Interview de M. Jean-Louis Debré, secrétaire général adjoint du RPR et ancien magistrat, dans "Le Figaro" du 23 août 1994, sur les pressions qu'il a subies lors de l'instruction du dossier des terroristes complices de Carlos en 1982 et notamment sur l'attitude de MM. Pierre Arpaillange et Jacques Vergès.

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Jean-Louis Debré : "Je n'ai pas cédé aux pressions"

À l'époque juge d'instruction chargé du dossier Bréguet-Kopp, il estime avoir choisi "la voie de la sagesse et de l'efficacité" pour envoyer les complices de Carlos en prison. 

Ancien magistrat aujourd'hui député de l'Eure et porte-parole du RPR, Jean-Louis Debré fui, en 1982, le juge d'Instruction chargé du dossier Bréguet-Kopp, deux membres du groupe Carlos. En exclusivité pour Le Figaro, il raconte comment, malgré les difficultés, il a pu mener les terroristes jusqu'au procès. 

Le Figaro : Alors qu'il y avait eu tentative d'homicide, l'affaire Bréguet-Kopp s'est jugée en correctionnelle après une instruction bouclée en deux mois. Certains n'hésitent pas à affirmer qu'à l'époque vous avez été l'objet de pressions pour que le dossier ne soit pas criminalisé. Est-ce le cas ? 

Jean-Louis Debré : Qu'il y ait eu des pressions sur le juge d'instruction que j'étais alors est indubitable, même si elles sont restées voilées. Cela ne signifie pas pour autant que j'y ai cédé. Contrairement à ce que tout le monde pense, l'idée de la chancellerie n'était pas, m'a-t-il semblé à l'époque, d'accélérer le cours de la justice mais au contraire de faire trainer les choses en longueur pour déboucher très vite sur des libérations sous contrôle judiciaire. Sans doute aurait-on ensuite découvert que les oiseaux s'étaient envolés. 

Q. : Est-il exact que Pierre Arpaillange, qui était alors le procureur général de Paris, vous a convoqué pour vous donner quelques conseils sur la façon de mener votre instruction ? 

R. : M. Arpaillange est un homme suffisamment habile pour ne pas "convoquer" un juge d'instruction dans son bureau. Mais il est exact qu'un ou deux jours après l'arrestation de Kopp et Bréguet, alors qu'il ne m'avait, jusque-là, jamais accordé le moindre intérêt, Il m'a téléphoné avec beaucoup d'urbanité pour me demander de passer le voir en fin de journée. Après dix minutes de banalités où il fut surtout question de l'admiration qu'il portait à mon père, il finit par me parler comme par hasard du dossier Bréguet-Kopp. Et quand je suis sorti de son bureau, j'avais compris qu'après bien des louvoiements, sans le dire tout en le disant, le procureur général aurait bien aimé que je considère que cette affaire ne méritait pas tout le bruit qu'on en faisait et me conseillait en outre de ne pas faire trop de zèle car il se pouvait qu'on arrive rapidement à une solution extrajudiciaire. 

Q. : Comment avez-vous réagi ? 

R. : J'ai simplement répondu que l'affaire serait menée à son terme dans les meilleurs délais et que ce serait ensuite au pouvoir politique de prendre ses responsabilités. A la fin de l'entretien, Pierre Arpaillange m'a demandé de ne parler de rien au procureur de Paris, Robert Bouchery, et j'ai alors compris avec amusement qu'Arpaillange était "branché" sur l'Élysée et Bouchery sur Matignon. J'ajoute qu'en revenant à mon cabinet j'ai trouvé des policiers qui m'attendaient pour assurer ma protection, ce qui prouve bien que l'affaire n'était pas si mince qu'on le prétendait. 

Q. : Est-il vrai que vous auriez été en contact avec Louis Joinet, conseiller du Premier ministre pour la justice, et Roland Kessous, qui avait les mêmes fonctions au ministère de l'Intérieur ? 

R. : C'est absolument faux.

Q. : Pourquoi n'avoir pas inculpé Bréguet d'homicide Involontaire ? 

R. : Ma volonté, comme celles des autres juges qui s'occupaient de terrorisme, visait l'efficacité avant tout. Il faut se rappeler l'ambiance de l'époque. Les juges d'instruction étaient constamment montrés du doigt et dénoncés comme les hommes "les plus puissants de France" avec des pouvoirs exorbitants. En outre, les socialistes avaient voté quelques mois auparavant une amnistie générale pour tous les terroristes que nous, magistrats, avions fait condamner y compris ceux d'Action directe et nous savions qu'il y avait des négociations avec certains d'entre eux, notamment les Corses. Nous nous sentions ridiculisés et personnellement, sur ces affaires de terrorisme, je voulais montrer que la justice allait jusqu'au bout de son processus et n'hésitait pas à faire condamner les terroristes. 

Alors, dans l'affaire Bréguet-Kopp, que faire ? Le parquet avait ouvert une information pour transport d'armes et d'explosif. Demander l'élargissement de la saisine, vu les circonstances, aurait allongé considérablement la procédure. D'autant que certains inspecteurs m'avaient informé discrètement qu'ils ne pouvaient pas mener leurs investigations totalement librement et que je voyais bien que mes commissions rogatoires ne rentraient pas. En outre, les témoignages sur le fait que Bréguet avait voulu tirer étaient hésitants. N'importe quel bon avocat les auraient démolis. Viser le tribunal correctionnel en bouclant le dossier de détention d'armes était la voie de la sagesse et de l'efficacité, et l'assurance d'une condamnation dans les meilleurs délais. 

Q. : Quelles ont été vos relations avec Jacques Vergès ? 

R. : Vergès est arrivé dès le début de la procédure. Ses clients étaient muets et lui aussi. Tout au long de l'instruction, il n'est pratiquement pas intervenu. A l'époque, je n'avais pas compris son système de défense mais aujourd'hui, avec ce que j'apprends, c'est plus clair. S'il s'avère effectivement qu'il négociait avec le pouvoir, il devait être persuadé que la procédure allait être longue et il s'attendait à une remise en liberté surveillée rapide. Il n'a pas du tout compris ma stratégie. En deux mois, ses clients se sont retrouvés condamnés à quatre et cinq ans de prison, ce qui n'a pas dû lui faire plaisir. 

En appel, il a déposé plainte auprès du doyen des juges d'instruction contre moi pour faux et usage de faux, pour une histoire de cote de procédure mal placée. Il avait compris que la seule solution pour obtenir la libération immédiate de ses clients était de créer un incident en tentant de faire annuler la procédure. J'étais furieux. Tout d'un coup, ce n'était plus l'affaire Bréguet-Kopp mais l'affaire Debré, et j'étais menacé de la commission de discipline du Conseil supérieur de la magistrature. Heureusement, la cour d'appel a confirmé la peine initiale, et cet épisode a été enterré.