Texte intégral
Q - Quelle leçon retenez-vous, vous-même, de cette vague contestataire si forte, qui a mis, hier, un lycéen sur six dans les rues de France ?
- « D'abord je ne crois pas que ça soit une vague contestataire ; je crois que c'est une vague d'expression d'une génération, une génération qui est au lycée, et qui a envie de voir ce lycée changer. »
Q - Ce n'est pas la révolution qu'elle veut ?
- « Je ne crois pas. Je crois qu'elle veut un meilleur lycée. Et je ne suis pas extraordinairement surpris puisque, dès que je suis arrivé à l'Éducation nationale, j'ai mis en place, une réforme des lycées parce que je sentais qu'il y avait une tension. Alors que tout le monde, à l'époque, si vous vous souvenez, me disait : mais il faut s'attaquer aux collèges, etc. »
Q - Vous leur avez souvent donné raison. C'est vrai que votre rêve c'est d'être pris pour le grand défenseur des lycéens, d'être le premier lycéen de France. Mais vous voyez comment ils vous répondent !
- « Pas plus lycéen qu'étudiant, qu'élève. J'ai dit que je voulais mettre l'élève au centre du système éducatif. Et quand j'entends des élèves qui réclament d'avoir un meilleur système éducatif, je ne peux qu'être d'accord avec eux. Encore qu'il ne faut pas faire n'importe quoi, et ne pas dire n'importe quoi. Les élèves sont là pour étudier et les professeurs sont là pour enseigner. Et donc il ne faut pas mélanger les choses. Mais je crois qu'aujourd'hui les élèves au lycée sont des adultes – certains votent, certains ont plus de 18 ans, ont 20 ans -, et ils ne peuvent pas vivre dans des conditions comme des potaches vivaient dans les années 50. Nous avons besoin d'avoir une démocratisation des lycées et une vie lycéenne qui leur donne plus de responsabilités. Nous avons aussi besoin d'un mode d'enseignement qui leur donne plus de temps pour vivre, mais en même temps, qui leur donne plus de temps de réflexion. Car des programmes surchargés, dont on parle beaucoup, ou des emplois du temps surchargés en font des citoyens passifs. Ils veulent être actifs. »
Q - C'est-à-dire que ce n'est pas Allègre qui est la cible, c'est tout le système : les profs, les proviseurs ? C'est, je ne sais pas qui derrière, mais c'est un ensemble, peut-être nous ?
- « C'est l'ensemble de la société qui doit entendre ça. Les jeunes veulent être traités en citoyens, avec respect. Vous savez, Ils revenaient de l'interrogation du questionnaire-lycéen – 2 millions qui avaient répondu ! sur les 3,5 millions de lycéens. Et ces lycéens qui répondaient disaient : on veut plus de respect. Je crois que ça c'est le point clé. Donc je crois que c'est un cri d'impatience. Certains de vos confrères disent : « vous avez suscité un espoir. C'est vous qui avez finalement déclenché ça. » Non, je ne crois pas. Mais prenez un exemple différent : l'année dernière, on m'a dit la même chose sur les instituteurs. On m'a dit : vous avez suscité un espoir, les instituteurs font grève. Mais ça a débouché sur la charte de l'école du XXIe siècle dans laquelle on va adapter les rythmes scolaires aux enfants. »
Q - C'est-à-dire que quand vous voyez tout ce monde dans les rues, tous ces lycéens, vous dites : on a le même combat ; ils me soutiennent ? Ou c'est l'effet boomerang ? Ou c'est les erreurs de la méthode Allègre ?
- « Je pense que c'est un soutien. On veut les mêmes choses. Et je pense que les difficultés qu'il y a sont des difficultés qui se posent dans tel ou tel établissement. Quand on me raconte, par exemple, que dans certains endroits, on ne peut pas afficher de choses sans des autorisations ; quand on me raconte que le branchement sur Internet est mis dans une salle, sous clé, réservée aux professeurs, je vois, là, qu'il y a une déviation de ce que doit être la démocratie lycéenne. Cette démocratie lycéenne qu'avait voulue L. Jospin n'a pas été mise en place. »
Q - On va aller dans le concret : d'abord sur les violences. Des élus de Paris demandent pourquoi la police qui s'attendait à de la casse a mis du temps à intervenir ? Est-ce que la police a été passive et débordée hier ?
- « Je ne crois pas. Je voudrais dire à ce sujet que, évidemment je suis absolument atterré et désolé de ces actes de violence, dans lesquels les lycéens ne sont pour rien. Et je tiens à adresser mes condoléances à toutes les victimes – car il y en a –, à la fois dans les forces de police et dans les manifestants. Ces actes de violence dénaturent complètement... »
Q - D'accord. Mais est-ce que vous réclamez contre les casseurs des sanctions immédiates et dures ?
- « Je réclame toujours des sanctions contre la violence. Je suis inflexible quand il y a une agression contre un professeur au lycée. Je pense que toute agression doit être punie. »
Q - Vous avez des interlocuteurs qui sont légitimes, il y en avait une dizaine : cinq garçons, cinq filles, on voit d'ailleurs, aussi, le rôle des filles. Est-ce que vous allez ouvrir des négociations avec eux ?
- « Non, mais attendez, il ne s'agit pas de ça. On ne fonctionne pas de cette manière. »
Q - Non, non, mais il s'agit de quoi ? Parce qu'en 1990, le ministre L. Jospin et son conseiller C. Allègre, avaient organisé, conduit une négociation. En 1998 ce n'est pas 1990. C'est ça que vous dites ?
- « Non, non, non. Le mot "négociation" n'est pas ça. Nous avons parlé des problèmes et nous sommes tombés d'accord sur un certain nombre d'actions immédiates. Ce sur quoi ont insisté les lycéens, c'est qu'ils comprennent bien que certaines choses ne peuvent pas être faites instantanément. La réforme des programmes: on ne peut pas imprimer des manuels en moins d'un certain nombre de mois – il faut les préparer. Mais ils veulent qu'un certain nombre de choses se mettent en place tout de suite. Par exemple : les classes qui sont surchargées – et il en existe, bien que la moyenne soit de 1 (professeur, Ndlr] pour 29 élèves – il y a des classes surchargées. Il y a des manques de professeurs à certains endroits, et cela doit être réparé. Il y a des locaux qui ne sont pas adaptés. Et j'ai vu M. Raffarin pour qu'on fasse ensemble, une action pour mettre ces locaux en place. Ils veulent des locaux ! »
Q - D'accord. Mais vous donnerez de l'argent, l'État va donner de l'argent aux régions ?
- « Ils veulent des locaux qui soient plus adaptés à leur vie, c'est-à-dire des lieux de rencontre pour les lycéens ; des amphithéâtres pour pouvoir faire du théâtre ou de la musique ; et également pour les professeurs. Parce qu'il ne faut pas oublier dans cette affaire les conditions... »
Q - Tout cela peut être donné sans délai ?
- « Vous le savez aussi bien que moi – je ne suis pas en train de faire de la démagogie – il faut un certain temps pour construire. Mais nous pouvons prendre un certain nombre de décisions. Ensuite, il y a des décisions. Par exemple, les professeurs qui sont partis au service militaire : le ministre de la Défense a décidé de surseoir, pour une large partie, à ces départs pour permettre de ne pas diminuer le nombre de professeurs. »
Q - Monsieur le ministre, il y a une question à laquelle vous ne voulez pas répondre : est-ce que 1998, c'est comme 1990 ?
- « Non, je ne crois pas. Cela n'a pas de rapport. »
Q - En 1990 vous aviez donné 4 milliards et créé 8 000 postes. Ce sera cela ?
- « Je vais vous dire : on a créé 60 000 postes dans l'éducation nationale, en dix ans. Le budget de l'éducation nationale a augmenté de 150 milliards. C'est très facile de voir les problèmes de l'éducation nationale quantitativement. C'est très facile : « toujours plus. » Je crois qu'ici ou là, il manque de l'argent peut-être ; il faut l'ajuster, on le fera ! Le Gouvernement le fait. Et les discussions naturellement que j'ai avec, non seulement le Premier ministre, que j'ai continuellement au téléphone, mais également avec mon collègue D. Strauss-Kahn qui est le ministre de l'Économie et des Finances... »
Q - Vous voulez dire que quelque chose va être fait ?
- « Nous ferons quelque chose sur le quantitatif. Mais la grande différence de ce Gouvernement c'est que nous nous attaquons aux problèmes qualitatifs, aussi bien pour la Sécurité sociale que pour l'école. »
Q - Il faut du temps, cela prend du temps !
- « Non, par exemple, est passée, hier, au Journal officiel, la déconcentration du mouvement – ce qui permettra de gérer au plus près des gens. Ce qui est une révolution, mais qui permettra l'an prochain d'avoir une meilleure rentrée. »
Q - La déconcentration se fait ?
- « Elle est faite. Les décrets sont parus. »
Q - Est-ce que vous donnerez de l'argent aux régions ?
- « Je pense qu'il faut que l'État s'entende avec les régions sur ce problème de dettes de manière à ce que les régions puissent mieux assumer leurs tâches. Il faut savoir qu'il y a des régions qui ont très bien assumé leurs tâches, et il y en a d'autres qui n'ont pas assumé. Je ne vais pas faire du localisme mais la région du Languedoc-Roussillon de M. Blanc qui est allié avec le Front national a été la région qui a fait le moins pour les lycées et les mouvements sont partis de Nîmes parce que la région n'avait pas fait les travaux. »
Q - Pourquoi le Premier ministre reste silencieux ?
- « C'est un problème qui concerne le ministre de l'Éducation nationale. »
Q - Il parlera ou il ne parlera pas, il interviendra ou il n'interviendra pas ?
- « Je n'ai pas qualité pour vous dire si le Premier ministre parle ou pas. C'est comme si vous me demandiez... »
Q - Il n’y a pas de comparaison.
- « Si, c'est comme si vous me demandiez de savoir ce que fait tel ou tel. Deuxièmement ce que je peux vous dire c'est que le Gouvernement est extrêmement solidaire et que nous nous concertons : hier nous avons eu une réunion de ministres où nous avons discuté de ces affaires. »
Q - Est-ce que le Président de la République est fair-play, et est-ce qu'il est vrai qu'en Conseil des ministres il vous a donné raison, et a promis de dire publiquement son soutien ?
- « Il m'a dit qu'il était d'accord avec la déconcentration, et qu'il le dirait, c'est exact Je ne sais pas comment vous savez cela, mais c'est exact. Il l'a dit, et je crois qu'il le croit sincèrement Je crois que tous les hommes et les femmes de ce pays – vous avez entendu des gens extrêmement divers – pensent qu'il faut déconcentrer l'éducation nationale, qu'il faut la rendre plus près des gens et qu'il faut revenir à l'esprit de Jules Ferry qui a créé des écoles normales dans chaque département, qui n'a pas centralisé, qui a amené l'école à être près des gens. Je crois qu'il faut revenir à une école près des gens, l'école est trop lointaine, trop stéréotypée, trop automatique, et il faut, pour être moderne aujourd'hui, il faut, certes, des nouvelles technologies, mais il faut aussi considérer que l'enseignement c'est le dialogue, l'écoute et le respect des jeunes. »