Texte intégral
Le Monde : Ne regrettez-vous pas d’avoir déclaré que vous vous « réjouissez » de la décision de relaxe prise par le conseil régional de l’ordre des médecins de Midi-Pyrénées vis-à-vis d’un praticien ayant effectué un geste d’euthanasie ?
Bernard Kouchner : Comprenons-nous bien, je ne me suis pas réjoui stricto sensu de la décision ordinale, mais plus généralement de l’état d’esprit du corps médical dont elle témoigne. Prononcée par sept voix contre deux, la décision de relaxe revêt un aspect très positif dans le débat de société qui s’annonce non pas sur l’« euthanasie », ce mot détestable, mais bien sur « l’accompagnement des fins de vie ». Cela dit, je ne me réjouis pas de la pratique mise en œuvre dans cet établissement de soins de l’Aveyron. La manière dont ce médecin a procédé ne me réjouit en rien et j’espère, au contraire, qu’il n’y aura plus de telles actions isolées. L’essentiel est l’ouverture d’esprit de ceux qui, comme le président du conseil régional de l’ordre des médecins de Midi-Pyrénées, le docteur Benayoun, estiment qu’il faut en finir avec l’hypocrisie et parler entre nous, les médecins, les infirmières, les usagers, les familles, de ces questions difficiles.
Le Monde : Le débat semble avancer en France, mais au prix d’une grande confusion. Quelle analyse faites-vous des affaires de l’infirmière de Mantes-la-Jolie, mise en examen pour homicides volontaires, du théologien qui a révélé dans un ouvrage grand public qu’il avait pratiqué cinq « suicides assistés » et du médecin relaxé par ses pairs ?
Bernard Kouchner : La confusion existe. Elle résulte, en partie, d’une législation qui, par nature, peut difficilement rendre compte des évolutions récentes de l’opinion publique. La première histoire met en lumière le fait qu’il existe des soignants, et singulièrement des infirmières, tellement isolés dans les établissements hospitaliers qu’ils peuvent en venir à agir de la sorte par compassion et désespoir. C’est dire l’urgence qu’il y a à créer des groupes de parole, d’accompagnement, de réflexion et de décisions collectives prises toujours en liaison avec les familles. L’affaire du médecin exerçant dans l’Aveyron, lui aussi trop seul, et dans un contexte hospitalier difficile, voit pour la première fois un praticien mis en demeure de s’expliquer devant un tribunal. Trop souvent les infirmières supportent, de nuit comme de jour, l’immense part du fardeau. Ces affaires soulignent la nécessité urgente du débat. Le temps n’est plus à ce qu’une partie du corps médical détourne trop commodément les yeux pour ne pas voir de telles pratiques. Je comprends, bien sûr, la réaction de Bernard Glorion [président du conseil national de l’ordre, NDLR], rappelant qu’un médecin œuvre pour la vie, ce qui est exact. Parlons-nous donc. Personne n’est sûr de son jugement sur ces sujets. Surtout pas moi.
Le Monde : Comment analysez-vous le livre du théologien Jacques Pohier et le glissement qu’il effectue entre le concept d’euthanasie passive et celui de suicide assisté ?
Bernard Kouchner : Cette attitude me semble plus que les autres la conséquence d’une certitude idéologique, que je ne partage en aucune manière et que je réprouve. Nous observons certes tous une évolution des pathologies, des consciences et des sociétés. Le suicide me paraît évidemment respectable. Pour autant, et pour rester modéré, l’affaire de cet ancien dominicain et les pratiques qu’elle révèle me font peur. Il ne faut à aucun prix qu’au désintérêt de certains membres du corps médical s’ajoute le développement d’un acharnement des missionnaires de la mort. Le prosélytisme, dans un cas comme dans l’autre, me fait horreur. Quant à savoir si la justice doit se saisir de ces « cinq suicides assistés »… le risque serait sans doute de faire un martyr de celui qui a procédé à de tels gestes. La justice agira comme elle l’entend, mais ce n’est pas ainsi que nous progresserons.
Le Monde : Précisément, comment progresser ?
Bernard Kouchner : Tout d’abord en prenant en charge la douleur. Ceci n’est en rien éloigné du sujet, mais constitue le socle de l’action à conduire. Le malade a le droit et le devoir de refuser la souffrance, puisque nous en avons les moyens. Je viens de signer une circulaire générale décrivant les mesures qui, dès cet automne, seront mises en œuvre dans le cadre d’un plan triennal de lutte contre la douleur (lire ci-contre). Ce plan facilitera pour tous l’expression de la douleur. Il favorisera l’utilisation des antalgiques, il supprimera le carnet à souches, démodé, dépassé. La formation médicale initiale et continue sur le sujet sera renforcée.
Auprès du grand public, la lutte contre la douleur, retenue cause d’intérêt général 1998, fera l’objet d’une grande campagne d’information, avant la fin de l’année. Lorsqu’on prend correctement en charge la douleur, on transforme ou améliore les rapports entre les médecins et les malades. On ne doit plus souffrir indûment à l’hôpital. Cette quiétude retrouvée bouleversera la culture, la mentalité, la philosophie médicales. On pourra ainsi évoluer vers les équipes de soins palliatifs, je préfère dire « d’accompagnement de la fin de vie », de ce « passage », pour reprendre la formule de Pierre Reverzy, qui était d’ailleurs lui-même médecin. Je suis très inquiet d’entendre certains responsables catholiques déclarer que la douleur demeure rédemptrice. Nous n’avons plus à traîner ce boulet. La douleur n’est pas plus rédemptrice qu’elle est un symptôme à conserver, ce qui a longtemps permis aux médecins français de ne pas la combattre. Je suis ici d’autant plus surpris que je respecte profondément les convictions religieuses qui poussent des catholiques, comme au sein de l’établissement parisien Jeanne-Garnier, à participer, en pionniers, à l’accompagnement des mourants.
Le Monde : Comment pensez-vous en pratique développer la culture des soins palliatifs en France ?
Bernard Kouchner : Nous conservons un net retard par rapport aux Anglo-Saxons et aux Pays-Bas. Quarante départements sont encore dépourvus d’unités spécialisées. Pour renforcer l’offre de soins et réduire les inégalités, nous allons développer des unités mobiles de soins palliatifs regroupant médecins, infirmiers, psychologues et bénévoles – religieux si on le souhaite –, qui seront à la fois des pôles de compétences et des lieux de formation. Nous allons doubler le nombre des unités de soins palliatifs. Pour financer ces actions, cent millions de francs ont été provisionnés pour 1999, dont la moitié devraient provenir de la Caisse nationale d’assurance maladie si, comme je l’espère, elle l’accepte. Il faut ajouter à cette somme les efforts qui pourront être directement effectués par les établissements. Les associations qui forment les bénévoles à l’accompagnement seront soutenues et l’existence des soins palliatifs sera à l’avenir prise en compte dans l’accréditation des établissements de santé. L’ordre des médecins sera par ailleurs chargé de recenser l’offre de soins palliatifs ainsi que les associations de bénévoles s’occupant en ville de la fin de vie. Cet état des lieux sera rendu public.
Nous allons d’autre part sensibiliser les médecins par une modification de la formation initiale et de la formation continue. Il faut absolument y intégrer, à côté du respect de la vie, la nécessité de prendre en charge la fin de vie. L’an prochain, une brochure reprenant l’ensemble des connaissances sur le sujet sera diffusée à tous les professionnels de la santé. Des postes de praticiens hospitaliers seront créés. Enfin, nous demandons au Premier ministre la saisine du conseil économique et social pour permettre la mise en place d’un « congé d’accompagnement » pour les proches du malade en fin de vie. Je souhaite qu’il existe un congé quand un parent meurt et pas seulement quand on a la grippe ! On a le droit d’enterrer sa mère, mais on n’a pas le droit de lui tenir la main au moment où elle s’éteint, cela me révolte.
Le Monde : Votre souhait d’organiser un débat au Parlement sur ce thème est-elle la première étape vers une action législative de dépénalisation de pratiques aujourd’hui condamnées par le code pénal ?
Bernard Kouchner : Commençons par les débats des états généraux de la santé. Parlons de ces graves questions à travers tout le pays. Écoutons les expériences et les souhaits de chacun. Je pense que quand nous aurons véritablement progressé dans la lutte contre la douleur et la pratique généralisée des soins palliatifs, il ne restera qu’un faible pourcentage de cas problématiques, de véritable « euthanasie ». Une loi est-elle nécessaire ? Je ne le crois pas. L’exemple des Pays-Bas est ici édifiant. 2 % à 3 % seulement des décès y relèvent de l’euthanasie. Sans doute cette proportion est-elle irréductible et peut-être faut-il réserver ces cas à la seule transgression. La promotion des soins d’accompagnement devrait nous permettre de ne pas légiférer à marches forcées, de ne pas entrer dans un processus qui pourrait ressembler, même en fin de vie, à de l’eugénisme. En revanche, peut-être pourrions-nous profiter de la relecture, en 1999, des lois de bioéthique pour y intégrer les règles de ce que devraient être les soins d’accompagnement.
Le Monde : Comment comptez-vous impliquer davantage les établissements hospitaliers ?
Bernard Kouchner : Avec Martine Aubry, j’ai déjà donné consigne aux agences régionales de l’hospitalisation d’être très vigilantes à la prise en charge de la douleur et aux soins d’accompagnement dans la répartition des budgets. Une circulaire en ce sens leur parviendra très prochainement. Ensuite, l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES) accréditera sur ces deux points les établissements et les services. Nous voulons aussi modifier le programme médicalisé des systèmes d’information (PMSI) des hôpitaux, qui ne tient pas compte de leurs efforts dans la prise en charge de la douleur et de la fin de vie.
Le monde : Compte-tenu du coût considérable que représentent parfois les dernières semaines ou les derniers mois d’un patient, ne risque-t-on pas d’introduire des considérations économiques dans le développement des soins d’accompagnement ?
Bernard Kouchner : Ce serait odieux. Nous ferons, Martine Aubry et moi, tout ce qui est nécessaire pour l’empêcher. Nous allons mener une réflexion sur la prise en charge en soins intensifs de personnes qui terminent leur vie doucement, sans heurts inutiles. Des acharnements sont dénoncés dans tous les rapports sur les services d’urgence. Faut-il des chambres réservées à la mort ? Bien sûr que non ! C’est tout l’intérêt des équipes mobiles d’accompagnement, qui pourraient, dans un premier temps, se répartir dans les services de médecine et y enseigner leur savoir. Je voudrais que s’invente dans notre pays un environnement particulier du passage vers la mort, un nouveau rituel de la fin de vie. Sans dogmatisme, sans certitude, avec humilité et amour, aménageons la mort des nôtres par moins de douleur et de brutalité.