Interviews de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, à RMC le 21 juin 1995, dans "Libération" à RMC et RTL le 26, sur les enjeux du conseil européen de Cannes, la volonté politique et l'inspiration gaullienne du président Chirac et les orientations de la réforme de l'Union européenne.

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Circonstance : Conseil européen à Cannes le 26 juin 1995

Média : Libération - RMC - RTL

Texte intégral

Q. : Le prochain Sommet européen, c'est lundi et mardi prochain à Cannes. La monnaie unique en Europe, on en parle beaucoup, elle vient d'être officiellement reportée en 1999, on en parle toujours. Alors finalement n'est-ce pas un mirage ? On en parle tellement !

R. : Je ne crois pas du tout que cela soit un mirage. L'idée ou le principe de la monnaie unique pour les pays qui auront atteint ce qu'on appelle "les critères de convergence", des économies harmonisées sur le plan du niveau de leurs déficits ou de leur endettement par exemple, cette idée-là était inscrite et ratifiée avec le Traité de Maastricht. Elle n'a pas été reportée. Les deux étapes possibles 1997 et 1999 avaient été inscrites dans le calendrier de pays d'atteindre ces critères de convergence. Je pense aussi que c'est un facteur de stabilité. Si plus de pays sont capables au 1er janvier 1999 d'entrer dans cette dernière phase pour créer la monnaie unique entre eux, ce sera un facteur de stabilité.

Q. : M. Barnier, quand il y a une Europe à quinze, est-ce qu'il ne serait pas le temps de réformer, et même urgent, de réformer de fond en comble les institutions européennes qui fonctionnaient déjà avec difficulté quand les Européens étaient moins nombreux ?

R. : L'Europe fonctionnait bien à six, elle fonctionne difficilement, vous avez raison, à quinze, elle ne pourra pas fonctionner comme cela à vingt-deux ou vingt-sept. Mais cette exigence-là est comprise puisque nous sommes engagés dans la préparation de la Conférence intergouvernementale de 1996 – c'est d'ailleurs la tâche essentielle qui m'a été confiée que de représenter la France dans ces groupes de réflexion – et nous allons, je l'espère, atteindre une grande et vraie réforme de l'Europe. Ce n'est pas seulement de la mécanique dont il faut parler – un peu plus ou un peu moins de commissaires, un peu plus ou un peu moins de votes à l'unanimité, quels pouvoirs pour la Commission ? Quels pouvoirs pour le Conseil européen ? Comment mieux associer le parlement national ? Comment faire travailler le Parlement européen ? Cela c'est de la mécanique. C'est Jean Monnet qui disait "si je devais recommencer, parlant de l'Europe, je commencerais par la culture". J'espère que l'Europe va devenir un sujet de débat permanent, de passions, d'espérance et non pas un sujet de polémiques. Nous aurons probablement un grand rendez-vous national – parce que cette grande réforme de l'Europe qui va être faite en 1996, Jacques Chirac a dit qu'il la soumettrait probablement au référendum pour que les Français se prononcent, pour que chaque Français se prononce. Je ne vais pas laisser arriver ce référendum dans deux ou trois ans comme on est arrivé au référendum de Maastricht avec un paquet tout ficelé auquel personne ne comprenait rien.

Q. : Vous militez pour ce référendum ?

R. : Moi je pense, si cette réforme est ambitieuse, qu'il faudra que chaque Français puisse se prononcer. Jacques Chirac en a parlé et je crois qu'il a bien fait ; nous parlons de la réforme des institutions de l'Europe. Il faut que l'on puisse ouvrir le débat et non pas attendre deux ou trois mois avant le référendum. Il faut que l'on puisse aller sur le terrain, que l'on puisse parler de l'Europe sans en avoir honte. L'Europe n'est pas à la source de toutes nos difficultés, elle est au contraire à la source de beaucoup de progrès mais elle n'est pas assez légitime, pas assez démocratique, pas assez comprise par les citoyens au quotidien. J'ai donc l'intention, dans mon travail de ministre des Affaires européennes d'aller parler de l'Europe et d'écouter les Français sur le terrain.

 

26 juin 1995
Libération

Le RPR Michel Barnier, nouveau ministre délégué aux Affaires européennes, est aussi le représentant de la France au sein du Groupe de réflexion, créé début juin par les Quinze pour réfléchir aux structures d'une Europe élargie à 25 ou 30 pays membres.

Libération : Jacques Chirac attend des Quinze qu'ils créent des conditions d'un nouveau départ. Que peut-on espérer d'un tel sommet au terme d'une présidence marquée par une accumulation de blocages ou de compromis laborieux ?

Michel Barnier : Peut-être à l'avenir faudra-t-il mettre ces présidences tournantes à l'abri des perturbations électorales. Quant aux compromis laborieux, en a-t-il été autrement dans l'histoire européenne des vingt dernières années ? Plus on est nombreux, plus les compromis sont laborieux, ce qui compte c'est d'y parvenir. À coup sûr, nous nous trouvons à un vrai tournant. On voit les limites de l'action internationale en cas de crise, comme en Bosnie. Beaucoup d'États frappent à la porte de l'Union européenne, qui ne peut pas continuer à fonctionner comme cela. Le sommet de Cannes doit donner une impulsion, un nouvel élan à l'action européenne.

Libération : Dans quels domaines ?

Michel Barnier : Celui de la lutte contre le chômage avec, notamment, l'enclenchement des premiers grands travaux de réseaux de transport européens. Les chefs d'État devront aussi donner, s'il faut, le dernier coup de rein pour boucler l'accord sur le montant de l'aide aux pays en voie de développement, auquel nous sommes pratiquement parvenus jeudi. Il s'agira enfin de donner un mandat clair au groupe de réflexion chargé de préparer la Conférence intergouvernementale (CIG) de 1996. C'est aux chefs d'État de donner le ton : veut-on seulement un replâtrage de nos institutions ou quelque chose de plus ambitieux ?

Libération : Face à l'Allemagne dont la priorité est d'adhésion des pays de l'Est, la France a du mal à faire entendre son souci pour les pays méditerranéens.

Michel Barnier : Nous souhaitons aboutir à Cannes à un accord global sur l'aide extérieure de l'Union. L'objectif de l'Allemagne est naturel, comme il est naturel que nous soyons attachés au dialogue et à la coopération avec le bassin méditerranéen où il y a au moins autant de chances économiques, d'une part, et de risques d'explosion, d'autre part. L'Allemagne doit en tenir compte comme nous partageons son souci d'ouverture à l'Est. Bonn est d'accord pour rééquilibrer l'enveloppe de l'aide au Sud. La question est : dans quelle proportion ? L'Allemagne souhaite réserver une vraie priorité à l'Est, alors que, pour nous, l'idéal serait de parvenir à un vrai rééquilibrage à l'horizon 1999.

Libération : Le parti du chancelier Kohl a déjà publié deux documents de réflexion sur l'avenir de l'Europe élargie. Quand connaîtra-t-on la position de la France ?

Michel Barnier : Nous mettons une proposition française sur la table d'ici l'automne. Nous ne sommes pas d'accord sur tout avec la CDU, dont j'ai noté avec plaisir qu'elle abandonne ses références au fédéralisme dans son dernier document. Mais sur beaucoup de constats d'objectifs, notre position est assez proche. Nous partageons ainsi un but majeur : le renforcement de la capacité d'action de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) doit être au centre de la CIG.

Libération : Que souhaitez-vous en la matière ?

Michel Barnier : Que l'on retrouve l'inspiration et le volontarisme du général de Gaulle à l'époque du plan Fouchet (1). C'est au conseil européen – lieu de pouvoir qu'a toujours privilégié la France, car il est issu de la légitimité populaire – qu'il appartient de prendre en charge directement la politique de défense et de sécurité. Nous travaillons sur l'idée de Jacques Chirac que le président du conseil ou le président de l'UE soit élu par ses pairs, pour que l'Europe ait un visage. Est-ce un chef d'État qui reçoit la confiance des autres pour trois ans, ou un secrétaire général ? La PESC doit en tout cas avoir un visage, afin qu'on ne soit pas obligé d'aller chercher un négociateur à chaque crise.

Libération : Êtes-vous d'accord avec la CDU quand elle préconise l'abandon du droit de veto sur ces sujets de défense et de diplomatie communes ?

Michel Barnier : Je préfère qu'on maintienne l'unanimité sur un certain nombre de grandes questions à forte sensibilité populaire, comme la politique étrangère, la défense ou la sécurité intérieure. Mais le maintien de l'unanimité devrait s'accompagner de flexibilité, pour permettre à certains États d'aller, entre eux, plus loin, sans que les autres les en empêchent.

Libération : Jugez-vous réaliste que la CIG pulse aboutir dès l'été 1996 comme l'a souhaité Jacques Chirac ?

Michel Barnier : Le président de la République a raison de désirer qu'on aille vite, s'il y a suffisamment de volonté politique. Si le mandat de la CIG est clairement défini au sommet de Madrid, en décembre, je pense qu'on peut aboutir en quelques mois. Ensuite, contrairement à ce qui s'est passé pour Maastricht, où on nous a présenté un paquet à prendre ou à laisser, il faut un débat en France qui ne soit pas réservé aux initiés. Au début de la CIG, il faudrait aussi un débat et peut-être un vote au Parlement. Puis, le moment venu, s'il s'agit d'un nouveau traité, le mieux serait que chaque Français se prononce par référendum. Je promets de tout faire pour qu'on n'y arrive pas dans le même état d'impréparation qu'en 92. Dès octobre, j'irai une fois par semaine dans les départements français pour voir les retombées concrètes des fonds de Bruxelles et contribuer à ce qu'on parle plus simplement de l'Europe.

Libération : Dès cette semaine, la France pourrait concrétiser sa volonté de donner un nouvel élan à l'Europe en supprimant les contrôles à toutes ses frontières avec ses voisins de l'espace Schengen. Mais le ministre de l'intérieur s'y est déjà déclaré hostile.

Michel Barnier : Nous tenons à Schengen, mais pour l'instant cet accord ne fonctionne pas assez bien. À l'issue de la période expérimentale qui s'achève le 1er juillet, faut-il prolonger cette période transitoire, le temps de remédier aux dysfonctionnements notés sur la coopération policière, le droit d'asile ou le problème de la drogue aux Pays-Bas ? Le Premier ministre arrêtera sa position d'ici la réunion, jeudi à Bruxelles, du Comité exécutif Schengen.

(1) Projet d'Union politique européenne, inspiré par de Gaulle en 1961-62, dont l'objectif était la mise en place d'une politique étrangère et de défense commune, dirigée par un conseil des chefs d'État ou de gouvernement.

 

26 juin 1995
RMC

Q. : Alors que le sommet a débuté cet après-midi sous la présidence de Jacques Chirac, on est tout de suite rentré dans le vif du sujet, si je puis dire, avec l'emploi.

R. : Le vif du sujet, le problème le plus grave, le plus urgent, celui sur lequel pas seulement l'opinion française mais l'opinion européenne attend des décisions, un nouveau volontarisme pour faire reculer le chômage et la France qui préside pour quelques jours encore l'Union européenne, souhaitait que ce soit le premier thème de travail des chefs d'État et de gouvernement. N'en soyez pas étonné, c'était déjà l'intention de Jacques Chirac au sommet d'Halifax et d'ailleurs c'est Jacques Chirac qui a proposé qu'il y ait un sommet spécial du G7 l'année prochaine à Lyon, consacré à l'emploi. Et dans les couloirs où je rencontre les ministres de Affaires étrangères et ministre des Affaires européennes, nous sommes très préoccupés de cet échange d'expérience, de politiques sur ces questions d'emploi. Donc, si l'on veut que l'Europe soit plus légitime, mieux comprise, alors on a raison de parler d'abord de l'emploi et les chefs d'État, depuis 15 h, ne parlent que de cela.

Q. : Vous suivez ce sommet minute par minute, est-ce que vous pouvez nous donner une première indication, je dirais, "climatique", sur les travaux, sur l'ambiance qui règne entre les chefs d'État et de gouvernement ?

R. : Comme vous le savez, c'est le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères et cet après-midi, pour une part, le ministre de l'Économie, Alain Madelin, qui représentent notre pays à ce sommet. Ce que je peux dire, c'est que nous avons beaucoup, tous ensemble, travaillé à la préparation de ce sommet, de cette réunion, disons de cette réunion du Conseil européen.

Q. : Vous n'aimez pas le terme "le sommet", c'est trop…

R. : Non, M. Giscard d'Estaing qui a créé lui-même ce Conseil européen faisait observer l'autre jour que "l'on ne doit pas parler de sommet, on doit parler d'une réunion normale du Conseil européen". Le Conseil européen, c'est une institution…

Q. : Giscard parlait même d'alpinisme et il trouvait que c'était un terme pas tout à fait approprié.

R. : Non, mais le Conseil européen, la réunion des chefs d'État et de gouvernement, c'est une des institutions européennes, avec la Commission, avec le Parlement. L'ambiance, n'en soyez pas étonné, est très directe et très franche dans le style que veut imprimer à ces réunions internationales le Président de la République. Il l'a déjà montré l'autre jour à Halifax, il le montre à nouveau aujourd'hui par la manière d'animer les débats, d'inviter à ce que chacun s'exprime. Le Président de la République souhaitait que le compte-rendu de cette réunion des chefs d'État soit vraiment le résultat de leurs discussions, et pas un document préfabriqué par des experts ou des diplomates.

Q. : Pourquoi souhaitez-vous que le président du Conseil européen soit élu par ses pairs, c'est-à-dire pas ses collègues. Il semble que ce soit une idée de Jacques Chirac, que vous reprenez dans une interview ce matin…

R. : Le président de la République a avancé l'idée que pour certains grands sujets – on peut en parler à propos de l'ex-Yougoslavie, des crises, la politique étrangère, la politique de défense – le fait que la présidence tourne tous les six mois lui interdit d'avoir un visage. Regardez, quand nous devons traiter la question de la Yougoslavie, nous sommes allés chercher un négociateur, M. Bildt, pour cette crise-là. Et puis, à la prochaine crise, on ira chercher un autre négociateur, probablement. Donc, nous disons : "est-ce qu'il ne faudrait pas, puisqu'on va réfléchir aux nouvelles institutions européennes, donner un visage plus permanent" et par exemple que les chefs d'État et de gouvernement désignent, entre eux, l'un d'entre eux pour présider l'Union pendant deux ou trois ans, ou alors avoir auprès d'eux, mais directement auprès d'eux, un secrétaire général, un peu comme aux Nations unies, pour être leur "homme", leur "visage" en matière de politique étrangère, de sécurité extérieure ou de défense. Ce n'est qu'une idée, nous y travaillons et nous allons la mettre sur la table dans le cadre de la réforme des institutions européennes.

Q. : Pour en revenir à l'emploi, M. le ministre, le sommet a débuté il y a plus de deux heures, maintenant. Qu'est-ce qu'il est ressorti de concret pour l'instant ?

R. : Écoutez, le compte-rendu sera fait de cet après-midi de travail, c'est un tour de table, chacun s'exprimant sur ces problèmes, en matière d'inflation, en matière de fluctuation monétaire. Nous savons bien que le fait que les monnaies bougent un peu dans tous les sens, provoquent de vraies difficultés pour nos productions agricoles, pour la pêche, pour les productions industrielles. Il y a aussi la perspective, maintenant assez rapide, de l'Union économique et monétaire, de cette monnaie unique que nous devons construire au plus tard en 1999. Il y a les aides qu'on peut apporter, via l'Europe, à des infrastructures de transport, les chefs d'État sont sans doute en ce moment en train de parler de ces quatorze grands projets qui intéressent d'ailleurs la France : c'est le TGV Est, c'est la liaison France/Italie, à la fois pour les voyageurs et pour les marchandises ; ce sont les Alpes, dans quelques années on ne pourra plus passer si on ne fait pas une liaison ferroviaire. Et puis la liaison, également, Montpellier/Barcelone/Madrid. Cela, ce sont des projets concrets. En même temps on peut attendre des décisions ou des impulsions pour revitaliser le tissu des petites et moyennes entreprises, je crois pouvoir dire qu'il a été beaucoup question des emplois que créent les petites et moyennes entreprises dans nos différents pays.

Q. : Mais justement, je vous posais la question parce que vous dites "ça, ce sont des projets concrets", c'est vrai, mais ce sont des projets dont on parle depuis longtemps déjà et qui n'ont jamais été effectivement concrétisés, pour des histoires de financement, des histoires de gros sous, etc. est-ce que, aujourd'hui, on peut dire qu'il y a un, deux, trois, quatre projets qui vont être effectivement mis sur les rails ? Sur les quatorze projets d'essai, il y en a quelques-uns qui risquent de voir le jour ?

R. : Ils sont plus ou moins avancés, ils vont tous voir le jour dans les prochaines années ; la Commission a été chargé de dire lesquels étaient vraiment prêts, les études, le financement, donc les chefs d'État vont en parler ; en effet, Jacques Chirac souhaite que l'on puisse entrer concrètement dans la programmation de ces équipements. Mais ne désespérez pas de l'Europe, il y a beaucoup d'autres crédits au niveau européen qui intéressent nos régions. Le gazoduc du Val de Durance, par exemple, qui était très attendu par la population dans cette région, a été financé en partie par l'Europe ; la protection du littoral camarguais, je le dis pour avoir été pendant deux ans, et c'est une grande fierté pour mois, le ministre de l'Environnement. Nous savons bien que beaucoup de projets de protection de l'environnement, de zones naturelles sont financés au plan européen. De la même manière la revitalisation des zones rurales est financée par l'Europe. Je vais d'ailleurs, aussitôt l'automne arrivé, aller parler de l'Europe dans les régions françaises. On peut réconcilier les Français avec l'Europe et sur l'Europe, vous vous souvenez que c'est une des promesses de Jacques Chirac…

Q. : Ils sont fâchés avec l'Europe ?

R. : Oui, ils sont fâchés, ils ne la comprennent pas. Ils la voient un peu comme un espace marchand, financier, technique, et pas assez comme quelque chose qui les intéresse dans leur vie quotidienne. Et moi, je veux aller parler de l'Europe aux Français, là où ils habitent et les écouter. Je veux donc aller à partir de l'automne, une fois par semaine, voir comment sont utilisés ces crédits européens, dire qu'ils sont utiles, donner un coup de projecteur sur une entreprise, sur une route, sur une zone naturelle qui est financée par l'Europe et puis parler avec les agriculteurs, les chefs d'entreprises, les étudiants, pour non seulement leur parler mais les écouter aussi, et puis revenir à Paris ou à Bruxelles pour dire "voilà comment vous êtes compris sur le terrain".

Q. : À plus long terme, M. le Ministre, vous parliez tout à l'heure du visage de l'Europe. Si elle doit s'élargir, cette Europe, si un jour nous sommes quinze, puis dix-huit, puis vingt, pourra-t-on encore et toujours parler d'un projet d'Europe fédérale ? Est-ce qu'il faudra inventer un autre concept, que vous d'ailleurs vous prônez déjà, qui est l'Europe des Nations ?

R. : Méfions-nous de mots et ne rouvrons pas de vieux débats un peu théologiques ou idéologiques. Le fédéralisme, il en était question au moment de la création de l'Europe par les pères fondateurs, ce mot-là n'a pas la même signification en Allemagne, par exemple, vous le savez bien, et en France, et même en Grande-Bretagne. Donc, gardons-nous de mots qui peuvent susciter de mauvais débats. À coup sûr l'Europe va s'élargir, nous sommes quinze aujourd'hui, demain… ? Jacques Chirac a invité ici, à Cannes, les six pays d'Europe centrale et orientale, les trois pays baltes et Chypre et Malte qui sont, aujourd'hui, associés officiellement à l'Union européenne et qui vont un jour ou l'autre – c'est leur vocation – entrer dans l'Union européenne. Alors à coup sûr, on fonctionnait bien à six ou neuf, on fonctionne difficilement aujourd'hui à quinze. On ne pourra pas fonctionner avec les mêmes institutions à vingt-deux ou vingt-sept ; donc il faut changer, réformer les institutions européennes et c'est l'objectif de cette conférence intergouvernementale de 96.

Q. : Est-ce qu'il y aura, ce soir, une déclaration musclée, forte, sur la Bosnie, comme on le dit dans les couloirs de ce sommet ?

R. : Le Président de la République est, vous l'avez bien vu depuis quelques semaines, très mobilisé pour qu'on rétablisse la paix en Bosnie. Je l'ai entendu tout à l'heure dialoguer avec des députés européens qui venaient de lui porter une pétition ; il leur a dit "ce qui m'intéresse moi, c'est que nous rétablissions la paix entre les gens qui sont sur place et qui se battent" et c'est l'explication de cette initiative franco-britannique, à laquelle se joignent de plus en plus de pays, de la force de Réaction Rapide, du nouveau mandat donné à la FORPRONU, de ce nouveau volontarisme qu'imprime l'Union européenne et vous retrouverez sûrement ce volontarisme dans le mandat que recevra M. Bildt, le négociateur que j'évoquais tout à l'heure.

Q. : Quels sont au fond, pour résumer, les grands enjeux de ce sommet de Cannes, qui était attendu mais dont on disait aussi qu'il serait, au fond, un sommet de transition, dont éventuellement, il ressortirait peu de décisions concrètes. Il y a une relance, là ?

R. : Je préfère un sommet de transition, comme vous dites, un sommet de travail, plutôt qu'un sommet de crise. Il y a plusieurs grands enjeux immédiats. L'engagement personnel des chefs d'État et de gouvernement contre le chômage, un engagement commun, échanger des expériences, mobiliser des crédits – j'ai parlé des grands réseaux de transport. Il y a l'affirmation, vous le verrez, de l'attachement des chefs de gouvernement au traité de Maastricht à propos de l'Union économique et monétaire, de la monnaie unique pour, au plus tard, 1999. Il y a les relations externes de l'Union européenne. Nous ne sommes pas tout seuls, nous sommes attendus, observés, on a besoin de nous. C'est le cas des pays de l'Est, c'est le cas des pays de la Méditerranée, c'est le cas des pays les plus déshérités, les pays du sud en développement. Je pense, j'espère que les chefs d'État vont se mettre d'accord sur les enveloppes de crédits mises à disposition de tous ceux qui ont besoin de l'Europe et qui attendent l'Europe. Voilà quelques-uns des grands enjeux de ce sommet de Cannes. Et puis il y a le mandat que nous allons recevoir pour la réflexion qui est engagée, pour réformer l'Europe en 1996.

Q. : Une dernière question : on attendait beaucoup Jacques Chirac sur son engagement européen. Aujourd'hui, qu'est-ce que l'on voit aujourd'hui, vous qui l'observez de très près ?

R. Écoutez, j'ai observé pendant la campagne électorale et depuis je l'ai entendu dire qu'il fallait que l'Europe progresse sans cesse, et c'était pour moi très important qu'il le lise. Je l'ai entendu dire qu'il voulait réconcilier les Français avec l'Europe et sur l'Europe. Je sais que Jacques Chirac aussi est déterminé dans cette construction européenne, qu'il va le montrer encore ici à Cannes. Je ne veux pas non plus qu'on broie dans une sorte de magma – de Gaulle parlait d'une purée de marrons – qu'on broie les nations, les peuples, leur culture, leurs traditions, leur langue. On peut construire l'Europe, beaucoup plus forte, à partir de la diversité, de la richesse des nations européennes.

Q. : Dernière question, vous parliez tout à l'heure du volontarisme chiraquien mais aussi d'un style en rupture avec les habiletés, ou –si je puis permettre – les hypocrisies diplomatiques habituelles. Est-ce que c'est un style Chirac qui déconcerte certains de nos partenaires ou qui les séduit ? Est-ce qu'il est contagieux, ce style ?

R. : Moi, j'ai plutôt le sentiment que passés l'étonnement vis-à-vis de quelqu'un qui ne prend pas trop de précautions, qui dit ce qu'il pense, ce style est fait pour faire avancer plus vite et pour qu'on se débarrasse d'une sorte de précaution excessive dans la manière de parler. On doit se dire les choses. Nous sommes ensemble depuis maintenant une quarantaine d'années, des pays viennent de nous rejoindre. Jacques Chirac a raison de vouloir que ces sommets, que ces réunions du Conseil européen soient des réunions franches.

Q. : Mais c'est contagieux, les autres en font autant ?

R. : Écoutez, j'ai l'impression que le Chancelier Kohl, que M. Monsieur Major, que d'autres encore ne sont pas gênés de parler franchement.

 

26 juin 1995
RTL

Q. : Les quinze chefs d'État et de gouvernement se retrouvent donc cet après-midi à Cannes. Qu'est-ce qu'on peut espérer d'un tel sommet, alors que certains sont en crise : John Major est démissionnaire, Felipe Gonzales, l'Espagnol, est en difficulté, l'Italie ne se porte pas très bien, quant à la France, elle sort d'une sélection présidentielle. Est-ce que vous pensez que cette dernière rencontre européenne de la présidence…, est-ce que ce n'est pas une présidence perdue d'une certaine façon ?

R. : Il y a des turbulences politiques dans chacun de nos États restent ce qu'ils sont et les peuples aussi, et nous sommes dans l'Europe. C'est, pour Jacques Chirac, le premier grand rendez-vous, il a déjà rencontré l'autre jour à l'Élysée ses collègues, mais c'est la première grande réunion. Alors, c'est la fin de la présidence française et cette présidence française a été utile, bien que moi j'avais aussi des craintes, parce qu'une élection présidentielle au milieu de ces six mois…

Q. : On ne peut pas dire quand même que c'était une grande présidence pour la France à cause de cela ?

R. : Écoutez, les observateurs reconnaîtront que nous avons fait du bon travail sur beaucoup de sujets. Les tous derniers Conseils qui se sont déroulés à Luxembourg pour l'agriculture, pour les médias, pour les services publics, pour l'environnement, ont été des Conseils positifs, donc la présidence se conclut positivement, mais on attend de ce Conseil un nouvel élan autrement qu'un bilan.

Q. : Surtout que c'est le premier sommet des Quinze avec la participation des nouveaux venus, l'Autriche, la Finlande et la Suède et Jacques Chirac a ouvert le sommet aux onze pays qui ont vocation à l'adhésion. Est-ce que cette extension correspond à une diminution de l'Europe ou à un approfondissement ?

R. : L'Europe des Quinze ne sera pas élargie, en tout cas avec les institutions actuelles, avant qu'il n'y ait une réforme. Nous sommes engagés dans ce travail de réflexion pour les nouvelles institutions européennes, pour la réforme de l'Europe. On fonctionnait bien à six ou neuf, on fonctionne difficilement à quinze, on ne pourra pas fonctionner à vingt-deux ou vingt-sept. Donc il faut qu'on réforme notre méthode avant d'élargir.

Q. : L'élargissement implique forcément une modification constitutionnelle ?

R. : Mais nous sommes dans cette voie de l'association avec les pays d'Europe centrale et orientale, avec les pays baltes, avec Chypre, et puis il y a tant d'autres pays qui tendent la main, qui sont à notre porte, et nous avons intérêt à maintenir le dialogue avec ces pays parce qu'autour de la méditerranée comme à l'Est, il y a autant d'espérances, des marchés aussi, et disons les choses de manière pragmatique, des troubles, des secousses possibles, donc tout ce qui se passe autour de nous nous concerne.

Q. : L'Allemagne a déjà fait deux textes sur l'élargissement. Est-ce que vous êtes d'accord ou pas avec les deux textes de la CDU, et est-ce que vous faites une contre-proposition à ce Sommet de Cannes ? Comment voyez-vous l'Europe de demain ?

R. : Les textes de la CDU, qui sont les textes du parti du Chancelier Kohl, ont évolué entre le premier et le second. On parle un peu moins de fédéralisme, il y a beaucoup de diagnostics et il y a beaucoup d'idées que nous ne partageons pas toutes. Nous allons dans les toutes prochaines semaines, d'ici l'automne, nous-mêmes, faire une proposition française, non pas pour l'élargissement seulement – c'est un des grands défis que la nouvelle frontière, le nouvel espace européen ! – mais il y a également le rendez-vous monétaire, il y a le défi de la réforme des institutions, faire de l'Europe un espace de croissance plutôt que de chômage et faire de l'Europe quelque chose de légitime…

Q. : D'accord, mais l'Europe à plusieurs vitesses, l'Europe en cercles concentriques…

R. : Écoutez, ne concluons pas la discussion avant qu'elle ne soit ouverte, pour l'instant nous sommes quinze.

Q. : Vous avez quand même votre petite idée…

R. : Il vaut mieux fonctionner à Quinze. Nous sommes prêts à l'élargissement, mais il faut que l'on réforme et il faut surtout que l'Europe soit plus démocratique, que les Français n'aient pas le sentiment d'une sorte de chose bureautique à Bruxelles, alors que cela les concerne. À partir de l'automne, on va parler de l'Europe en France, parce qu'on ne peut pas faire progresser l'Europe seulement à Bruxelles. Il faut que les Français, les ouvriers, les agriculteurs, les chefs d'entreprise, les étudiants comprennent en quoi cette Europe est importante pour eux. Par exemple, la paix, revenons aux sources, ce n'est pas par hasard que nous sommes en paix depuis 50 ans, c'est parce que nous avons construit cette Europe.

Q. : Cela, ça reste quand même un peu vague. Si on ne peut pas dessiner l'Europe de demain, c'est difficile d'en parler. Par exemple, on parle de l'élargissement, mais l'accord de Schengen paraît à la France difficile à appliquer. Où est-ce qu'on est sur l'application des accords de Schengen ? Le ministre de l'Intérieur s'y oppose, quelle est votre position ?

R. : L'Europe de Schengen, enfin l'espace Schengen n'est pas un espace communautaire. Il ne concerne que sept États, donc c'est un accord intergouvernemental. Il n'y a plus de débat en France sur Schengen. Nous sommes pour Schengen, mais pour que Schengen fonctionne bien. Il y a des progrès qui ont été faits depuis trois mois, il y a aussi de vraies difficultés techniques, je parle de la coopération policière, du droit d'asile, donc notre souci est de savoir si on aura besoin de quelques semaines ou de quelques mois de plus pour supprimer ces dysfonctionnements, mais la France est pour une bonne application de Schengen.

Q. : Sur la monnaie unique : 97 ou 99, il semble que ce soit 99. Est-ce que les Quinze vont entériner cette position ? On passe à la monnaie unique simplement en 1999 ?

R. : Je pense que le Président de la République, tous ses collègues chefs d'État et de gouvernement vont donner un signal clair sur ce point. Ce sera au plus tard au 1er janvier 1999, mais au plus tard. Rien n'interdit que l'on fasse plus vite et mieux, il faut simplement être réaliste. Les ministres des Finances l'ont été l'autre jour en reconnaissant que beaucoup de pays ont encore besoin – la France est dans ce cas –, de deux ou trois ans pour réduire leur déficit ou réduire leur endettement. Donc au plus tard en 1999. Mais la monnaie unique, c'est le seul moyen, permettez-moi de le dire avec un peu de véhémence, pour éviter que la spéculation internationale ne commande nos vies et ne commande nos économies, donc il faut être ensemble et disposer d'un outil commun.

Q. : Les opinions des différents pays ne sont pas prêtes ?

R. : Non, mais ce n'est pas pour aujourd'hui, cela ne changera pas grand-chose à notre vie quotidienne. Cela nous donnera plus de force pour résister à certains mouvements de spéculation internationale.

Q. : Dernière question sur l'emploi. Est-ce que vous pensez que la France arrivera à proposer des initiatives communes à l'Europe en matière d'emploi ? Au dernier sommet, on avait dit qu'il y avait 14 projets dans les transports, dont le TGV. Qu'est-ce qu'il en est ? Où sont-ils ? Est-ce que, comme dit M. Chirac, c'est le monstre du Loch Ness, ces projets de transport ?

R. : Non, pas du tout ; quatorze projets aussi ambitieux, aussi lourds, cela exige du temps.

Q. : Quatorze c'est beaucoup. Mais un seul ?

R. : Nous sommes quinze et donc tous les pays sont concernés par ces grands transports internationaux. Aujourd'hui les chefs d'État vont confirmer que beaucoup d'argent va être engagé : ½ milliard d'écus pour 95 et 96. Donc, il faut simplement, et c'est le souci de Jacques Chirac, qu'on programme concrètement, qu'on dise quel projet va commencer et quand. Ces projets sont là et nous allons les engager.