Interviews de M. Alain Deleu, président de la CFTC, à RTL les 14 et 30 mars 1994 et article dans "Les Echos" le 21, sur le désaccord de la CFTC avec le CIP s'apparentant à un SMIC-jeunes.

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Média : RTL - Les Echos

Texte intégral

J.-M. Lefebvre : N. Sarkozy affirmait, ce matin, que le gouvernement maintenait le CIP. En tant que président de la CFTC, que souhaitez-vous ?

A. Deleu : Je crois que la question est presque secondaire, parce que, dans la discussion que nous avons avec le gouvernement, il apparaît clairement que ce qui posait problème dans le CIP peut disparaître : abrogation du contenu ou du décret, je laisse le gouvernement juge. En revanche, il faut effectivement éliminer de ce texte tout ce qui peut donner la perception d'un SMIC-jeunes.

J.-M. Lefebvre : Vous parlez des contacts avec le gouvernement. Cela continue ? Il y a une concertation dans l'ombre ?

A. Deleu : Il faut essayer d'organiser une sortie de cette crise qui soit efficace, et donc, effectivement, nous travaillons à ce que, au bout du compte, les jeunes soient gagnants dans l'affaire, à ce que les systèmes d'insertion qui sont en place soient de bons systèmes, de meilleurs systèmes pour les jeunes.

J.-M. Lefebvre : N. Notat affirmait hier au Grand jury RTL-Le Monde que les engagements oraux étaient une bonne chose, mais que sa confédération souhaitait des textes écrits. Vous aussi ?

A. Deleu : Bien entendu. À l'heure qu'il est, nous n'avons pas d'engagement écrit, nous n'avons pas de projet définitif écrit. C'est pourquoi, bien sûr, la manifestation de jeudi est toujours nécessaire, puisqu'il n'y a pas d'accord à ce moment.

J.-M. Lefebvre : Vous aviez senti venir la tempête. Vous aviez aimé les autres confédérations C'est un peu le symbole d'une démarche mal engagée par le gouvernement ?

A. Deleu : Je crois que dans la discussion de septembre 93, il y avait tellement de choses sur la table que tout le monde n'a peut-être pas vu les répercussions que pourraient avoir un sujet aussi délicat que celui-là. C'est vrai que nous avions proposé à nos partenaires malheureusement, cela ne s'est pas fait – d'alerter le gouvernement à hauteur suffisante, sur le danger qui était là. Aujourd'hui, nous le voyons, l'affaire est venue. Il faut en tirer les leçons, et corriger le tir. Il ne s'agit pas de corriger le tir seulement sur ce point-là – ça c'est jeudi –, mais c'est en fait l'esprit de la loi quinquennale, qui est en cause. Le 17, c'est le SMIC-jeunes et ce n'est rien d'autre. Ce serait l'amalgame de faire autrement. Nous savons que, derrière, il faut que le gouvernement retienne la leçon de cette affaire. La concertation a eu lieu. On a longuement discuté cette affaire-là, pendant des heures, mais on n'a pas été entendu. Le problème est différent. Il est bien simple. C'est de prendre en compte cette question fondamentale : est-ce qu'on va continuer ou non à traiter l'emploi comme un marché en amenant le prix de la demande au prix de l'offre ? Tant que l'on fera cela, on sera dans l'impasse. Nous allons poser cette question au gouvernement.

J.-M. Lefebvre : Jeudi, vous serez avec les autres responsables syndicaux. C'est une grande première. Sur quel mot d'ordre ? Il doit y avoir des petites divergences ?

A. Deleu : Nous avons lancé l'appel à trois organisations CFTC, CFDT, FO, sur le thème "Non au SMIC-jeunes", en demandant le retrait des dispositions du CIP qui peuvent conduire à un SMIC-jeunes. Ça, c'est l'objectif de jeudi ? Nous ne nous écarterons pas de cela pour notre part. On ne peut pas empêcher des gens de manifester dans les mêmes quartiers que nous, mais nous souhaitons vraiment que, ces trois organisations qui ont choisi le dialogue, la négociation, et pas seulement la facilité de l'affrontement, soient en tant que telles, actrices et motrices de cette journée de jeudi.

J.-M. Lefebvre : Est-ce qu'il n'y a pas un certain décalage entre les organisations syndicales et les jeunes ? Le sondage SOFRES de ce matin affirmait que les jeunes étaient en fait prêts à prendre n'importe quel travail et que leur crainte, c'était le chômage par-dessus tout.

A. Deleu : Les jeunes, les moins jeunes, les pères et mères de famille, les gens qui ont 50 ans, chacun est tenté d'accepter ce qu'on lui donne. Dans ce schéma-là, si on applique effectivement une loi du marché, on va de plus en plus bas. Je crois qu'il est vrai qu'il est important que, pour les jeunes, il y ait des offres d'emploi qui soient dignes de leurs capacités. On ne doit pas traiter différemment un jeune parce il est jeune. S'il a une qualification, s'il a un métier en main, il doit être rémunéré au prorata de ce qu'est cette qualification. Il est indigne de traiter quelqu'un, au motif qu'il est soit jeune, soit trop âgé, de manière discriminatoire. On ne peut pas l'accepter. Ce qui m'inquiète le plus dans cette affaire-là, c'est que derrière cette affaire malheureuse, mal prise d'une certaine façon, on voit qu'une fois de plus, la relation entre les jeunes et le monde des adultes dans le domaine social, et de l'emploi ici, est une relation qui s'exprime de manière conflictuelle et oppositionnelle. Alors que, précisément, le monde des adultes devrait aujourd'hui appeler les jeunes, être aspiration des jeunes vers ce qui est construction de l'avenir, vers ce qui est don de soi. Ce ne sont pas des mesures de ce genre qui le permettent.

 

21 mars 1994
Les Échos

Le secrétaire général de la CFTC Alain Deleu : "Éviter toute confusion avec un SMIC-jeunes"

Le secrétaire général de la CFTC se montre inquiet de la profondeur de la désespérance de la jeunesse. Désireux de conclure par la négociation, il souhaite néanmoins que toute confusion avec un SMIC-jeunes soit écartée.

Les Échos : La CFTC avait été la première, avant la sortie du décret sur le CIP, à demander que les syndicats s'adressent ensemble au gouvernement afin qu'il sursoie à la publication du texte avant le rendez-vous de Matignon. Depuis, tous les syndicats se sont retrouvés sur le terrain. Mais tout le monde y voit une unité de façade. Sur quoi peut déboucher ce rapprochement entre les confédérations ?

Alain Deleu : Dès l'origine, nous avions marqué notre désaccord et notre inquiétude à l'égard du CIP. Après le vote de la loi au vu des projets de décrets, écrit à mes collègues des confédérations réformistes, le 5 janvier pour leur dire : "C'est un SMIC-jeunes et jusqu'au niveau III. Nous sommes prêts à voir avec vous comment réagir". Je l'ai redit publiquement à la mi-février, mais le décret paraissait quelques jours après.

On connaît la suite. Les manifestations du 17 mars avaient un objectif commun : dire non au SMIC-jeunes. Cette action était très importante pour l'avenir des relations entre la jeunesse et syndicalisme. Le mal qui sape l'espérance de beaucoup de jeunes est très profond.

Bien entendu, cette action du 17 mars était circonstancielle La plupart des organisations qui se sont jointes aux trois réformistes ne font pas mystère de leurs options politiques Et même entre CFDT, FO et CFTC, les écarts sont importants. Chacun a sa stratégie. La nôtre est de régler les problèmes sociaux par le dialogue et la négociation, le plus rapidement possible, car avec des millions de chômeurs et tant de jeunes désorientés, la rue est dangereuse. C'est pourquoi pour notre part, nous voulions conclure sur le CIP avant les manifestations.

Mais nous sommes convaincus que le carré réformiste est indispensable aux réformes sociales C'est d'ailleurs une responsabilité considérable, à laquelle il n'a pas le droit de se dérober. Il n'y a certes pas de perspective de réelle unité d'action avec la CGT, mais il y a devoir de responsabilités partagées entre CGC, FO, CFDT et CFTC. Ce devoir, aujourd'hui, est de clôturer par la négociation la question du CIP et de travailler sérieusement avec le patronat sur la formation en alternance.

Les Échos : Jeudi dernier, les étudiants ont nettement pris le pas sur les salariés dans la contestation. Si les syndicats de salariés n'avaient pas été aiguillonnés par les jeunes, auraient-ils fait preuve de la mime détermination ?

Alain Deleu : Il n'y a rien de déshonorant à être aiguillonné par les jeunes. C'est leur avenir qui est en question. En huit jours, sans chercher à faire une démonstration de force nous avons mobilisé dans toute la France, malgré le contexte électoral et la participation d'organisations très différentes de la nôtre. Depuis longtemps, nos partenaires voulaient concrétiser le mécontentement des salariés par des manifestations. L'occasion est venue avec le CIP.

Les Échos : Le gouvernement maintient le CIP. Quelle formule de contrat êtes-vous prêts à accepter ? Les dernières propositions du ministère du travail vous satisfont-elle ?

Alain Deleu : Nous ne posons pas la question du retrait du CIP, mars nous comprenons que le gouvernement puisse se la poser. En tout état de cause, nous restons sur la démarche engagée à l'origine par quatre confédérations : éviter toute confusion avec un SMIC-jeunes et supprimer tout ce qui peut perturber l'organisation de la formation en alternance par partenaires sociaux M. Giraud a fait des propositions sérieuses. Nous allons en discuter sérieusement avec lui dès ce lundi.

Nous ne cherchons pas à faire monter la pression et les enchères à chaque concession. N'oublions pas que ce dispositif s'adresse à tout secteur privé et non pas, comme les CES, à des secteurs sous contrôle public.

C'est pourquoi nous sommes exigeant, au sujet du tutorat-formation et des conditions dans lesquelles le CIP sera organisé dans les entreprises. Le contrat d'orientation, qu'il est destiné à remplacer, interdisait d'occuper des emplois permanents. Le contrat d'adaptation garantit une formation. Si on autorise de déroger à la règle du SMIC parce que le diplôme n'est pas le bon. On ouvre la porte à de nombreux abus. Que va-t-il se passer si la rémunération d'un jeune diminue quand son CIP est renouvelé ? Peut-on accepter cela ? De, toute façon, nous resterons cohérents avec notre conception de la formation initiale et nous ne prêterons pas main forte au sabotage des formations et des actions d'insertion en entreprise.

 

30 mars 1994
RTL

J.-M. Lefebvre : Votre premier commentaire après l'annonce de ce retrait du CIP. Cela vous surprend ?

A. Deleu : Non ! C'est la sagesse. Il est dommage qu'E. Balladur ait hésité entre deux solutions : retirer ces décrets tout de suite ou au contraire rechercher rapidement un vrai accord. Il a un peu hésité entre les deux, Trop longtemps. Je pense d'ailleurs Qu'il n'a pas été aidé pour sortir de ce dilemme. Résultat : en cherchant une épreuve de force avec l'opposition il l'a trouvée avec les jeunes ou au moins avec certains jeunes. Il faut en tirer la leçon car la réalité de tout cela est que le fossé entre le jeune et le politique – de gauche comme de droite – s'est encore creusé. Il y a 750 000 jeunes qui aujourd'hui cherchent un emploi. Evidemment on peut dire : "On a gagné !". On a retiré une mesure. Mais qu'est-ce que le retrait d'une mesure apporte de plus aux jeunes ?

J.-M. Lefebvre : Vendredi soir M. Bon vous avait-il laissé entendre que le mot de retrait serait prononcé dans le courant de la semaine ?

A. Deleu : Pour tout vous dire, M. Bon a suivi pour l'essentiel nos propositions. Dès lundi soir, nous avions évoqué effectivement un retour à une forme "d'exo-jeunes", le retrait pur et simple du symbole CIP qui n'était plus que l'ombre du projet initial. Il s'agissait de laisser aux partenaires sociaux leur travail dans le domaine de l'alternance. C'est ce qu'il a fait je crois que c'était le bon choix.

J.-M. Lefebvre : C'est le retour à des mesures plus classiques ?

A. Deleu : Il fallait des mesures simples et claires et laisser aux partenaires sociaux, et notamment au patronat, la place qui est la sienne : jouer vraiment son rôle pour insérer des jeunes. Dans cette affaire, le patronat a un peu regardé le match, compté les points, en espérant qu'au bout du compte il pourrait se tirer d'affaire.

J.-M. Lefebvre : Ce sera efficace ? Des mesures d'exonérations pour l'embauche de jeunes il y en a déjà eues ?

A. Deleu : Oui. On sort d'une crise. Mais la question est ailleurs : elle est dans le rôle des entreprises dans l'insertion. Certaines le font, beaucoup ne le font pas. C'est important. Il y a un problème au niveau des formations initiales. C'est un échec du système scolaire qui est en cause ici, même professionnel, aussi bien au plan de l'école qu'au plan de politique familiale, qu'au plan de la politique économique, la question est posée par les jeunes. Les jeunes nous envoient une image de la société qui est cruelle mais qui est vraie. Il faut en tirer les conséquences. C'est peut-être une victoire aujourd'hui, mais va-t-on en tirer les leçons maintenant ? Va-t-on prendre les problèmes économiques et sociaux autrement qu'on ne l'a fait depuis 10 ans ?

J.-M. Lefebvre : Ce qui a été décidé aujourd'hui est insuffisant ?

A. Deleu : C'était nécessaire à faire aujourd'hui. J'espère que cela suffira. On n'en sait jamais rien. Quand le débat et devenu passionnel on ne sait pas où cela s'arrête, mais je crois qu'il fallait prendre cette décision. Quel dommage de ne pas l'avoir prise plus tôt et de ne pas avoir joué le jeu de la négociation claire dès le début. On a un peu trop joué la montre sur le sujet:

J.-M. Lefebvre : Qui ? D'autres syndicats ?

A. Deleu : Effectivement. Souvenons-nous que le gouvernement n'a guère été alerté sut ce point avant la sortie. Nous avions appelé dès le 5 janvier au retrait de ces textes. Nous n'avons pas été suivis. Entre le 8 mars et le 17 mars les partenaires sociaux ont demandé d'attendre la manifestation du 17 pour conclure une négociation. En donnant 9 jours de plus à la montée des tensions, on a joué avec les jeunes. Il ne faut pas jouer avec les jeunes.