Déclaration de M. Jacques Chirac, président du RPR, sur le rôle de la CGC dans le syndicalisme des cadres, sur la mutation et la modernisation de l'économie, et sur l'exigence d'un nouveau contrat social en faveur de l'emploi et de la création d'entreprise, Paris le 30 septembre 1994.

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Circonstance : Cinquantenaire de la CFE CGC à Paris le 30 septembre 1994

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

Une histoire, une conviction, une exigence, voilà ce qui nous rassemble en cette soirée d'anniversaire où je suis heureux de vous retrouver. Car je n'oublie pas ceux de vos Congrès auxquels j'ai participé, votre accueil et le dialogue a cœur ouvert qu'ainsi à rythme régulier nous avons eu ensemble. Pour faire le point. Et envisager les défis de l'avenir.

Mais c'est une histoire qui d'abord aujourd'hui nous réunit. Une histoire qui est la vôtre : celle du syndicalisme des cadres dans notre pays, depuis la fondation, aux jours glorieux de la Libération de Paris, du Comité d'action syndicale des ingénieurs et cadres qui, dès le 15 octobre 1944, se transformait en Confédération générale des cadres. En cinquante ans, que de chemin parcouru, que de défis affrontés, que de difficultés victorieusement surmontées pour exister d'abord. Puis être accepté, reconnu, et, enfin entendu.

Affirmer l'unité de la fonction de cadre, quel que soit le secteur d'activité, et qu'il s'agisse d'ingénieurs, de cadres, de techniciens, d'agents de maîtrise. Revendiquer la place spécifique de l'encadrement dans le monde du travail. Promouvoir la défense des cadres par eux-mêmes, dans le respect des positions des autres salariés imposer la compétence du syndicalisme pour traiter de tous les problèmes économiques et sociaux. Refuser toute dépendance à l'égard des idéologies politiques. Rien de tout cela n'était aisé, ni donné.

Tout fut à conquérir, et conquis. Grâce à une inlassable opiniâtreté sur laquelle s'usèrent refus, promesses dilatoires, mesure en trompe l'œil. Parfois de haute lutte, quand était en jeu l'essentiel. Et, bien souvent par une créativité et une inventivité qui ont été à l'origine de certains des progrès sociaux les plus éminents des décennies écoulées : je pense en particulier au rôle de la CGC dans la création dès 1947 de l'AGIRC, puis plus tard de l'ARRCO, et à son apport essentiel au dynamisme de la vie contractuelle, dans les entreprises, comme au niveau des branches, et dans les négociations nationales interprofessionnelles.

Refus des dogmatismes comme des corporatismes. Réflexions prospectives sur les évolutions et les enjeux de notre économie et de notre société, et non défense immobile d'un passé révolu. Audace tranquille des propositions. Initiatives et actions concrètes au service de ceux qui lui ont accordé leur confiance, en particulier dans le domaine de l'emploi. Dans la fidélité aux principes qui l'on fondée, la CGC n'a eu de cesse de contribuer à inventer notre futur. Avec conviction et pragmatisme.

Rien d'étonnant alors à sa place à part dans notre paysage social. Celle d'un syndicalisme d'imagination, de lucidité, et de responsabilité qui a élargi son audience bien au-delà de l'encadrement et des entreprises. Celle en définitive d'un nouveau syndicalisme, force de changement, d'innovation, de modernité.

Cette réussite qui est la vôtre au cours de ce demi-siècle, beaucoup d'hommes et de femmes l'ont forgée. Avec dévouement, avec une ténacité jamais démentie, ils sont sus préserver, à travers toutes les difficultés, l'identité du syndicalisme des cadres au sein du mouvement syndical français. Qu'il me soit permis de rendre le plus sincère hommage à tous ceux qui furent les acteurs de cette grande histoire, ceux qui sont ici parmi vous et vous me permettrez de saluer tout particulièrement le Président Marchelli, comme tous ceux qui nous ont quittés et dont vous êtes, au travers des années, les héritiers.

Ce qui nous réunit aujourd'hui, c'est en deuxième lieu, une même conviction. Essentielle à notre avenir. Nous ne réussirons pas économiquement si nous ne réussissons pas socialement. Et nous ne réussirons pas socialement, à l'heure ou les exclusions gangrènent notre société, sans renouveler modes de pensée et modes d'action. Sans accepter ensemble d'accomplir une véritable révolution culturelle.

Certains de nos concitoyens croient encore au fond d'eux-mêmes à la possibilité d'un retour à la croissance "ancien modèle" des années 50 et 60. Celle où il suffisait, pour gagner, d'investir, c'est-à-dire d'augmenter nos capacités de production et la dimension de nos équipements. La règle était : plus de machines, plus de salariés, plus de produits égalent plus de richesse, l'exportation nous étant donnée de surcroît. L'organisation interne des entreprises, la formation des salariés, la qualité des produits, l'aménagement du travail, ne jouaient qu'en second lieu.

Ce modèle de croissance est révolu. Nous avons pris progressivement conscience que pour garder notre place dans le monde un immense effort de productivité et de compétitivité s'imposait à nous Pour une part sous le choc de la concurrence mondiale, pour une part au nom d'une modernité supposée, nous avons fait du remodelage de notre système de production l'objectif premier de notre action collective. Et remplacé chaque fois que possible l'homme par la machine, avec toutes ses conséquences en termes de suppression d'emplois, qualifiés comme non qualifiés. En France, plus que partout ailleurs, nous avons automatisé, robotisé, privilégié la productivité en quelque sorte mécanique au détriment de la présence humaine, y compris dans les secteurs abrités de la compétition internationale. Sans doute sommes-nous parfois allés trop loin dans ce choix. Rien d'étonnant à ce que nous en payons aujourd'hui le double prix, par une moindre qualité de service, et par un coût du chômage de plus en plus insupportable, sur le plan humain comme sur le plan économique.

Mythes du passé, qui furent ceux des Trente Glorieuses. Mythes de la modernité, qui fourvoient notre société dans l'impasse, avec un insupportable gaspillage de talents, d'énergie, d'expériences, à l'heure où plus de 3 millions de personnes, dont 180 000 cadres, sont dans notre pays à la recherche d'un emploi. Il n'est que temps de comprendre que ces mythes ne correspondent plus aux contraintes fortes d'un changement nécessaire.

Il ne s'agira plus dans les années à venir, et déjà aujourd'hui, de la même croissance. Il ne peut plus s'agir du même travail. Le nouveau capital productif n'est pas rentable seul : il a besoin de tout le potentiel des hommes. Nous entrons dans un monde ou la décision d'investissement ne se suffit plus à elle-même et ou la prouesse technologique ne saurait garantir à elle seule l'efficacité. Il n'y aura pas de changement d'équipement réussi, si n'est pas réussi en même temps le changement de l'organisation du travail et si ce changement n'est pas négocié. Ce n'est plus la capacité d'obéissance des salariés, leur force de production qui fait la richesse. C'est leur imagination, leur motivation, leur aptitude à évoluer, leur sens des responsabilités, leurs compétences. Sans cesse davantage, la compétitivité se base sur l'intelligence active, la rapidité de réactions, l'insertion dans un ensemble toujours plus complexe de réseaux de relations et d'information.

Cette formidable mutation de nos économies, qui fait succéder à l'âge industriel l'âge du tertiaire productif, nous offre la chance de pouvoir inventer ensemble une économie humaine, où performance et solidarité aillent de pair. À condition de ne pas se tromper de modèles. De ne pas emprunter des voies qui nous conduiraient à n'attendre notre salut collectif que de la création d'emplois non qualifiés. Mais de parier au contraire sur l'intelligence. Sur la qualification. De vouloir notre avenir, en construisant ensemble un nouveau contrat social pour faire face aux temps qui viennent.

C'est bien, en définitive, cette exigence d'un nouveau contrat social qui nous rassemble aussi ce soir.

Nous sentons bien, les uns et les autres, combien la blessure est profonde. Responsables syndicaux, vous êtes mieux à même que quiconque de mesurer à quel degré notre société souffre et se déchire, en raison d'une crise sans précédent.

Nous savons tous les dangers de l'immobilisme dans un monde qui bouge : c'est se condamner au déclin inéluctable. Mais en tant qu'hommes d'entreprises vous savez aussi, d'expérience et de formation, que bousculer les pesanteurs, les conservatismes, les routines, permet tous les possibles.

Il n'y a pas de fatalité à ce mal qui menace de tout emporter. L'avenir est entre nos mains à tous. Pour peu que nous le voulions. Et si nous agissons ensemble. C'est-à-dire si, dans un élan retrouvé qui dépasse nos intérêts individuels, si légitimes soient-ils, nous bâtissons un nouveau contrat social pour reconquérir l'emploi selon une action déterminée et à long terme.

Ce nouveau contrat social, permettez-moi d'en esquisser rapidement les contours.

Faisons d'abord en sorte que l'emploi devienne un investissement rentable, alors qu'il est aujourd'hui surtaxé par rapport à la machine. Réduisons donc largement les cotisations de toutes sortes qui pèsent sur le travail. Pas seulement sur le travail non qualifié, même si bien sûr un devoir premier de solidarité impose de faciliter l'accès à l'emploi de ceux qui n'ont pas eu la chance d'une formation. Mais aussi, sur le travail qualifié, qui est la source essentielle de notre développement et de la croissance de notre économie. Qui ne voit tous les risques de délocalisation d'activités, facilités par le progrès technique, qui résulteraient à terme rapproché d'une surtaxation du travail qualifié ? Qui ne mesure tous les dangers d'une démotivation et d'un découragement, qui, en fin de compte, diminueraient la qualité de la prestation assurée ? Qui ne sait que ce serait en définitive gravement contraire à l'élévation indispensable des compétences et au maintien de notre avance technologique ? C'est pourquoi finançons par l'impôt, et non par le prélèvement sur les salaires, les dépenses sociales qui relèvent de la solidarité nationale. C'est ainsi que nos entreprises peuvent le plus efficacement être encouragées à créer les emplois durables dont elles ont besoin, mais qu'elles hésitent aujourd'hui à pourvoir. Aux experts de déterminer les financements de substitution les plus adaptés : droits indirects, TVA, taxe sur la pollution… Mais bien évidemment pas l'impôt sur le revenu qui est de plus en plus un impôt sur l'emploi qualifié.

Et puis, considérons la formation comme un impératif national. Bien sûr, il faut créer dans l'enseignement professionnel des filières plus souples, plus neuves, plus modernes. Mais il faut encore plus en faire la préoccupation partagée de l'éducation nationale, des entreprises, des professions. L'entreprise est d'abord l'atelier où l'on travaille. Elle sera aussi, de plus en plus une école où l'on apprend. Généralisons donc l'alternance pour faciliter l'accès et le retour à l'emploi et inventons une forme de compagnonnage moderne qui privilégie la relation personnelle dans la transmission du savoir et de la compétence. Reconnaissons aussi, au cours d'une carrière professionnelle, la formation comme un investissement de compétitivité et intégrons-la pleinement dans les temps d'activité.

Développons aussi sur une grande ampleur les emplois de service que réclame notre société. Sachons en particulier donner toute leur place aux métiers de proximité et de solidarité qui répondent aux attentes des familles, des personnes âgées, des handicapés, des jeunes. Nous ne développerons pas ces emplois sans les reconnaître pour ce qu'ils sont : de vrais emplois avec formation et statut, et des rémunérations convenables. Bien sûr, depuis quelques années diverses mesures ont été prises pour les encourager. Mais il faut aller plus loin, et mobiliser tous les moyens pour favoriser leur création : la fiscalité en créant un statut fiscal du chef de famille qui permette à chaque ménage de déduire non seulement les charges, mais la totalité du salaire des personnes employées ; la politique familiale, en créant une véritable allocation de garde des enfants à domicile ; l'action en faveur des personnes âgées, en instituant une allocation de grande dépendance qui aide les moins autonomes à être assistés dans la vie quotidienne. Tout cela coûte de l'argent, mais, ne vous y trompez pas, cela coûte moins cher que l'indemnisation du chômage et c'est plus digne.

D'autres pistes aussi sont à explorer sur une beaucoup plus large échelle que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Je pense en particulier au temps partiel, et plus encore au "temps choisi", qui permette au cours d'une carrière professionnelle d'alterner périodes d'activité et temps de formation, d'éducation des enfants, de montage d'un projet. Aujourd'hui, nous donnons du temps aux salariés, quand ils n'en ont pas besoin, en particulier par des retraites et pré-retraites trop souvent couperets. Sachons le leur donner au moment où ils le souhaitent. C'est leur intérêt, comme celui de l'entreprise, et celui de notre société tout entière.

Aidons également les vocations d'entrepreneurs, sur quoi en définitive tout repose : dispositifs d'essaimage, clauses de retour en entreprises en cas d'échec au profit des cadres créateurs d'entreprises, soutien plus actif aux études de marché, et aux efforts commerciaux, appui personnalisé à la gestion, autant de mesures nécessaires. Tout simplement parce que par rapport aux grands pays industrialisés, il nous manque une entreprise sur deux.

Cessons enfin de faire collectivement le choix du chômage au lieu de celui de l'emploi. En privilégiant les formes de flexibilité interne en cas de difficultés d'une entreprise, au lieu de licenciements qui ne détruisent pas seulement l'emploi, mais des existences. En aidant les entreprises à devenir véritablement citoyennes, par exemple en baissant les cotisations d'assurance chômage de celle qui font des efforts d'accueil et d'insertion. Et surtout, en transformant les dépenses passives d'indemnisation du chômage en dépenses actives d'insertion. Un premier pas a été fait pour faciliter le retour à l'emploi des allocataires du RMI. Il faut aller plus loin, en incitant les entreprises, bien sûr avec toutes les garanties nécessaires, à embaucher des demandeurs d'emploi qui continueraient à être rémunérés en tout ou partie par les Assedic.

Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Refuser la résignation comme l'illusion. Renouer avec un esprit de réforme et de progrès. Reconstruire notre société dans l'élan de tous autour d'un même objectif. C'est ainsi qu'ensemble nous bâtirons le nouveau contrat social dont nos concitoyens en cette fin de siècle, après vingt années de crise, sentent l'urgence et la nécessité. Pour que reviennent pour chacun l'espoir et l'avenir. Pour que se remettent à fonctionner pour chacun les aiguillages de la vie, aujourd'hui bloqués.

Nous n'avons pas le choix. Car nous savons bien que ce qui est en jeu, c'est la grandeur de la France et le bonheur des Français.

C'est en nous-mêmes d'abord que résident nos difficultés comme les solutions. Il nous faut savoir dans la sérénité, dans l'imagination, dans la tolérance et l'ouverture réussir une véritable révolution des esprits. Ne pas réviser seulement nos comportements et nos attitudes, mais changer certaines de nos manières de pensée, parmi les plus profondément ancrées.

Votre histoire au long de ces cinquante années montre que ce n'est pas une chimère. Les cadres de notre pays, par leur compétence leur lucidité, leur ardeur ont toujours été aux avant-postes de notre aventure collective. Aux temps de la reconstruction, pendant les Trente Glorieuses, une fois la crise venue, dont ils ont supporté tout le choc. Aujourd'hui comme hier, ils sauront être, j'en suis certain, les premiers artisans de notre futur.

Par-delà les murs de cette salle, c'est ainsi un message de confiance et d'espérance que j'adresse à tout encadrement de notre pays.

Cadres, ingénieurs, agents de maîtrise, chercheurs, techniciens, que vous travaillez dans nos PME-PMI, dans de grands groupes industriels ou de services, dans nos laboratoires ou nos grands établissements publics, soyez plus que jamais les inventeurs de notre avenir. Battez vous plus que jamais pour que la France gagne, aujourd'hui et demain. Mobilisez-vous plus que jamais pour qu'adviennent les progrès indispensables qui permettront à notre société et à notre économie d'avancer de nouveau d'un même pas. De vous, de votre engagement, de votre volonté, de votre enthousiasme dépend d'abord la nouvelle France qu'il nous incombe de construire dans la fidélité à la France éternelle. Mais sachez que vous n'êtes pas seuls.