Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "La Voix du Nord" le 5 septembre 1998, à France 2, France-Inter et Europe 1 le 9 et à France-Inter le 10, sur le projet de loi de finances pour 1999 et les réformes fiscales.

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Média : Europe 1 - France 2 - France Inter - La Voix du Nord - Télévision

Texte intégral

LA VOIX DU NORD : Samedi 5 septembre 1998

Q - Quel est, pour le ministre des Finances, l'intérêt d'un tel déplacement à une foire de province ?

« Je ne considère pas du tout que ma place soit seulement dans mon bureau à lire des rapports, dans des réunions interministérielles à préparer des lois ou dans les enceintes européennes à mettre en place l'euro ! Tout cela est bien évidemment très important.

Mais ma place est aussi sur le terrain, pour écouter et pour convaincre. Lionel Jospin a raison de souhaiter que son Gouvernement reste au contact des réalités. Je le fais chaque semaine à Sarcelles. Je le fais aujourd'hui dans le Nord. J'ajoute que c'est aussi, pour moi, le déplacement de l'amitié envers une région présidée par Michel Delebarre, envers Marc Dolez qui m'a invité à Douai et envers Pierre Mauroy qui m'accueille à Lille. »

Q - La réforme des impôts locaux, depuis si longtemps promise, viendra-t-elle bientôt alléger les charges des familles les moins aisées ?

« Vous avez raison de souligner que la réforme des impôts locaux a été longtemps promise. Elle était indispensable pour l'emploi et la justice sociale. Elle a été longtemps différée. Elle est maintenant lancée, conformément aux engagements que nous avions pris pendant la campagne législative. C'est particulièrement la taxe d'habitation qui pénalisait les familles les moins aisées et provoquait des disparités inacceptables au sein d'une même commune. Pourquoi ? Parce qu'elle était calculée à partir de valeurs locatives qui n'avaient pas été réévaluées depuis près de… 30 ans ! D'ici à la fin de l'année, la réforme sera votée. Au 1er janvier 2000, elle s'appliquera. Elle allégera la charge de la majorité des ménages, et notamment les plus modestes.

Elle s'inscrit d'ailleurs dans un mouvement général : en effet nous avons, depuis juin 1997, augmenté les dégrèvements de taxe d'habitation, mais aussi quadruplé l'allocation de rentrée scolaire et accru le pouvoir d'achat du SMIC de 5 %. D'autres baisses d'impôts bénéficieront l'année prochaine d'abord aux plus modestes, notamment la réduction de 20,6 % à 5,5 % de la TVA sur les abonnements EDF-GDF, ou la suppression, qui est entrée en vigueur il y a quelques jours, de la taxe sur la carte d'identité.

Ce n'est donc pas un hasard si les mesures adoptées, notamment avec Martine Aubry, ont soutenu la consommation des ménages et que nous aurons, cette année, un taux de croissance au moins égal à 3 %, ce qui permettra de créer près de 300 000 emplois. »

Q - Une telle réforme est-elle possible sans pénaliser les villes qui ont subi de nombreux transferts de charges ces dernières années et auxquelles les citoyens demandent toujours plus de services ?

« La réforme de la fiscalité locale concerne la taxe d'habitation, nous venons de l'évoquer. Elle se traduira par une redistribution entre les contribuables de chaque commune. Donc, aucune commune n'y perdra, mais la justice sociale y gagnera.

La réforme concerne aussi la taxe professionnelle sur les salaires, qui va être totalement supprimée en cinq ans. Cette mesure se traduira, au bout du compte, par un allégement de près du tiers de la taxe professionnelle, qui sera pris en charge par l'État et non par les communes. Nous avons même trouvé la semaine dernière un accord avec les élus sur les modalités de compensation de cet allégement. Là encore, les communes n'ont donc rien à craindre.

Mais je suis convaincu que les citoyens peuvent en attendre les effets positifs pour l'emploi : c'est notre première priorité ! ».


France 2 : mercredi 9 septembre 1998

Q - Votre réaction aux propos de Jacques Chirac ? Vous avez l'impression de vous faire réprimander ?

– « Non, ce n'est pas le rôle du président de la République de réprimander le Gouvernement. Le président de la République dit qu'il faut baisser les impôts, on est tous d'accord ; qu'il faut essayer de réduire le déficit, on est tous d'accord, et d'ailleurs, nous le faisons. Les Gouvernements qui nous ont précédés, et dont il se sentait plus proche, ne l'ont pas toujours fait, néanmoins il faut aller dans ce sens-là. Je crois qu'il nous incite à aller plus vite encore dans ce sens-là, c'est que finalement il n'est peut-être pas tellement en désaccord et qu'il ne trouve cela pas si mal. »

Q - Il rappelle quand même que les dépenses publiques baissent plus vite.

– « Honnêtement, c'est facile de dire cela quand on n'a pas les manettes et quand des gouvernements qui étaient proches de lui, étaient au pouvoir, les dépenses publiques ne baissaient pas. Pourquoi est-ce que les dépenses publiques ne baissent pas ? Parce qu'il y a des choses à financer. A été votée en 1998, une loi contre l'exclusion. Cela entraîne des dépenses. L'année 1999, il faut les mettre en oeuvre ces dépenses. Si un pays ne veut pas qu'il y ait des exclus et s'il veut mettre en oeuvre des solutions pour leur venir en aide, il faut bien les payer. À l'arrivée, les dépenses publiques augmentent très peu, ce qui permet justement la baisse du déficit – cela a été rappelé dans votre reportage – et la baisse des impôts. Et là, je veux insister une seconde là-dessus quand même parce que ce n'est pas si souvent que les impôts baissent. »

Q - Pour le commun des mortels, ces impôts ne vont pas baisser !

– « Mais, si ! Vous ne payer pas la TVA, vous ? »

Q - La TVA, elle va baisser où ? Sur des choses plutôt marginales quand même.

– « Attendez, il y a cinq milliards de baisse de TVA. »

Q - C'est trois fois rien par rapport à… Combien rapporte la TVA, Monsieur le Ministre ?

– « 600 milliards en tout. »

Q - Vous vous rendez compte, c'est trois fois rien.

– « Il y a seize milliards de baisse des impôts dont cinq milliards sur la TVA. Comme l'année dernière, il y a eu aussi des opérations TVA, au total on n'arrive pas loin de 10 milliards. Bien sûr, par rapport à l'ensemble de la TVA, vous avez raison. Et on préférait tous, un monde dans lequel on paye moins d'impôts. »

Q - Si j'ai bien souvenir, quand vous étiez en campagne électorale vous parliez de la TVA comme l'impôt le plus injuste.

– « Non, c'est la taxe d'habitation. Mais c'est un impôt injuste. »

Q - Bon, également injuste ! Vous n'arrivez pas à aller plus loin dans la baisse de la TVA réellement, pour les produits de consommation courante par exemple ?

– « Les produits de consommation courante sont taxés à 5,5 %. Si on décide de les taxer à 5 %, cela coûte aussi à peu près 4 à 5 milliards. Le problème, c'est que l'on sait très bien ce qui se passe : le prix, chez le marchand ne baisse pas et les différents intermédiaires commerciaux absorbent le demi pour cent. Un demi pour cent de baisse, vous le verriez-vous ? Si on veut que la baisse de la TVA aille vraiment dans la poche du consommateur, il faut le faire surtout sur des produits que l'on contrôle. L'abonnement GDF-EDF, ça on le sait, il va effectivement baisser. »

Q - Et cela va faire 130 francs par an.

– « Cela va faire cinq milliards de francs pour les Français. »

Q - Oui, mais 130 francs par an pour un ménage. Et d'ailleurs, tout à l'heure, F. Hollande, premier secrétaire du PS, a dit qu'il faudrait peut-être faire un effort en plus pour les ménages ? Vous êtes ouvert à une négociation pour aller encore plus loin ou pas ?

– « La vie ne s'arrête pas maintenant. Il faut aller plus loin. Il faut continuer à essayer de baisser la TVA, mais il ne faut pas croire que n'importe quelle baisse de la TVA va obligatoirement dans la poche des consommateurs. Quant à l'autre partie de baisse d'impôt sur la taxe professionnelle, elle va être à l'origine de beaucoup d'emplois. C'est quand même la préoccupation principale des Français. »

Q - En même temps, vous rognez un peu puisque vous relevez les cotisations.

– « Non, non. Au total, il y aura 7 milliards de baisse de la taxe professionnelle. »

Q - Vous avez entendu Edouard Balladur, dimanche dernier. Vous vous souvenez des propos de ce que l'on disait à propos de M. Rocard. On disait qu'il ne profite pas assez de la croissance, qu'il n'allait pas assez loin. Et Jacques Delors, récemment, tançait un peu le Gouvernement en disant allez plus loin, allez plus vite !

– « J'aime tous ceux qui me disent d'aller plus loin parce que cela veut dire que l'on va dans le bon sens mais qu'il faut y aller le plus vite possible. Et on essaye de le faire. Honnêtement, une année de croissance comme on l'a eue, car la France a bien travaillé en 1998 et on aura plus de croissance que ce qui était prévu. Je regardais tout à l'heure. Alain Madelin faire la leçon, mais au début de cette année, il disait vous n'aurez jamais la croissance. En fait, on l'a, on aura même peut-être plus à la fin de l'année que ce qui était prévu. On va créer 300 000 emplois, 300 000 l'année prochaine. Vous savez, 300 000 emplois, c'est six fois plus que ce que l'on créait dans les années 80. »

Q - Il reste quand même trois millions de chômeurs.

– « Effectivement et il va falloir du temps pour arriver au bout. Mais c'est en créant des emplois que l'on fera baisser le chômage, tout le monde le sait. »

Q - Est-ce que vous n'êtes pas trop optimiste ? Vous êtes pratiquement le seul à dire 2,7 % de croissance l'année prochaine ? Vous avez entendu E.-A. Seillière du CNPF qui parle de 2,5 %.

– « E.-A. Seillière s'était trompé l'année dernière. L'OCDE, la Communauté européenne dit plus que 2,7 %. Elle dit plutôt 3 %. Moi, je dis 2,7 % parce que je veux qu'on soit prudent. L'année dernière, on me faisait le même reproche. On me disait vous n'aurez jamais cela. »

Q - Vous avez gagné votre pari.

– « Et on a gagné le pari. Si on a gagné le pari une fois, qu'au moins on nous fasse crédit pour la deuxième fois. »

Q - Dans un budget de gouvernement, on dit toujours qu'il y a des priorités. Moi, j'ai bien regardé les priorités avec G. Leclerc, A. Chabot. On a regardé cela de très, très près et puis, on s'aperçoit que vous ne faites pas vraiment de priorités. Vous en donnez un petit peu à tout le monde. Il y a plein de ministères qui en bénéficient.

– « Oui, parce qu'il y a plusieurs priorités. Qu'est-ce qu'il y a comme priorités ? »

Q - Est-ce que ce n'est pas une façon de ne pas choisir en fait ?

– « Qu'est-ce qu'il y a comme priorités ? Il y a l'emploi, l'éducation, la ville, la sécurité, l'environnement. Ce sont des priorités lourdes, cela. Evidemment, cela fait cinq mais il y a une quarantaine de sujets ! J'oubliais la justice. Et il y a des sujets sur lesquels les crédits n'augmentent pas. Ceux de mon ministère, par exemple. »

Q - Est-ce que vous vous rendez compte que nous sommes l'un des pays qui réduit le moins son déficit en Europe ? Pourquoi est-ce que l'on n'avance pas plus vite là aussi ?

– « Écoutez, si vous me permettez, ce n'est pas exactement cela. On est un des pays qui réduit le plus son déficit. Mais comme on est parti plus loin que les autres, on a encore un déficit important. Donc, en effet, si la majorité précédente n'avait pas laissé un déficit au niveau où il était, on ne serait pas là ou on est aujourd'hui. Mais dans la réduction, dans l'effort qui est fait en 1998 et 1999, on est un des pays qui réduit le plus son déficit. C'est vrai que l'on part de loin et qu'il y a des choses à rattraper. Mais c'est normal. En 1995, on a eu le plus grand déficit de l'histoire de France avec Edouard Balladur. Il faut revenir en arrière. Le gouvernement d'Alain Juppé a déjà commencé à revenir en arrière et puis, on continue. Si bien que l'on est encore en retard par rapport à nos voisins européens, mais on est ceux qui faisons le chemin plus fort : baisse du déficit, baisse des impôts – même si elle est encore insuffisante – action pour l'emploi, action pour la justice avec la réforme de la taxe d'habitation. C'est un budget dans lequel il y a beaucoup de réformes. »

Q - Ce ne sont pas des réformettes, quand même ?

– « La taxe professionnelle, ça fait 20 ans qu'on dit que c'est une taxe idiote. On la réforme ! »

Q - Un peu !

– « Comment un peu !? On en supprime un tiers, tout ce qui pèse sur les salaires, donc tout ce qui pèse sur l'emploi. D'ailleurs, les chefs d'entreprise, comme les salariés, s'en rendent bien compte : c'est une réforme qui est très bien accueillie dans l'opinion, parce que tout le monde sait que c'est un frein à l'emploi. Autre type de réforme : on va supprimer l'obligation de TVA pour les micro-entreprises, celles qui font moins de 500 000 francs de chiffre d'affaires. C'est 500 000 entreprises qui en bénéficient. Vous savez ce que va supprimer comme formalités ? 15 millions de formulaires en moins l'année prochaine, 15 millions de formulaires remplis par les Français qui n'existeront plus ! »

Q - On dit que vous ne vous entendez pas très bien avec Martine Aubry. Avez-vous été surpris, vexé que ce soit elle qui doit préparer la baisse des charges ? Êtes-vous favorable à cette baisse ?

– « D'abord, je m'entends très bien avec Martine Aubry, en dépit de ce qu'on essaye de raconter. Ensuite, les charges sociales, c'est son travail. Moi, c'est le budget de l'État et les impôts ; elle, ce sont les charges sociales. »

Q - Vous avez votre mot à dire, je suppose !

– « Certes, mais c'est à elle de mener le travail. Enfin, je crois que sur les bas salaires, il y a un vrai problème, et que si on peut faire quelque chose au sein du budget de la Sécurité sociale pour baisser les charges sur les salaires, c'est une bonne chose. On sait bien qu'une des difficultés sur le chômage, ce sont ceux qui sont peu qualifiés ; c'est ceux-là qu'il faut essayer d'aider en priorité. »

Q - C'est une forme de révision pour les socialistes qui avaient fait la sourde oreille à la baisse des charges ?

– « Une révision, non. S'il s'agit de dire qu'il faut baisser les charges en général, que le coût du travail en France est en général trop élevé, ce n'est pas vrai. On est au niveau européen, à la moyenne. Si on parle spécifiquement des bas salaires, là il y a un effort à faire. Ça fait très longtemps qu'on est d'accord avec ça. »

Q - Vous vous sentez concerné puisque votre nom a été cité dans ce dossier de la MNEF ?

– « Moi j'ai effectivement utilisé les services de cette agence de publicité. Je ne peux pas en dire plus. Maintenant, est-ce qu'ils avaient le monopole ou pas des actions de communication de la MNEF, je n'en sais rien. Pour moi, ils ont fait un bon travail. »

Q - Et il y a d'autres noms de dirigeants socialistes qui sont cités. Vous êtes au courant ?

– « On lit la presse, on voit qu'il y a un sujet, je pense que s'il y a des questions que la justice doit traiter, elle les traitera. Il est hors de question qu'un régime étudiant ne fonctionne pas normalement, qu'il perçoive des cotisations, verse des prestations. S'il y a eu des irrégularités de fait, la justice le dira. »


France Inter : mercredi 9 septembre 1998

– « J'ai la conviction que l'organisation de ce budget reflète une bonne utilisation de ce que nous fournit la croissance. Évidemment, certains peuvent toujours souhaiter qu'on aille plus vite, et j'ai entendu cet après-midi à la Commission des finances, ou j'ai entendu ce matin en d'autres circonstances les requêtes proposant d'aller plus vite dans la baisse d'impôts, plus vite dans la baisse des déficits. C'est évidemment plus facile, lorsqu'on n'a pas directement en charge les responsabilités, de demander d'accélérer le mouvement, je le consens. Mais ce que je retiens surtout de ces remarques, c'est que c'est une forme de satisfecit donné au budget du Gouvernement, puisque la seule chose qu'on lui reproche, c'est de ne pas aller plus loin encore dans la direction qu'il a choisie. Alors, nous allons aussi vite que nous pouvons. Visiblement, nous allons dans une direction qui satisfait tout le monde, puisqu'on nous demande simplement de bien vouloir accélérer. »


Europe 1 : mercredi 9 septembre 1998

– « D'abord, c'est un budget de gauche parce qu'il est entièrement centré sur l'emploi. La baisse de la taxe professionnelle, par exemple, va être à l'origine de création d'emplois de façon assez importante. De la même manière, la réforme de la taxe d'habitation est une réforme de justice. La taxe d'habitation est l'impôt le plus injuste et sa réforme va entraîner des redistributions qui sont la justice. La péréquation de la taxe professionnelle entre les communes, parce qu'il y a des communes riches et des communes pauvres et qu'il faut bien équilibrer, est aussi un élément de justice. La baisse de la TVA va dans le sens évidemment de l'allégement des charges pour ceux qui sont les plus démunis. À l'inverse, la hausse de l'ISF vient financer une part de cette baisse de la TVA et c'est normal. Au total, c'est un budget qui comprend énormément de réformes, des réformes structurelles, profondes qui sont attendues depuis très longtemps et qui n'avaient jamais été mises en oeuvre : je pense à l'allégement de la taxe professionnelle pour l'emploi ; je pense à la réforme de la taxe d'habitation ; je pense aussi à la baisse de la TVA. Il n'y a jamais eu autant de baisse de TVA. Le résultat des courses, c'est quand même 16 milliards de baisse d'impôts dont dix milliards pour les ménages. Et là aussi, il n'y a pas eu beaucoup d'années pendant lesquelles il y a eu des baisses d'impôts de cette nature. »


France Inter : jeudi 10 septembre 1998

Q - Quand le tremblement de terre de la grande crise économique mondiale se produira-t-il ? On ne sait encore ni où ni quand il se produira, on a néanmoins la certitude qu'il se produira. Ainsi s'exprime le Premier ministre, Lionel Jospin, dans les pages du Nouvel Observateur, à propos de l'instabilité du capitalisme. C'est donc dans cet improbable environnement économique international, dans ce système en réseaux où tout est réactif, que vient d'être présenté le projet de loi de Finances pour 1999. Le budget, ce budget est le premier de l'ère euro. Il fait le pari de la consommation intérieure française et de l'investissement des entreprises. Mais la confiance des consommateurs et des investisseurs est aujourd'hui au moins aussi instable que le capitalisme. En ne réduisant pas plus encore ses dépenses, l'État ne prend-il pas le risque de se trouver fort dépourvu si la bise venait à revenir ?

Dominique Strauss-Kahn, pardonnez cette petite allusion à la fable. Il y a un paradoxe dans ce budget. Comme il n'est pas très critiqué, je vais essayer d'être, ce matin, un peu plus critique.

– « Tout le monde se dit ça, il va finir par être critiqué. »

Q - À force, oui. Mais quand même, le paradoxe, c'est la première fois depuis 1991 que la France entre dans le désendettement, c'est-à-dire, au fond, que les recettes de l'État vont couvrir la totalité des dépenses hors des charges de la dette. Mais pourquoi n'y a-t-il pas de réduction de la dépense publique ? Pourquoi ne mettez-vous pas un peu d'argent de côté, comme les écureuils, pour se dire : « Si jamais cela va mal dans quelques temps » ?

– « D'abord, on met de l'argent de côté, à la fois dans la poche de l'État en diminuant le déficit et, d'autre part, dans la poche des Français en diminuant les impôts. Mais la question que vous posez, c'est ce qui se passe du côté des dépenses. Il est vrai que les dépenses augmentent un peu. Honnêtement, elles n'augmentent pas beaucoup. Elles augmentent de 1 % pour une croissance que l'on attend à près de 3 %. Donc, cela augmente moins vite que la richesse nationale. »

Q - Pourquoi ne profitez-vous pas du fait que cela va bien pour, peut-être, réduire plus ?

– « Parce que ce n'est parce que cela va bien dans l'ensemble du pays que justement, il faut que cela aille mal du côté des services publics. La dépense publique, c'est quoi ? Chacun le sait. C'est l'éducation, c'est la santé, c'est la loi sur les 35 heures. Quelle est cette sorte de mécanisme bizarre qui ferait que quand l'économie se développe – et elle se développe –, quand elle commence à aller mieux – c'est le cas en 1998 et ce sera encore le cas en 1999 –, quand on crée des emplois, justement, il faudrait que dans les secteurs où l'activité est publique – je reprends l'exemple de l'éducation ou des hôpitaux –, il faudrait que cela aille moins bien ? Il est normal que du côté des services publics, la croissance bénéficie aussi. Alors comme on doit faire des gains de productivité, comme il n'y a aucune raison de ne pas être capable de profiter du progrès technique, d'une réorganisation, cela progresse moins vite que la richesse nationale. Donc, c'est bien qu'il y a des gains qui sont faits. Mais cela progresse quand même. Je ne vois pas par quelle sorte de dogmatisme, on voudrait à tout prix que tout ce qui est public reste bloqué au moment où l'ensemble de l'économie commence à aller mieux. »

Q - C'est vous-mêmes qui dites qu'au fond, la croissance c'est la confiance. Est-ce que vous pouvez dire aux Français, ce matin, que l'État a mis assez de côté pour avoir des marges de manoeuvre si, par exemple, la semaine prochaine l'économie russe se casse la figure, si l'Amérique latine plonge ?

– « D'abord, je voudrais que l'on ne dramatise pas trop. La semaine prochaine… L'économie russe ne va pas très bien mais elle ne se cassera pas la figure, et de toute façon, l'économie russe a peu d'influence sur nous. »

Q - Non, mais l'Amérique latine, l'Asie, le Japon, cela compte.

– « Quand vous citiez, tout à l'heure, le Premier ministre – c'est dans un article qu'il vient de publier –, il commente un économiste américain qui s'appelle L. Thurow qui, lui annonce la fin du capitalisme, la crise, etc. Le Premier ministre ne dit pas cela, il ne prend pas cela à son compte. Mais c'est vrai que nous vivons dans un environnement qui est devenu dangereux, incertain. Vous parliez de l'Asie à l'instant, vous avez raison. Pour autant, nous sommes, aujourd'hui, dans une situation dans laquelle, notamment grâce à l'euro, nous sommes très peu atteints. Et cela ne veut pas dire que si la crise continuait très longtemps, on s'en sortirait toujours sans conséquences. Mais aujourd'hui, nous sommes plutôt à l'abri. Rappelez-vous, il y a un an. On me disait : vous prévoyez 3 % de croissance mais vous ne les aurez jamais à cause de la crise. Et moi, je disais si. Nous sommes relativement abrités pour un ensemble de raisons et à cause de la politique que mène le Gouvernement, centrée sur la consommation et l'investissement et pas sur les exportations, donc moins sensible à ce qui se passe à l'étranger. Et je disais : on aura les 3 %. Qu'est-ce que l'on constate aujourd'hui ? On aura plus que 3 %. On aura sans doute 3,1 % de croissance en 1998. Je ne dis pas, pour autant, qu'on ne se trompe jamais, on peut se tromper – mais quand nous disons aujourd'hui, pour l'année prochaine, on prévoit 2,7 %, de façon prudente, en tenant compte des risques extérieurs, je pense que la prévision est réaliste et qu'il ne faut pas craindre – ce serait absurde – un écroulement quelconque. Pour autant, on a besoin de s'occuper de ce qui se passe en Asie. Je m'en préoccupe ; je suis au contact régulier de mes collègues du G7, notamment les ministres des Finances des grands pays ; on se téléphone plusieurs fois par semaine pour savoir où on va, comment on va essayer de gérer cela et, petit à petit, il me semble que les choses vont revenir dans l'ordre, sauf au Japon qui reste une grande incertitude parce que le redémarrage du Japon se fait attendre. »

Q - Autre chose que l'on a un petit peu de mal à comprendre : pourquoi peut-on dire d'un côté, au fond, que l'Europe est une zone de stabilité – ce qu'apparemment elle est pour l'instant – et ne pas avoir engagé plus de réformes ? Pourquoi, dans ce projet de budget, il n'y a pas quelque chose qui est relatif à une harmonisation européenne, à une réforme de la fiscalité européenne, à une réflexion collective sur ce que représente, aujourd'hui, l'atout européen ?

– « Mais il y a, dans ce projet de budget, comme dans le précédent et je suppose dans les suivants, le phénomène que vous évoquez, c'est-à-dire une harmonisation, une convergence, comme disent les experts, entre les différents pays européens. Mais elle n'est pas achevée, loin de là. Vous savez : l'euro, qui nous protège aujourd'hui, n'est même pas encore en place. Il ne sera là que le 1er janvier 1999. C'est parce que l'on sait qu'il va arriver que nous sommes protégés, mais nous avons encore beaucoup à faire en liaison avec cette monnaie unique. Simplement, ceux qui en étaient adversaires sont quand même obligés de reconnaître aujourd'hui que si nous avons une zone de stabilité, si en effet les pays européens sont un peu à l'abri – pas totalement, mais largement à l'abri – de la situation internationale, c'est bien grâce à l'euro. Alors, est-ce qu'il ne faut pas aller plus loin dans l'harmonisation, la coordination ? Oui, vous avez absolument raison et on le fait. À la fin du mois, par exemple, se tient à Vienne une réunion du Conseil de l'euro, que vous savez que la France a voulu créer avec tous les pays qui constituent cette zone, avec tous les pays de l'euro, pour voir justement comment nous allons coordonner notre action internationale. »

Q - Pourquoi vous n'allez pas plus vite et plus loin. Vous êtes porté par la vague et c'est même un peu inquiétant puisqu'il n'y a plus personne dans l'opposition pour vous critiquer. Pourquoi vous n'allez pas plus loin ? Pourquoi, il n'y a pas eu la grande réforme fiscale, le grand soir attendu depuis dix ans ?

– « Moi, j'ai l'impression qu'il y a la grande réforme fiscale. Alors mon impression n'engage que moi mais quand, la même année, on fait une réforme de la taxe professionnelle dont on dit depuis vingt ans que c'est un impôt imbécile parce qu'il nuit à l'emploi – ce qui est vrai et maintenant, cela va être recorrigé –, quand cette même année, on fait une réforme de la taxe d'habitation, qui est l'impôt le plus injuste, pour réviser les bases pour qu'il ne soit plus aussi injuste, quand la même année, on baisse la TVA, on augmente l'ISF parce qu'il y avait des situations qui étaient anormales, on supprime des privilèges indus de l'assurance vie, on organise aussi ce que l'on appelle une péréquation, c'est-à-dire une sorte de rééquilibrage de solidarité entre les communes, entre les riches et les pauvres, on fait une énorme réforme fiscale. Je prends un dernier exemple, une mesure au hasard : les entreprises qui font moins de 100 000 francs de chiffre d'affaires, les micro-entreprises, jusqu'à maintenant n'étaient pas assujetties à la TVA. On étend cela de 100 000 francs de chiffre d'affaire à 500 000 francs de chiffre d'affaires. Ce sont 500 000 entreprises qui vont être concernées. Le résultat, ce sont des millions de formulaires en moins. On a calculé que l'année prochaine, cela voulait dire 15 millions de formulaires en moins. C'est une simplification fiscale formidable. Au total, la loi que je présente à l'Assemblée dans quelques semaines, va comprendre deux fois plus d'articles de réforme fiscale qu'à l'ordinaire, deux fois plus ! Alors ce n'est pas « le grand soir », comme vous dites, mais c'est une réforme fiscale en profondeur. »

Q - Une chose encore qui est importante car relative à l'emploi. Cela va vraiment créer beaucoup d'emplois votre système ? Pourquoi, là encore, n'avez-vous pas été plus loin sur la réduction des charges pour les bas salaires ? C'est un moteur cela.

– « Vous m'avez posé deux questions. Est-ce que cela va créer beaucoup d'emplois ? En 1998, l'économie française va créer, en gros, 300 000 emplois ; en 1999, encore 300 000 emplois. Je voudrais simplement rappeler à nos auditeurs que 300 000 emplois par an, c'est énorme. C'est deux fois que ce que l'on créait chaque année, en moyenne, dans les années 60, trois fois plus que ce que l'on créait dans les années 70 et six fois que ce que l'on créait par an dans les années 80. Ce n'est pas suffisant pour que le chômage recule aussi vite qu'on le voudrait, c'est clair et il faut aller plus loin. Mais 300 000 emplois de plus par an, on les a pour 1998 et on les aura pour 1999. C'est un mouvement énorme sur l'emploi. Alors vous me dites : pourquoi vous n'allez pas plus vite ? Pourquoi vous ne faites pas sur les charges ? Moi, je suis tout à fait d'avis qu'il faut aller aussi vite que l'on peut – aussi vite que l'on a les moyens de le faire aussi – et s'agissant du débat qui existe aujourd'hui sur les charges qui pèsent sur les bas salaires, parce qu'on sait bien que le chômage, dans notre pays, touche particulièrement cette catégorie de la population qui est moins qualifiée et qui a des bas salaires, je crois qu'il faut qu'on avance. Il faut effectivement que l'on avance et que l'on fasse quelque chose qui permette de réajuster, de faciliter l'embauche de ceux qui sont en bas de la hiérarchie des revenus et qui ont le moins de qualification. Le problème, évidemment, c'est que tout cela ne se fait non plus en claquant dans les doigts. On ne peut pas demander à ce Gouvernement de faire en deux ans ce qui n'a pas été fait en sept ou huit précédemment. Mais il reste qu'en matière fiscale et en matière sociale aussi, puisque vous parliez des cotisations sociales, les mouvements qui sont engagés sont à ce point importants que je vois quand même – vous dites que personne ne critique – pas mal de critiques et c'est normal d'ailleurs. »

Q - Pas beaucoup.

– « Quelques-unes quand même. Certaines fondées, d'autres moins. »

Q - C'est vous qui allez finir par critiquer votre propre budget.