Texte intégral
Après demain - Juin 1994
« Le juste et l'injuste ne résulte pas de la nature, mais de la loi »
L'une des caractéristiques de notre époque, c'est qu'après s'être arrachée tant bien que mal au déterminisme des dogmes qui freinait la conquête du bonheur, l'humanité tend à se soumettre désormais à quelques « gourous » qui ont nom : économie, solvabilité, rentabilité.
« Le veau d'or est toujours debout », c'est lui qui prétend légiférer sur tout et la déréglementation dans tous les domaines n'est qu'un moyen de construire la nouvelle loi : celle de l'injustice.
Face à cela, les peuples n'ont pas d'autre choix que celui de résister ou de se soumettre en sachant que les exigences du vainqueur sont infinies, toujours plus lourdes. Les conséquences de l'intervention du FMI dans les affaires intérieures des pays et notamment des pays sous-développés est une illustration de cette affirmation.
Le monde change, certes, mais change-t-il comme nous le voulons ou change-t-il comme nous l'impose une minorité que le bonheur de l'humanité ne préoccupe guère ?
Résister à cette dérive est la seule solution ; exiger par la lutte des lois qui rééquilibre entre le juste et l'injuste est le seul moyen qu'ont les faibles de ne pas compter pour rien dans l'évolution du monde.
Et l'OIT dont nous célébrons le 75e anniversaire, est un de ces moyens dont les hommes se sont dotés pour faire progresser le droit du travail dans une économie mondialisée non seulement dans les principes qu'elle définit mais encore dans l'extension au maximum de pays du monde de l'application de ces principes.
Et c'est justement dans cette période où l'aggravation de la crise rend encore plus fragile la situation des travailleurs dans le monde entier que se développent de nombreuses offensives pour que l'OIT s'adapte et accompagne les stratégies de l'ultra-libéralisme dans la déréglementation du droit du travail.
C'est ainsi que les gouvernements, en regroupant les activités économiques dans des systèmes intégrés, type CEE ou ALENA tendent à remettre en cause la mission de l'OIT.
Quant au patronat lui-même, il conduit une action opiniâtre pour déstabiliser les définitions habituelles du BIT dans le sens de la flexibilité (formule « travail de valeur égale », référence au seul horaire hebdomadaire, obligation de justifier des exclusions, etc.).
Enfin évacuer la négociation collective et l'intervention des syndicats est devenu un objectif du patronat et des gouvernements qui préconisent la négociation d'un certain nombre de garanties directement entre l'employeur et les salariés. Un certain référendum récent en France prend des allures de précurseur.
Lorsque les entreprises transnationales peuvent déplacer sans entrave des capitaux à l'échelle des budgets de l'Etat, délocaliser les activités, mettre en concurrences des travailleurs entre pays de niveaux très différents, l'existence de normes internationales imposées par une communauté représentative des intérêts de chacun est plus que jamais nécessaire.
Je pense sincèrement que devant la radicalisation du dogme de la compétitivité internationale et les effets dévastateurs de la recherche de rentabilisation du capital, l'OIT est à un tournant de son histoire. Il va falloir choisir le terme de la contradiction capital-travail sur lequel peser pour équilibrer les rapports sociaux.
Beaucoup de signes nous font penser que ce choix n'est pas fait.
Trop de discours opposent la nouveauté à l'expérience, présentent comme obsolètes nombre de normes internationales, prônent l'adaptation aux conditions économiques, y compris dans les milieux les plus responsables de l'OIT, pour qu'on puisse ne pas être inquiet de l'influence patronale.
Il n'est pas possible que, par exemple, devant le refus des organisations patronales de prendre en considération quelque volet social que ce soit dans la construction européenne comme nous l'avons vu à la fin de l'année dernière à Val Duchesse, laisse les mains libres au patronat pour changer les fondements de l'OIT.
Quand on considère toutes les interrogations que suscite chez les pays sous-développés l'insistance de certains gouvernements à inscrire au nom de la clause sociale dans les accords GATT, des contraintes unilatérales, on peut penser que seule une démarche transparente dans laquelle les salariés de tous les pays interviendront puissamment, est de nature à imposer des choix sociaux corrects.
Je viens de proposer que la préparation du sommet social mondial de Copenhague en 1995 soit l'occasion de la tenue d'un forum syndical international sous l'égide des organisations de l'ONU pour permettre aux différents syndicats de la planète de faire avancer leurs propositions et leurs objectifs. Car je suis convaincu que les trois thèmes examinés dans ce cadre : emploi, pauvreté et insertion sociale, doivent être traités en prenant en compte les problèmes les plus aigus de la situation mondiale.
Si le syndicalisme est capable de trouver en lui les ressources d'un rassemblement sans exclusive de toutes les forces qui ont intérêt à inverser le sens de la crise, dans la diversité de ses composantes mais avec le poids de son énergie, nous aurons fait un grand pas vers le renouveau du syndicalisme international.
L'OIT, qui est la plus ancienne agence spécialisée de l'ONU, et qui intervient précisément dans le domaine de l'organisation du travail et de la situation faite à la population active, ne peut être à l'écart de ce qui constitue le champ humain de son intervention.
Elle peut affirmer à cette occasion une autorité dans le monde du travail qu'in flirt trop poussé avec les théories et les pratiques néo-libérales pourraient au contraire lui faire perdre.
Les travailleurs de ce monde ont besoin que soient respectés le mandat de l'OIT et le caractère central de l'activité normative et du contrôle des normes qu'elle édicte.
Il faut que soient prises en compte comme élément essentiel la dimension sociale dans les politiques économiques ou d'ajustement ainsi que des dispositions protectrices pour les libertés et droits fondamentaux dans les négociations économiques et commerciales internationales.
L'exploitation des enfants, les nouvelles formes d'esclavages, les salaires de famine, l'absence de protection sociale ne peuvent être tolérés nulle part, quelles que soient les réalités d'une compétition sauvage.
De source syndicale reprise par l'Agence France Presse le 28 avril, 92 syndicalistes ont été tués dans le monde en 1993 et durant le premier trimestre 1994. Les droits syndicaux ont été violés dans 91 pays et des centaines de travailleurs sont licenciés chaque semaine uniquement à cause de leur engagement syndical.
Les violations des droits syndicaux doivent être rejetées par la communauté internationale comme révélateur d'une volonté politique d'un totalitarisme du travail, donc d'une incompatibilité avec les principes de l'OIT.
Pour conclure, l'OIT est à la croisée des chemins et elle ne peut survivre que si elle réaffirme son rôle de conscience sociale universelle et d'agent du progrès social sur l'ensemble de la planète. Les travailleurs sont prêts à aider sur le terrain social dans chaque pays et l'OIT a tout intérêt à s'appuyer sur les luttes et les revendications pour affirmer son autorité. C'est le souhait que je formule, avec l'expérience des 75 années de l'OIT, des presque cent ans de la CGT, et avec l'acuité du regard que le syndicalisme porte sur les enjeux à court et moyen termes des choix d'aujourd'hui.
Interview dans Le Monde - 6 juillet 1994
Q - Après le regain de mobilisation de l'automne dans le secteur public et les manifestation anti-CIP du printemps, le mouvement syndical paraît être retombé dans la léthargie…
Le mouvement social n'évolue jamais selon des règles mathématiques ni de manière uniforme. Le vent qui s'est levé à l'automne et a pris une certaine ampleur lors des manifestations contre le contrat d'insertion professionnelle (CIP), notamment avec la journée CGT du 12 mars, n'a effectivement pas pu se maintenir avec le même dynamique. Pour autant, la situation n'est pas modifiée en profondeur. Les clignotants habituels confirment que le mécontentement et l'inquiétude restent profonds. Il y a un véritable fossé entre la tonalité des discours officiels et ce que nous percevons de la réalité.
Nous sommes en présence d'une société française qui est tirée vers le bas, mais cela n'est pas forcément facteur de mobilisation. Au contraire, une chape de plomb pèse fortement sur la réflexion et le comportement des salariés, nourrit tous les doutes, toutes les hésitations qui peuvent exister sur l'efficacité de l'action collective et, donc, sur l'intérêt de s'y engager. Le poids du chômage sur toute la vie du pays est une réalité sans précédent, et cette dégradation du tissu social enlève toute signification réelle aux indicateurs tels qu'ils étaient utilisés jusqu'alors. On en prête pas assez d'attention à la partie immergée de l'iceberg du chômage et notamment à l'augmentation réelle qui dépasse trois cent mille sur l'année -, à la progression du chômage de longue durée, à l'explosion du chômage chez les moins de vingt-cinq ans. De plus, lorsque l'on est dans une situation où trois quarts des embauches réalisées sont temps partiel ou à statut précaire, chiffrer le pouvoir d'achat par rapport au schéma classique d'emploi à temps plein et à contrat à durée indéterminée n'a plus de signification.
Mais cela peut très vite déboucher sur un climat de mobilisation beaucoup plus important car les capacités de rassemblement et de mobilisation sont toujours présentes. Hélas, la division syndicale et le fait que l'on reste encore en deçà de ce qu'il faudrait pour galvaniser les énergies font prendre du retard au mouvement social.
Q - Que comptez-vous faire ?
Le syndicalisme va devoir prendre des responsabilités pour être capable de peser sur certaines décisions dont les caractéristiques – qu'il s'agisse des salaires ou de la protection sociale – vont dans le sens d'une dégradation de la situation. Au passage, je suis effaré que le Premier ministre continue d'affirmer avec une superbe que rien n'autorise qu'abaisser les charges et empêcher les hausses de salaires est favorable à l'emploi. Au contraire, le chômage continue à augmenter. D'ailleurs, le refus net du patronat de s'engager dans toute contrepartie en matière de création d'emplois est l'illustration la plus vivante et la plus concrète que l'abaissement des charges ne débouche sur rien. Les entreprises embauchent si elles en ont besoin.
Lors des élections européennes, la CGT est apparue beaucoup moins présente que lors du référendum sur le traité de Maastricht.
Maastricht était un référendum dans lequel la CGT, en tant que syndicat, se considérait comme impliquée. En revanche, lors des élections européennes, il s'agissait de choisir entre les différentes forces politiques. La confédération a fait connaître sa position sur l'Europe et sur les enjeux de ce scrutin. Beaucoup de nos organisations ont fait de même, surtout celles – comme la fédération de l'énergie ou des PTT – qui sont les plus concernées par les décisions européennes.
Q - C'est-à-dire qu'il n'y a pas eu, cette fois, de « dérapages » politiques au sein de la CGT ?
Je pense vraiment que la position que nous avons adoptée, dès avant les élections législatives, rappelant que la CGT ne donnera pas de consigne de vote, est maintenant appréhendée comme quelque chose permettant de faciliter l'expression du syndicat sur les problèmes posés. Les débats que nous avons pu avoir à l'occasion de ces élections européennes ont été beaucoup plus sereins et poussés que si le débat s'était déroulé autour d'une prise de position en faveur de telle ou telle liste.
Q - Quand pensez-vous pouvoir adhérer à la Confédération européenne des syndicats (CES), une démarche actuellement bloquée par les autres centrales françaises ?
Sur cette question, il faut dépasser les querelles de chapelle. L'Europe va allégrement vers les vingt millions de chômeurs et le poids des réalités économiques et sociales de l'Europe ne peut plus être ignoré par le monde syndical. A partir de là, le problème de l'adhésion de la CGT est devenu incontournable. Je ne veux pas dire que les dirigeants de la CES seront forcés de nous accepter. Je pense simplement qu'il s'agit d'une donnée qui ne pourra plus être simplement évacuée. Faut-il un syndicalisme rassembleur, avec une organisation régionale européenne qui permette à tous les syndicats, quelle que soit leur approche, de se retrouver ensemble ou faut-il en rester à un syndicalisme entretenant des clivages ?
Q - Est-il indispensable d'adhérer à une organisation dont, visiblement, vous constatez le manque d'efficacité ? Considérez-vous que la CES ne sera efficace que si la CGT en est membre ?
Nous voulons vraiment adhérer à la CES, il y va de l'intérêt des salariés. Mais le fait de ne pas y être ne nous empêchera pas de prendre des initiatives au niveau des groupes et des branches pour favoriser le développement d'initiatives communes ou convergentes.
A la CES, on nous dit que notre adhésion passe par un accord des autres centrales françaises. Or la plupart des organisations européennes considèrent que l'on ne pourra pas construire un syndicalisme vraiment offensif en Europe sans que le syndicalisme français soit présent avec sa capacité maximale de mobilisation. Un objectif difficile à atteindre sans la CGT…
Q - Ne pensez-vous pas que, su la CGT quittait la Fédération syndicale mondiale (FSM) créée par l'ex-bloc communiste, cela faciliterait les choses ?
Nous sommes décidés à tout faire pour que la FSM jour un rôle dynamique pour le renouveau du syndicalisme international. Mais nous sommes réalistes. Si d'aventure, il s'avérait que cet objectif ne peut pas être atteint, nous en tirerions les conséquences. Il faut savoir que beaucoup d'organisations non adhérentes de la FSM considèrent qu'il serait néfaste que la FSM disparaisse et souhaitent que nous réussissions à la transformer afin de jouer un rôle positif dans l'effort de renouveau. Notre proposition d'organisation, sous l'égide de l'ONU, d'un forum syndical international dans la perspective du Sommet social mondial relève de la même préoccupation de renouveau. Cela dit, je ne vois pas pourquoi l'appartenance à la FSM constituerait un obstacle à notre adhésion.
Q - Depuis le 44e congrès de la CGT, début 1992, on n'a guère vu s'opérer de changements spectaculaires. Quel sera l'objet de votre prochain congrès, en décembre 1995 ?
Je crois que le prochain congrès affirmera la capacité de la CGT à intégrer les changements qui interviennent dans le monde du travail et, en particulier, dans la composition du salariat et dans l'apparition des nouvelles formes d'emploi, qui posent des questions totalement nouvelles.
Le syndicalisme ne doit pas se réduire à n'être que l'expression de salariés qui ont encore quelque chose à défendre. La société n'est plus à deux vitesses mais à plusieurs vitesses. Notre responsabilité est de faire en sorte qu'elle ne trouve pas un prolongement dans un syndicalisme à plusieurs vitesses. C'est pourquoi nous avons multiplié par quatre nos comités de chômeurs et que nous devons également nous préoccuper des travailleurs à statut précaire, en situation professionnelle instable qui n'ont pas le réflexe de se syndiquer. Heureusement, cela commence à changer.
Nous allons également mettre l'accent sur la nécessité d'investir les immenses déserts syndicaux, un problème qu'il serait suicidaire d'aborder en termes de concurrence entre organisations. Tous syndicats réunis, nous ne regroupons même pas 10 % des salariés, et ces salariés se trouvent dans un environnement largement antisyndical.
Q - A quelles innovations ces chargements, vont-ils vous conduire pour la préparation de votre congrès ?
Pour la préparation de notre prochain congrès, nous allons, dans un premier temps, organiser toute une série de débats avec nos sections syndicales, afin de discuter des questions qu'elles considèrent comme décisives pour le devenir de la CGT, du syndicalisme et de l'action collective. A partir de cela, nous élaborerons un projet de document d'orientation qui retournera en débat devant les sections syndicales.
Q - Comment évoluent les effectifs de la CGT ?
1993 a fait apparaître un très sérieux ralentissement de la baisse des effectifs, limitée aux alentours de 4 %. La tendance n'est pas encore à la remontée. Depuis octobre 1993, et le regain de combativité que nous avons pu observer, nos organisations perçoivent un mieux et nos résultats aux élections professionnelles ne sont pas mauvais. Il y a donc toutes raisons de considérer que 1994 annoncera un tournant.