Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, dans "Ouest-France" du 25 septembre 1998, sur le quarantième anniversaire de la Constitution de 1958, notamment sur la cohabitation, le pouvoir parlementaire et la durée des mandats.

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Média : Ouest France

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Jean-Yves BOULIC : Après quarante ans d’usage, la Constitution a-t-elle besoin d’un simple toilettage ou d’une véritable refonte ?

Laurent Fabius : Je crois plus à la réforme qu’au bouleversement. La stabilité que la Constitution nous a apportée, à travers des périodes agitées, ainsi que sa souplesse d’application, sont des atouts dont il ne faut pas nous priver. Le thème de la VIe République n’est donc pas le mien. En revanche, il y a incontestablement des réformes importantes à opérer : le Parlement reste trop faible, la cohabitation trois floue, la dimension européenne trop absente.

Jean-Yves BOULIC : Alors qu’elle ne devait être qu’un système d’exception, la cohabitation s’est banalisée : si les inconvénients l’emportent, comment y remédier ?

Laurent Fabius : La cohabitation est populaire. Cela tient beaucoup à la qualité des titulaires et à un certain mythe politique de l’« équipe de France ». Il n’empêche que, lorsqu’on examine les réalités en profondeur, elle comporte plusieurs inconvénients. D’abord, cela ne favorise pas les réformes de fond : le Président n’a pas de majorité pour engager ces réformes et le chef de la majorité ne peut pas, de lui-même, recourir au référendum. Autre inconvénient, la cohabitation ne permet pas de cerner clairement les responsabilités de chacun. Je préfère un système où une équipe est appelée aux responsabilités pour cinq ans ; au terme, on fait le bilan : s’il est jugé satisfaisant par les électeurs on continue, sinon on prend l’équipe d’alternance. Ce serait plus clair.

Jean-Yves BOULIC : Le troisième inconvénient ?

Laurent Fabius : C’est une hypothèse que j’émets. Il me semble que la fréquence des cohabitations en France est peut-être une des causes de la montée des extrémismes, en particulier du Front national, il existe toute une frange, variable, d’électeurs qui veulent se servir de leur bulletin de vote pour protester. Ceux-là ont le sentiment qu’à force de cohabitation les gouvernants, qu’ils soient de droite ou de gauche, mènent à peu près la même politique. Ils sont poussés à voter « en dehors ». Alors qu’un système d’alternance plus franche permettrait probablement de mieux identifier à l’un des deux grands partis ou regroupements démographiques, majorité ou opposition.

Jean-Yves BOULIC : Vous voulez redonner plus de pouvoir au Parlement : pourquoi et comment faire ?

Laurent Fabius : La Constitution de la Ve République a été rédigée par réaction à certains excès du pouvoir législatif sous la IVe. Mais on est parfois passé, si vous permettez l’expression, de l’autre côté du cheval. Il serait légitime, quarante ans après, de redonner plus de pouvoir au Parlement, sans retomber dans les errements du passé. Il est préférable que les problèmes de fonds soient traités, avec le gouvernement, par les représentants de la population, dans les enceintes parlementaires, plutôt que dans la rue ou par télévision interposée.

Jean-Yves BOULIC : Quels nouveaux pouvoirs voulez-vous lui donner ?

Laurent Fabius : D’abord renforcer la fonction de contrôle. Ainsi, notre mode d’examen des finances publiques reste trop superficiel. Le Parlement consacre trois mois par an (la session budgétaire) à déplacer un pourcentage dérisoire du budget de l’Etat et, quinze jours plus tard, le gouvernement (quel qu’il soit) à a possibilité, sans en référer à quiconque, de déplacer ou de biffer d’un trait de plume 20 milliards… Il faut améliorer cette procédure. De même, il serait nécessaire d’étendre le contrôle parlementaire à des domaines - les Affaires étrangères, les opérations militaires - qui, jusqu’à présent, n’en ont pas fait l’objet, serait utile aussi d’adapter le nombre des commissions permanentes, aujourd’hui limitées à six, ce qui conduit à des effectifs parfois pléthoriques et à des compétences difficiles à exercer. La fixation à dix du nombre maximum de ces commissions permanentes permettrait de mieux suivre les affaires européennes. Ce sont quelques exemples. Dans le même temps, nous devrions développer les capacités d’initiative du Parlement et son ouverture.

Jean-Yves BOULIC : Comment freiner la boulimie de production des lois ?

Laurent Fabius : Trop de lois tue la loi. On légifère trop. Les gouvernements doivent avoir la sagesse d’en présenter moins. La prolifération de textes (excessivement longs de surcroît) rend leur application difficile, provoquant l’incompréhension des citoyens portés à croire qu’une loi entre en vigueur du seul fait qu’elle a été adoptée en Conseil des ministres.

Jean-Yves BOULIC : Que souhaitez-vous en matière de durée des mandats ?

Laurent Fabius : A l’expérience, je suis devenu partisan d’un regroupement de diverses élections le même jour et d’une harmonisation des mandats à cinq ans, y compris, même si ce n’est pas aujourd’hui d’actualité, le mandat présidentiel. Regrouper les élections aurait, je crois, l’avantage de diminuer l’abstention. Par ailleurs, si l’on faisait coïncider la durée du mandat présidentiel et celle du mandat législatif, cela donnerait plus de cohérence à l’action de l’exécutif. Pour autant, je ne suis pas favorable à la suppression du droit de dissolution. Elle doit rester l’arme des circonstances exceptionnelles.