très large majorité, que je sache. Je ne veux pas dire par là qu'il n'y ait pas un problème d'image et de communication de l'Europe, bien entendu et il faut y faire attention. Mais je reviens au fond de votre question, est-ce que ça ne va pas faire une Europe à plusieurs vitesses avec tous les risques de grippage que cela comporte ? D'abord, permettez-moi de vous faire remarquer que l'idée n'est pas tout à fait nouvelle. Tout le monde ne fait pas à l'heure actuelle et depuis le début de l'Union européenne, exactement la même chose en même temps. À preuve, l'Union économique et monétaire, telle qu'elle est prévue dans le Traité sur l'Union européenne. Mais on pourrait prendre d'autres exemples : Airbus, Ariane Espace, et même en matière de sécurité et de défense, dans le corps européen vous n'avez pas tout le monde. Vous n'avez qu'un certain nombre de pays. Donc, ce n'est pas une idée radicalement nouvelle et dans un certain nombre de cas, ça a bien fonctionné. Cela dit, il ne faut pas en faire une règle générale et j'ai été pour ma part fort intéressé par l'article d'Alain Lamassoure, paru hier dans les colonnes du monde.

Q. : Vous pourriez peut-être le résumer. Tout le monde ne l'a pas lu.

R. : C'est l'idée qu'il faut y aller par étape, mais c'est l'idée que si on veut éviter la dilution ou l'éclatement de l'Europe, il faut que l'objectif soit clair, il faut qu'à un moment ou à un autre, tout le monde assume les mêmes obligations. Donc, l'objectif, c'est la même vitesse ou en tout cas le même programme pour tout le monde. Simplement, on peut y aller à plusieurs vitesses pendant la période intermédiaire. Je crois que c'est une idée intéressante. Il faut doser, calculer l'adhésion de ces pays en fonction du niveau de développement politique et économique de chacun, mais leur dire que, in fine, l'adhésion à l'Union européenne comporte l'acception de l'ensemble de l'acquis communautaire. C'est ça l'idée qui est là et qui me paraît nouvelle et intéressante.

Q. : Dans l'acquis communautaire, vous mettez le Traité de Maastricht dans son ensemble ?

R. : Oui, bien sûr et cela a été dit clairement aux quatre pays candidats et cela figure dans les traités d'adhésion qui seront signés à Corfou et qui seront ratifiés, je l'espère, selon les procédures nationales de chacun des quatre États candidats, Il y a l'acceptation du Traité de Maastricht, y compris – c'est important de la part de plusieurs de ces pays – y compris la politique extérieure et de sécurité commune avec ce que cela comporte.

Je signale que ce matin, dans le communiqué franco-allemand du 63e sommet, il y a un point qui me paraît important, c'est l'idée que l'Union de l'Europe occidentale a vocation à terme à s'identifier à l'Union européenne et à être l'instrument de sa politique de sécurité et de défense. C'est un point extrêmement important pour l'avenir. J'ai depuis longtemps l'intime conviction que l'Europe sera un jour, peut-être, une entité politique quand elle aura sa propre identité de défense, au sein de l'Alliance atlantique, mais avec sa propre personnalité.

Q. : Qu'est-ce que vous pensez des propositions qui sont faites dans la liste UDF/RPR, mais également dans la liste PS sur cette création d'un corps beaucoup plus avancé que ce qui existe actuellement ?

R. : Je l'approuve tout à fait. Le corps européen est un embryon – si je puis dire – de coopération dans ce domaine. Il faut donner à l'Union de l'Europe occidentale un contenu opérationnel. Il faut que cela ne soit pas simplement un forum de consultation. Il faut que ce soit vraiment, à la fois le pilier européen de l'Alliance Atlantique, et en même temps le système d'affirmation d'une identité européenne de défense. Là encore, mais puisque c'est tout frais et que vous m'incitiez à vous en parler tout à l'heure, je me référerai aux résultats du Sommet franco-allemand : nous avons dit très clairement que la France et l'Allemagne étaient décidées à mettre en place un système d'observation satellitaire de l'Europe, sous la houlette de l'Union de l'Europe occidentale, pour que nous puissions disposer en propre d'un système de renseignements et d'observations de ce qui se passe sur le territoire européen, c'est extrêmement important.

Q. : Est-ce que vous n'avez pas peur que cela soulève à nouveau le problème de la souveraineté nationale ?

R. : Tout ceci relève de la coopération intergouvernementale. Ce n'est pas du fédéralisme, c'est de la coopération intergouvernementale.

Q. : Il y a un point dont nous avons forcément parlé aujourd'hui, l'incarcération de Didier Pineau-Valencienne en Belgique. Vous avez apporté largement votre soutien à Jean-Luc Dehaene pour succéder à Jacques Delors. Est-ce qu'éventuellement, cela pourrait remettre en cause le soutien de la France à Jean-Luc Dehaene pour la présidence ?

R. : Écoutez, j'ai fait ce que j'avais à faire pour manifester mon intérêt, ma solidarité avec M. Pineau-Valencienne, mais de grâce, ne prêtons pas le flanc à la campagne qui est faite à l'heure actuelle dans la presse belge où nous explique que la Belgique n'est pas une République bananière où les ministres pourraient donner des instructions à la justice. Alors, je le répète, nous avons fait ce que nous avions à faire mais là encore, l'excès de zèle peut compliquer les choses. J'ai, pour ma part, beaucoup de respect pour la personne de M. Pineau-Valencienne, voilà. C'est tout ce que j'ai à dire.

Q. : M. Dehaene est un bon candidat pour la présidence ?

R. : C'était une façon détournée de me faire prendre position ! Non, c'est une affaire qui sera tranchée à Corfou et les choses progressent de façon qu'un consensus puisse se dégager entre les chefs d'État et de gouvernement.

Q. : Et les choses progressent dans votre sens ?

R. : Je rends hommage à votre pugnacité. Je n'en dirai pas plus sur ce sujet.

Q. : Le patronat français et le patronat allemand donc ont publié une déclaration commune, donc un appel à une meilleure compétitivité de l'Europe. C'est évident que tout cela oriente l'action vers des problèmes de déréglementation, d'abaissement du coût du travail. Comment vous situez-vous par rapport à ces fracassantes déclarations patronales ?

R. : Je les ai lues avec beaucoup d'intérêt. Je me classe dans la catégorie des libéraux en économie. Je crois à l'économie de marché et au libre-échange. Et je me suis exprimé suffisamment souvent et fortement contre toutes les tentations de frilosité ou de repli sur soi qu'on voit fleurir, notamment à l'approche des élections européennes. Donc, les choses dans mon esprit sont claires.

Cela dit, je ne voudrais pas me faire chahuter par l'assistance, je vois des déclarations définitives sous la plume du patronat français en faveur de cette large ouverture des frontières et de ce libre-échange. Je me souviens que les mêmes, pendant la négociation du GATT, nous surveillaient en nous tenant la bride un peu serrée, pour qu'on n'aille pas trop loin, précisément dans l'ouverture des frontières. Alors, il faut que chacun mette ses pensées et ses arrière-pensées en cohérence. Je crois que c'est possible. Nous sommes pour le libre-échange mais comme je l'ai dit tout à l'heure, dans mon propos introductif, pour un libre-échange loyal. Et de ce point de vue, je me suis réjoui que les positions françaises et les positions américaines aient pu se rapprocher pour obtenir à Marrakech que l'on mette à l'ordre du jour de l'Organisation mondiale du commerce un certain nombre de questions que l'on qualifie parfois de dumping écologique ou de dumping social. Peut-on parler de concurrence loyale entre une entreprise qui doit respecter des normes en matière de dépollution strictes et coûteuses et une entreprise qui n'en subit aucune ? Peut-on parler de concurrence loyale entre une entreprise qui doit respecter un minimum de règles sociales – je ne dis pas notre système de protection sociale, bien entendu, mais disons quelques-unes des normes fondamentales de l'organisation internationale du travail – et une entreprise qui n'en respecte aucune. Ce sont des questions qu'il faut aborder. J'ajoute qu'on ne pourra pas non plus complètement évacuer les questions qu'il faut aborder ; j'ajoute qu'on ne pourra pas non plus complètement évacuer les questions monétaires. Pendant la négociation du GATT, je me suis beaucoup battu pour des réductions de tarif douanier qui parfois, s'agissant de l'Europe, portaient sur quelques points. Mais on n'a rien fait sur les variations monétaires et les dévaluations de 25 pour cent du jour au lendemain qui bouleversent totalement, bien sûr, les conditions de concurrence ; Donc, là aussi la stabilité monétaire y est un sujet qu'il faudra maintenir à l'ordre du jour, même si on a parfois le sentiment qu'il y restera longtemps ; ce n'est pas une raison pour renoncer d'abord au sein de l'Union européenne et puis peut-être plus largement.

Q. : Que pensez-vous de l'impact sur l'emploi, notamment en France, de l'élargissement de la communauté européenne, avec pour conséquence l'accroissement des échanges entre pays à coût de main-d'œuvre très différent ?

R. : Cela, c'est une question effectivement de sensibilité. Vous avez d'un côté ceux qui pensent que l'ouverture des frontières est un formidable stimulus à la croissance et qu'au total, chacun s'y retrouve. Et puis vous avez ceux qui craignent que la concurrence avec des pays dont le coût de main-d'œuvre est très inférieur. Je crois que c'était Klaus Kinkel qui disait hier soir, dans l'émission de télévision que nous faisions ensemble sur la télévision allemande, que le coût horaire du travail en Allemagne doit être égal en ordre de grandeur au coût mensuel en République Tchèque et au coût annuel je ne sais où, en Russie par exemple. Donc, c'est vrai. Je vous dirais que moi, je me classe dans la première catégorie, dans la catégorie de ceux qui pense qu'il faut faire le pari de l'ouverture et de la concurrence, pari qui a été fait en 1958-1959. Sans doute à l'époque aussi, s'interrogeait-on sur les différences de coûts salariaux entre les différents pays fondateurs de l'Union européenne. Ils étaient sans doute moins grands que ceux que l'on voit aujourd'hui. Sans doute, faut-il prendre un certain nombre de précautions. On nous reproche d'ailleurs, à nous, Français, d'être trop vigilants sur ce sujet lorsqu'on discute des accords d'association ou de partenariat avec les pays d'Europe centrale et orientale. Vous trouvez le point d'équilibre et le point d'équilibre, ce n'est sûrement pas le protectionnisme. Il faut donc ouvrir en prenant les mesures transitoires et de précaution qui sont nécessaires.

Q. : Sur le plan militaire, l'axe franco-britannique n'est-il pas plus nature, plus fort que l'axe franco-allemande ?

R. : L'un n'exclut pas l'autre. Je crois qu'il faut que nous développions aussi avec la Grande-Bretagne une coopération dans ce domaine et je sais que François Léotard et son homologue, comme moi-même avec Douglas Hurd, nous en parlons souvent et nous faisons des choses très concrètes. Je pense que dans le domaine nucléaire on pourrait pousser plus loin, c'est vrai, la coopération entre la France et le Grande-Bretagne. Je le répète, l'un n'exclut pas l'autre.

Q. : En matière de coopération judiciaire, on peut quand même se poser une question : est-ce qu'il est normal qu'un grand patron français soit sous les verrous en Belgique ?

R. : J'ai déjà répondu à cette question. Nous sommes en train d'essayer de faire l'Europe, d'harmoniser nos procédures. Je n'ai pas à me prononcer sur la manière dont les choses se sont faites. Je vous ai dit ce que j'en pensais. J'espère que l'application des procédures, qui sont des procédures d'un État de droit en Belgique, permettront de régler rapidement ce problème au moins au niveau de la détention préventive.

Vous avez raison d'évoquer ces problèmes de coopération en matière de justice et de sécurité intérieure. C'est aussi un des piliers, le troisième pilier, du Traité de Maastricht et c'est quelque chose qu'il faudra développer pendant nos présidences respectives.

Q. : Vos relations avec votre homologue allemand sont-elles bonnes ?

R. : Non, elles sont très bonnes ! C'est vrai en plus. Nous avons passé hier soir la soirée ensemble sur les chaînes de télévisions régionales allemandes. Nos relations personnelles sont tout à fait excellentes, ce qui est important, mais pas prioritaire. Ce qui est important surtout, c'est que nous travaillons, et nos services travaillent, très étroitement ensemble.

Q. : Quelle est la place des pays du Maghreb face à l'Union européenne ? Ne peut-on envisager une sorte de zone de libre-échange de type ALENA ?

R. : Vous avez raison d'évoquer cette question, car j'aurais dû le faire moi-même. L'élargissement de l'Union européenne à l'Europe centrale et orientale va évidemment renforcer cette espèce d'inclinaison de l'Europe vers l'Europe centrale. Il est important, c'est une vieille idée de la diplomatie française – il est important de ne pas négliger la dimension méditerranéenne d'abord avec nos partenaires méditerranéens de l'Union européenne, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Grèce et puis ensuite avec les pays d'au-delà de la Méditerranée. Nous avons actuellement des négociations très avancées avec le Maroc qui a choisi l'ancrage européen et avec lequel un accord d'association est en cours de discussion, idem avec la Tunisie. Vous savez que la France a, vis-à-vis de la situation en Algérie, un discours que je crois clair et qui est parvenu un petit peu à faire bouger les choses parmi nos partenaires de l'Union européenne, nos partenaires allemands le disaient à nouveau ce matin. Nous avons conseillé depuis des mois à l'Algérie de s'orienter vers un accord avec le Fonds monétaire international, de dévaluer sa monnaie, de demander le rééchelonnement de sa dette. Elle l'a fait, il faut maintenant suivre. La France fait un effort considérable de l'ordre de 6 milliards de francs par an. Nous avons obtenu que l'Union européenne débloque d'abord les crédits qui étaient gelés en attente de l'accord avec le FMI, et ajoute à cette tranche de crédit à nouveau 200 millions d'écus pour l'Algérie. J'ai un peu plus de mal à convaincre également nos partenaires américains qu'il faut se montrer très ouverts vis-à-vis de l'Algérie. Certains disent : c'est peut-être de l'argent dans un tonneau des Danaïdes. On n'a pas tenu ce même raisonnement lorsqu'au Sommet de Tokyo, on a mis 43 milliards de dollars au profit de la Russie. De la même façon, tous ceux qui prônent une action extrêmement ambitieuse pour l'Ukraine, ils ont raison, passent par-dessus l'argument de la désorganisation économique. Donc il faut faire quelque chose pour l'Algérie, c'est notre devoir. La seule carte qui nous reste aujourd'hui pour éviter la déstabilisation de ce pays avec tout l'effet de domino qui pourrait s'ensuivre autour de la Méditerranée, c'est la carte économique. Ce pays a fait des choix courageux. Il faut l'aider maintenant à assumer. J'ai été très heureux de voir que la troïka européenne, le ministre belge, le ministre allemand et la présidence grecque ont tenu tout à fait ce discours.

Je vous signale que je participerai dans quelques jours, fin juin, début juillet à un Forum méditerranéen que l'Égypte a organisé à Alexandrie et où nos principaux partenaires du Sud de la Méditerranée, y compris européens, seront présents.

Q. : British Airways est autorisée à atterrir à Orly. Pourquoi les compagnies françaises, Air Inter notamment, ne peuvent bénéficier du même avantage outre-Manche.

R. : Nous avons demandé la réciprocité. Nous sommes en train de regarder comment les choses pourraient se faire à Heathrow.

Q. : À propos des élections européennes, quelles sont vos craintes à supposer que le taux d'abstention par exemple soit très élevé. Est-ce que le gouvernement français en tirera des conséquences ?

R. : Quelles conséquences voulez-vous qu'on en tire ? Refaire les élections ? Non ! Je crois que notre devoir dans les jours qui restent et je vais moi-même faire campagne, c'est de convaincre les électeurs d'aller voter. Faut-il être pessimiste ou optimiste ? Je n'en sais rien ! On nous annonce régulièrement des taux d'abstention phénoménaux. On constate que nous dépassons toujours 50 pour cent. J'espère qu'on ira au-delà pour ces élections européennes et puis je souhaite bien sûr que la liste qui soutient l'action du gouvernement, vous la connaissez, celle qui est conduite par Dominique Baudis puisse faire le meilleur score possible. Il y a beaucoup à faire, c'est vrai. Dans les quinze jours qui viennent, nous allons essayer de le faire. Le paysage est un simplifié puisque l'une des vingt et une liste a déclaré forfait.

Q. : Oui, un commentaire sur la liste de BHL !

R. : Non, vous savez j'ai réagi avec un peu de passion, parce que je n'aime pas me faire traiter de "capitulard". Ces intellectuels, ils sont formidables ! Ils se croient tout à fait autorisés à injurier les gens. Quand on répond, alors là, ce n'est plus possible, ce n'est plus acceptable ! Moi, quand on m'injurie, je réponds. Je n'ai pas capitulé en Bosnie et la France n'a pas capitulé en Bosnie. Ce que nous avons fait depuis quatorze mois était courageux, à la fois la présence de nos soldats sur le terrain et l'action de notre diplomatie. On n'a pas réglé le problème – mais qui pourrait se vanter de l'avoir réglé ? – et on a beaucoup avancé. D'abord on a sanctionné l'agresseur par des résolutions du conseil de sécurité à l'initiative de la France qui sont les plus dures qu'on n'ait jamais adoptées, puis l'ultimatum de Sarajevo qui a arrêté les bombardements sur Sarajevo… c'est oublié, on n'en parle plus, c'est un acquis. Comme si depuis quatorze mois, on n'avait rien fait ! On a réuni les conditions pour que soit aujourd'hui définie une position commune des Américains, des Russes et des Européens. Elle a été exprimée à Genève le 13 mai dernier. On peut en penser ce qu'on veut. Je pense qu'on va voir que c'est la seule voie d'un règlement équilibré et pacifique. Voilà, c'est pour cela que quand on a parlé de capitulation, ça m'a un peu chaviré, je dois le dire, et que j'ai répondu.