Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, dans "Le Journal du dimanche" le 8 novembre 1998, sur la deuxième phase de la privatisation de France Télécom.

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Jean-Michel Salvador
– Le lancement de l’opération France Télécom avait été suspendu en raison de la crise financière il y a un mois. Il reprend aujourd’hui. La crise financière est donc derrière nous ?

Strauss-Kahn
– Oui, elle s’est éloignée.
Début octobre, j’avais estimé que les conditions n’étaient pas réunies pour que l’opération France Télécom se réalise en pleine conformité avec les intérêts patrimoniaux de l’entreprise nationale et de l’État. J’avais dit alors que l’instabilité des marchés n’était pas justifiée par la situation de l’économie réelle. Aujourd’hui, les investisseurs ont retrouvé une sérénité et une vision de l’économie française cohérentes avec sa bonne santé et ses vraies perspectives de croissance. D’où la décision annoncée hier.

Jean-Michel Salvador
– En quoi cette nouvelle opération est-elle nécessaire au développement de France Télécom ?

Strauss-Kahn
– France Télécom est aujourd’hui le quatrième opérateur mondial du secteur. Il est de l’intérêt de ses agents, des usagers et de l’économie française qu’il puisse durablement préserver ce rang. Le gouvernement de Lionel Jospin s’est assigné cet objectif à l’automne 1997. L’entreprise publique a, en un an, scellé indéfectiblement une alliance industrielle profonde avec Deutsche Telekom, ce qui était la finalité essentielle de la démarche du gouvernement. Le secteur des télécommunications bouge à toute allure : la demande se mondialise, les alliances entre les opérateurs se multiplient, le marché de l’Internet est en explosion. Cette opération renforce notre pôle public des télécommunications : France Télécom est désormais placée à armes égales avec ses concurrents étrangers de taille comparable.

Jean-Michel Salvador
– Après cette deuxième opération, la part de l’État sera passée en un an de 100 % à 62 % dans France Télécom. Y aura-t-il une troisième étape ?

Strauss-Kahn
– Non, catégoriquement non ! La présente opération constitue la seconde et dernière phase des orientations arrêtées à l’automne 1997, après la publication du rapport de Michel Delebarre. Il faut souligner d’ailleurs que tous les principes fixés alors seront scrupuleusement respectés.

Jean-Michel Salvador
– La logique industrielle ne serait-elle pas que l’État perde le contrôle de France Télécom, comme ailleurs en Europe ?

Strauss-Kahn
– Le caractère public de France Télécom est pour le gouvernement une garantie essentielle du maintien, sur le long terme, d’un service public national des télécommunications. J’y suis, avec Christian Pierret, particulièrement attaché. Dans ce cadre, la vraie logique industrielle pour France Télécom est de continuer à se développer, d’améliorer ses performances, d’approfondir sa recherche, d’investir à l’étranger, de s’allier de manière étroite avec Deutsche Telekom. Et, à cinquante jours de l’instauration de l’euro, je me félicite du choix fait par les deux opérateurs de resserrer leurs liens, ce qui permettra demain à l’Europe de gagner dans la compétition économique mondiale.
L’action France Télécom a été vendue 182 F il y a un an. Elle en vaut deux fois plus. L’État a fait une mauvaise affaire ?
Vous avez la mémoire courte ! Nombreux étaient ceux qui, à l’automne dernier, considéraient que le gouvernement avait au contraire cédé l’action France Télécom au prix fort ! Alors certes, l’action vaut beaucoup plus aujourd’hui, mais c’est aussi parce que son niveau est le reflet des événements intervenus entre-temps. On pouvait craindre que France Télécom résiste mal à l’ouverture à la concurrence début 1998 : l’entreprise et ses agents ont réussi leur pari et ont montré aux consommateurs qu’ils savaient s’adapter et relever le défi. Par ailleurs, nul ne s’attendait à ce véritable phénomène de société que constitue l’explosion de l’utilisation des téléphones mobiles. Cela explique en grande partie l’accroissement de la valeur de France Télécom.

Jean-Michel Salvador
– En quoi la concurrence dans le téléphone a-t-elle profité aux consommateurs ?

Strauss-Kahn
– L’ouverture à la concurrence s’est mieux passée en France que dans d’autres pays européens grâce notamment aux décisions équilibrées prises par l’État et par l’autorité de régulation des télécommunications. Cette concurrence, qui va s’accroître, est devenue, avec les mobiles, avec la téléphonie fixe, une réalité quotidienne pour tous les Français. Je crois que les usagers du téléphone apprécient cette évolution, France Télécom étant incitée à être plus réactif et à enrichir le service public des télécommunications. J’en veux pour preuve la poursuite des baisses du prix des communications ou la mise en place d’une tarification spécifique dans le cadre du plan Internet à l’école…

Jean-Michel Salvador
– Espérez-vous que l’émergence d’un actionnariat populaire important avec cette opération France Télécom pousse les Français à investir davantage en actions ?

Strauss-Kahn
– Vous avez raison d’évoquer un « actionnariat populaire important ». Près d’un million et demi de souscripteurs particuliers de France Télécom – sur les quatre millions qui avaient acquis des actions à l’automne 1997 – ont en effet conservé leurs actions. Je souhaite d’ailleurs que la présente opération profite d’abord, à nouveau, aux particuliers. Plus largement, il faut inciter l’épargne des Français à aller vers des placements productifs plutôt que vers la rente.

Jean-Michel Salvador
– Après l’ouverture du capital de France Télécom, le gouvernement va privatiser en 1999 le Crédit Lyonnais et Aérospatiale. Les électeurs socialistes qui vous ont élu s’y retrouvent-ils ?

Strauss-Kahn
– Un tel amalgame n’a aucun sens. L’ouverture minoritaire du capital de France Télécom procède de la volonté de conforter un service public et de sceller l’alliance franco-allemande avec Deutsche Telekom. La privatisation du Crédit Lyonnais est la conclusion négociée avec la Commission de Bruxelles de la stratégie de redressement d’une grande banque évoluant dans un environnement totalement concurrentiel, et qui se trouvait à mon arrivée dans la situation piteuse que l’on sait : en outre, cette privatisation va permettre de réduire l’addition pour les contribuables. La fusion d’Aérospatiale et de Matra Hautes Technologies vise à concentrer nos forces dans une perspective résolument européenne, dans le secteur de l’aéronautique et de la défense où, en France, rien n’avait été réorganisé depuis des années, au plus grand dam des intérêts nationaux. Alors, je n’ai pas de doute, les socialistes, comme les salariés des entreprises évoquées et la grande majorité des Français, adhèrent largement aux orientations retenues par le gouvernement : une approche sur mesure des situations, fondée sur l’intérêt des entreprises salariées, des choix européens et des considérations industrielles ; une priorité donnée au mouvement, tranchant avec l’immobilisme des gouvernements précédents.