Interviews de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale et député PS, à RTL le 18 novembre 1998 et sur France 2 le 19, sur les divergences d'opinion au sein du gouvernement au sujet de la régularisation des "sans-papiers" et sur la proposition de loi créant le médiateur des enfants.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL - 18 novembre 1998

Q - Comment interprétez-vous le malaise au sein du Gouvernement, à propos des sans-papiers ? D. Voynet a été rappelée à l'ordre par L. Jospin ; et ce matin, D. Voynet déclarait, à la sortie du Conseil des ministres, qu'elle n'entend pas brider sa liberté de parole ?

– « Je rejoins assez l'analyse que faisait, à l'instant, J.-M. Colombani. Je crois que la majorité plurielle, le concept de majorité plurielle, plaît aux Français, parce que, à la fois, il y a une unité de la gauche dans ce concept, mais il y a une certaine diversité. Et cela correspond au sentiment des Français qui ne veulent pas être enrégimentés. Bon. Il y a l'approche des européennes qui fait que des tensions évidemment se créent. Et bon, la pluralité et la diversité c'est bien, mais il ne faut pas non plus que ça dégénère en cacophonie. Il y a donc un équilibre à trouver, et ce n'est pas facile, et ce sera en particulier pas facile dans les six mois qui viennent. »

Q - On est donc dans une période plus difficile, selon vous, comme le disait, il y a un instant, J.-M. Colombani...

– « Oui. »

Q - … parce qu'il y a quand même les problèmes entre les Verts et les communistes – l'affaire Dumas. Faut-il parler de désordre, aller jusqu'à parler de désordre au sein de la gauche plurielle ?

– « Il ne faudrait pas, parce que l'une des raisons pour lesquelles cette majorité est populaire, par contraste, j'allais dire, avec l'opposition, c'est que, jusqu'à présent, elle a su garder un visage assez uni, malgré la pluralité des attitudes. Donc là, c'est une question de dosage. Si ça devient cacophonique, les Français diront : attention ! Attention ! Voilà. Alors, il n'y a pas de solution arithmétique ; ce n'est pas une équation. Mais il faut surveiller cela attentivement, parce qu'il ne faudrait pas passer de l'autre côté du cheval. »

Q - Vous pensez, comme L. Jospin, qu'une régularisation générale des sans-papiers serait totalement irresponsable ?

– « Moi je suis président de l'Assemblée nationale ; on a voté une loi, donc ce n'est pas à moi, ce serait vraiment paradoxal, de dire : il faut faire autre chose que la loi. La question de fond est la suivante : il faut traiter évidemment ces questions avec beaucoup d'humanité, avec beaucoup de générosité, mais, en même temps, on ne peut pas ouvrir les frontières à toutes les personnes en difficulté à travers le monde. Et c'est cela le problème. Il y a eu une certaine régularisation, à hauteur, à peu près, de la moitié de ceux qui étaient demandeurs. Mais vous comprenez que s'il y avait, comme ça, du jour au lendemain, régularisation de tout le monde, cela créerait un nouvel appel d'air. Et c'est donc la grande difficulté. Et en même temps, il faut traiter avec humanité, et ne jamais oublier que l'origine de tout cela c'est quoi ? C'est que vous avez des pays qui sont dans une pauvreté épouvantable ; l'Europe, notamment la France, sont quand même, malgré leurs difficultés, des pays riches ; et donc il y a un appel d'air. Et la solution de fond, c'est d'arriver à aider au développement de ces pays, qui sont à l'origine de l'immigration. »

Q - Autre chose : vous avez déposé une proposition de loi instituant un médiateur des enfants. Cela va venir en discussion demain. Pour quelle raison et quelle sera sa mission ?

– « Oui, c'est une proposition de loi importante, qui est issue du travail que nous avions fait, à l'unanimité, dans une commission d'enquête, que j'avais présidée, il y a quelques mois, sur les droits des enfants. On voit qu'en France – même si, par rapport à d'autres pays, les droits des enfants sont relativement bien assurés –, il y a quand même beaucoup d'enfants qui sont dans de graves difficultés. Non seulement, bien sûr, on pense au problème de la pédophilie, mais sur le plan social, il y a beaucoup d'enfants – des dizaines de milliers – qui n'ont pas leurs droits assurés. Et donc l'une des propositions que nous avions faites, dans cette commission d'enquête, c'est créer – comme cela existe déjà en Norvège, dans un certain nombre de pays scandinaves, à Madrid –, un médiateur ou une médiatrice nationale des enfants, qui serait vraiment le défenseur des droits des enfants, et qui pourrait être saisi directement par les enfants et intervenir quand les droits des enfants, en particulier par rapport aux collectivités publiques, ne sont pas respectés. Deux exemples pour être très concret : par exemple, s'il y a des enfants qui sont dans une école, qui est exposée à beaucoup de bruit ou à la pollution, et que la commune n'arrive pas à se débrouiller, il faut pouvoir saisir directement quelqu'un qui va essayer de régler le problème. Ou bien une petite fille, qui a été mise dans un foyer, qui n'arrive plus à retrouver des parents qui l'ont élevée, il faut qu'on puisse saisir quelqu'un ; qui a un numéro de téléphone ; qui ait un visage connu ; et que les enfants, directement, sans intermédiaire, puissent s'adresser à cette personne. »

Q - Le médiateur il va dépendre de qui, il va être nommé comment ?

– « Le médiateur, dans la proposition de loi, va être nommé par l'exécutif. Il existe, vous savez, un médiateur de la République, M. Stasi, qui fait un excellent travail. Mais il ne peut être saisi que par les parlementaires. Donc c'est indirect. Et d'autre part, il n'y a pas de spécialisation pour les enfants. Or ce qui est important vis-à-vis des enfants, qui ne connaissent pas leurs propres droits, c'est que la saisine puisse être directe et rapide. Donc cette personne va être nominée, dès lors que la loi sera votée. Et à partir de là, cette personne se mettra en place et sera, aux yeux de tous, là, le défenseur des droits des enfants en France. »

Q - Est-ce que la commission d'enquête sur les droits de l'enfant aura encore son utilité selon vous L. Fabius ?

– « Non, elle a abouti à un certain nombre de propositions, parmi lesquelles cette proposition-là. Il y en a une autre qui, d'ailleurs, vous intéresse : c'est que nous avions dit – j'ai fait une démarche en ce sens auprès des chaînes de radio publiques, des télés –, que ce serait une bonne chose qu'il y ait systématiquement un journal pour les enfants – radio ou télé –, parce qu'il faut faire, vis-à-vis des enfants, un apprentissage critique. Et puis il y a beaucoup d'autres propositions. »

Q - Il y a le Parlement des enfants aussi ?

– « Oui, il y a eu une proposition qui avait été proposée par le Parlement des enfants et qu'on va également voter, demain, pour faire que, dans les écoles, on n'achète pas du matériel qui a été produit dans les pays qui font travailler les enfants. Donc, cela c'est un sujet sensible. Il y avait un chiffre quand même qu'on avait découvert à l'occasion de ce travail de la commission d'enquête, qui est un chiffre épouvantable, qu'il faut avoir à l'esprit : sur les enfants qui ont entre 12 et 17 ans, songez qu'il y a 7 % de ces enfants qui font une tentative de suicide ! Ça fait froid dans le dos quand même. »


France 2 - jeudi 19 novembre 1998

Q - Demain c'est la journée des enfants, et aujourd'hui on va adopter un projet de loi créant un nouveau médiateur. Quel va être le pouvoir de ce médiateur des enfants ?

– « C'est un texte que j'ai déposé moi-même, et qui est issu du travail d'une commission d'enquête qu'on a faite. Le médiateur va donc être désigné par le pouvoir exécutif, et ça.va être l'interlocuteur des enfants qui va permettre d'aider à résoudre tous les problèmes qui existent entre les enfants, l'administration, le secteur public, et petit à petit qui va promouvoir les droits des enfants. Les enfants ont des devoirs en France, mais ils ont aussi des droits, ils ne les connaissent pas. Et c'est très difficile pour eux, encore plus que pour un adulte de faire valoir ces droits. Et donc, en s'inspirant de ce qui existe en Norvège, en Suède, et dans un certain nombre de ces pays, on a pensé que ce serait une bonne chose d'avoir quelqu'un qui ait une grande visibilité, qu'on puisse saisir directement par téléphone, par lettre, et qui puisse aider à résoudre les problèmes des enfants. »

Q -  La différence avec le médiateur de la République, c'est qu'on pourra saisir directement le médiateur des enfants.

– « Exact. Le médiateur de la République fait un très bon travail, c'est M. Stasi, mais il ne peut être saisi que par les parlementaires, et pour des problèmes généraux. Là, c'est spécifique aux enfants et les enfants peuvent le saisir directement. Donc, c'est un élément supplémentaire dans la reconnaissance des droits des enfants. »

Q -  Pour tout problème : qu'il soit familial, lié à l'école ?

– « Vous savez qu'il y a énormément de problèmes familiaux et de cas de maltraitance. C'est horrible à dire, mais 80 % des faits de maltraitance viennent des familles. Là, le médiateur ne va pas intervenir dans les conflits privés, mais dans tout ce qui concerne le public. Et si on le saisit, et que ça ne concerne pas sa compétence, il transmettra le cas échéant à la justice. Donc, ce sera une espèce de plaque tournante et un promoteur des droits des enfants. Je pense qu'on va faire, là, vraiment un saut dans le siècle nouveau. »

Q -  La commission d'enquête a révélé des chiffres...

– « Epouvantables, sur le fait que beaucoup d'enfants sont dans des situations de famille difficile. Il y a un chiffre qui résume tout, mais qui est affreux : pour les enfants qui ont entre 12 et 18 ans, songez que 70 % de ces enfants font une tentative de suicide. C'est énorme. »

Q -  Ça tangue un peu dans la majorité plurielle ? On a entendu Les Verts prendre des positions un peu fermes notamment sur les sans-papiers, se faire rappeler à l'ordre par le Premier ministre tout aussi vertement. Ça fait un peu désordre.

– « Il faut rester calme. La majorité plurielle, ça plaît aux gens parce que c'est à la fois des engagements humanistes, mais en même temps pas d'enrégimentement, chacun a son espace. Mais ça va tant qu'il y a de la
 pluralité. Si c'est la cacophonie, là, on est obligé de sortir son carton. Je crois que ça s'explique en partie par l'approche des élections européennes ; parce que les listes vont se présenter séparées, et donc chacun fait valoir un peu son point de vue. »

Q - C'est en juin, et donc ça nous promet beaucoup de cacophonie d'ici là ?

– « Oui, et c'est pour ça qu'il ne faudrait pas partir trop fort. Donc, je souhaite qu'il y ait un peu plus d'unité. Car l'une des raisons du succès de l'équipe gouvernementale par rapport à l'opposition, c'est quand même jusqu'à présent qu'elle est unie. Il ne faudrait pas que cette unité s'étiole. Donc, il faut faire attention. »

Q - D. Voynet dit qu'elle va garder sa liberté de parole.

– « Oui, bien sûr, il faut que chacun soit libre, mais en même temps, c'est dans un concert. Donc si chacun fait entendre des instruments discordants, ça risque quand même de faire un peu mal aux oreilles. »

Q - A propos d'économie, vous avez dit que les charges sur les bas salaires étaient trop élevées. Vous trouvez que les impôts sont trop élevés. Ça veut dire que le Gouvernement ne va pas assez vite ?

– « Si, le Gouvernement avance ! Et je pense que c'est dans la bonne direction. D'ailleurs, les résultats sont dans l'ensemble satisfaisants du point de vue économique. Mais, j'ai une préoccupation depuis longtemps, c'est que je trouve que les charges et les impôts en France sont trop élevés. Je sais bien que d'autres personnes sont d'un avis différent, mais j'ai étudié cela vraiment à fond ; et puis on le voit bien dans la vie courante. Donc, il y a intérêt à limiter les charges et les impôts. Et pour ça, il n'y a pas de secret : il faut, à la fois, que la croissance soit plus forte, et qu'on réexamine les dépenses publiques. Il ne faut pas simplement regarder du côté recettes mais du côté dépenses. En ce qui concerne les bas salaires, je considère que les charges sont trop lourdes, que c'est une des causes du chômage en France, et j'ai demandé plusieurs fois qu'on aille vers une réduction de ces charges. J'espère que, petit à petit, ça va se mettre en place. »

Q - Et la baisse des impôts, elle devrait venir aussi ?

– « Oui. Au départ, il y avait un certain nombre de résistances, mais on voit bien que c'est nécessaire. C'est nécessaire à la fois du point de vue psychologique et du point de vue économique. Maintenant on est dans une économie ouverte. Si on ne veut pas que les entreprises s'en aillent et un certain nombre de personnes aussi, il faut que nos impôts ne soient pas plus lourds qu'à l'étranger. »

Q - Pourtant, dans la presse ce matin, Le Parisien notamment titre : « Juppé en a rêvé, Jospin l'a fait », évoquant notamment les privatisations plus importantes sous la gauche.

– « Il y a des différences de fond, on les connaît bien. Et puis, je crois quand même, et je le constate, que L. Jospin est à la fois nettement plus populaire et nettement plus habile que son prédécesseur. »

Q - Sur le fonctionnement de l'Assemblée nationale : à l'occasion du débat sur le Pacs, Mme Boutin a fait un discours de 5 heures.

– « Et à la fin de son discours de 5 heures – ça n'a pas été relevé –, mais je lui ai dit : est-ce que vous avez quelque chose à ajouter à votre résumé ? C'était un petit peu ce que je pensais. »

Q - On a évoqué une possible réforme de procédure parlementaire pour éviter justement ces méthodes.

– « Oui, en ce moment, on ne travaille pas bien. Je crois qu'il faut s'inspirer de deux ou trois idées. D'abord, il faut revenir à ce qui avait été convenu : c'est-à-dire travailler sur mardi, mercredi, jeudi y compris dans la soirée. Alors que, là, on travaille jusqu'au dimanche, et ce ne sont pas de bonnes conditions de travail. Deuxièmement, il faut que, bien évidemment, les parlementaires aient la possibilité de s'exprimer, en particulier les parlementaires de l'opposition, il faut respecter leur droit. Mais il faut en même temps qu'il n'y ait pas d'obstruction. Donc, j'écoute en ce moment les différents groupes politiques et on va se concerter. Je vais essayer de faire une synthèse. Pas à chaud. Mais, vers le mois de janvier, je crois qu'on pourra faire des propositions pour que ça marche mieux. »